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1939-40

There is something rotten in the kingdom of Denmark

Shakespeare (Hamlet)


Vingt ans après!

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Comment aborder avec sérénité l'évocation de ces mois sans gloire, terminés par l'une des plus misérables défaites de notre histoire militaire? Comment aussi ne pas d'abord placer dans la balance le sacrifice de quelques-uns, dont le souriant courage domine (?) encore les hontes (?) d'une bataille perdue? Comment - enfin oublier sans rougir les défaillances du Commandement? Trois questions auxquelles il me semble qu'il faut répondre, non pour juger tel ou tel, ce qui serait vain, mais pour marquer les trois mouvements de la pensée d'un soldat au souvenir de ces heures misérables. L'indignation, le respect, le mépris.

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L'indignation, car ceux qui savaient n'ont pas fait face à leurs responsabilités.

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Le respect, car ceux qui sont tombés en combattant ont, pour la plupart, péri dans le désespoir.

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Le mépris, car ceux qui avaient la charge de conduire cette guerre, ont rejeté sur d'autres une trop lourde responsabilité. Un général vaincu est un chef déshonoré. Que si quelqu'un prétend qu'il y eut des circonstances atténuantes, je répondrai qu'on ne les invoque d'habitude que pour éviter la mort, sinon l'infamie. J'ajouterai plus crûment que c'est par la tête que pourrit le poisson. L'ivresse d'une victoire tardive ne devrait pas ternir ces évidences. Je rapporterai donc sans crainte, comme sans haine, ce que j'ai vu, non ce que j'ai senti, car la douleur abolit le sentiment. Et si j'ai été acteur, lors de brèves apparitions dans un ciel mal défendu, j'ai eu le privilège d'être, à terre, spectateur, puisque j'allais de la pointe du combat aux plus écartés des PC avec la claire vision de l'abîme qui s'entrouvrait.

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La mobilisation de septembre 1939 se passa dans un ordre et un calme relatifs, si on la compare à ce qui s'était produit un an plus tôt. Le premier échelon, auquel j'appartenais, put gagner Reims et Sedan sans incident majeur. Désigné comme chef de l'échelon roulant à la dernière minute, j'eus évidemment à constater que plusieurs chauffeurs n'avaient jamais conduit, ignorant le b-a ba de l'entretien des véhicules, etc… Le dépannage était à peu près inexistant et il fallait laisser quelques camions ou voitures légères à la traîne. Quant aux problèmes relatifs au second échelon, fait de véhicules de réquisition, mieux vaut n'en pas parler. Grâce à Dieu, on ne fit pas la guerre tout de suite. On put ainsi agglomérer sans trop de heurts l'assemblage hétéroclite d'hommes et de matériels qui se trouvaient à ces FA 27. D'ailleurs l'engagement prématuré de l'escadrille se solda par la perte d'un équipage et d'un avion. Equipage de réservistes, hélas composé d'un brillant professeur de physique, égaré dans l'aviation et d'un industriel. On ne les revit jamais.

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Notre séjour à X… fut de courte durée et les FA 27 se retrouvèrent vers le 15 septembre au nord d'Etain à Senon. Le terrain était beau à 1500 m du village où EM et escadrille s'installèrent un peu mieux qu'à X... Le terrain était à la limite de l'ex-ligne Hindenburg et était proche d'anciens « bunkers » de la guerre 14-18. Notre Division se trouvait beaucoup plus au nord-est, à la frontière du Luxembourg. Nous étions rattachés à la 111ème Armée dont le PC était près de Metz, au fort Jeanne d'Arc. Le commandant des FA 27 (mort depuis en 1941), le Ct R. était un pilote de la vieille école, plein d'allant et de bon sens. Il me prit comme observateur et je volai beaucoup avec lui. Dans ce secteur calme, notre mission était d'abord de prise de contact avec les cavaliers et la brigade de Spahis que nous appuyions. Il fallait - aussi et surtout - organiser la vie en campagne d'une unité pour laquelle les problèmes de matériel étaient considérables. Nous avions de vieux Mureaux, excellents appareils en 1927, mais qui dataient un peu… Ils avaient une brillante vitesse ascensionnelle, manoeuvraient bien, mais face à la chasse allemande et à la FLAK, se révélèrent très vulnérables pour les opérations à moyenne altitude qui étaient, en principe, les nôtres. Beaucoup de missions photos, de nombreuses reconnaissances furent effectuées, sans compter les stages de transmission auxquels nous eûmes à participer. Bien sûr, les liaisons quotidiennes absorbaient de longues heures. Le groupe des observateurs comprenait deux sous-lieutenants d'aviation, trois cavaliers, deux fantassins, trois artilleurs. Bien entendu, l'escadrille ne comptait pas douze avions, mais sept, ce qui paraissait anormal deux mois après la déclaration de guerre!


L'automne se passa donc sans histoires. L'activité de l'unité, la cohésion qui s'était peu à peu instituée, la jeunesse des observateurs, la mise au point d'une « popote » sympathique, tout cela composait un ensemble très homogène qui faisait oublier les tâtonnements des premiers jours. A Noël, je partis en permission en même temps que le commandant R. Ma famille était installée à Paris et je décidai de me présenter au ministère, où je connaissais le sous-directeur de l'Artillerie. Je vis le colonel F. qui me reçut avec sa bienveillance habituelle . Après m'avoir interrogé sur ce que j'avais pu voir dans mon coin de Lorraine, il me dit que tout cela ne me menait à rien. « Vous allez, me dit-il, demander à rentrer dans l'Artillerie. Vous irez à Fontainebleau où j'ai besoin de gens de votre espèce pour l'instruction des sous-lieutenants. Il ne se passera rien avant avril 1941 et, à ce moment-là, vous serez capitaine et on vous donnera une batterie équipée du nouveau 105 » . Je fus, je dois le dire, un peu surpris et fâché de quitter mon escadrille, mais on ne résiste pas à de telles consignes venant d'un personnage bien informé et puissant. Il ajouta que lui-même allait prendre le commandement de l'Artillerie du 20ème corps et reviendrait, avec les étoiles, au ministère à la fin de 1940. Il ne me perdrait donc pas de vue. Fort de ces promesses, je rejoignis Senon, hésitant cependant à informer le « patron » de ces intentions. Au début de février, Paris demanda des volontaires pour l'Ecole de Guerre. J'en avais commencé la préparation à Autun. Je profitai de l'occasion pour mettre au courant le commandant. Il me dit que l'Ecole de Guerre était, de toute manière, une bonne solution et qu'il acceptait de se séparer de moi si j'allais à Compiègne (où devaient se faire les cours). Je dus prendre une permission anticipée dans la seconde quinzaine de février. Ma femme et moi la passâmes à Nice, loin de la guerre et ravis, égoïstement, de la tournure de ces évènements. Mars, avril passèrent. Les reconnaissances que nous faisions, l'étude des renseignements étaient de nature à inquiéter les plus clairvoyants. Dans les premiers jours de mai, je reçus l'ordre de me préparer à rejoindre l'Ecole de Guerre.

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Le réveil du 10 mai fut plutôt rude. Dès les premières heures du jour, le terrain était bombardé et mitraillé. Quelques avions furent touchés. Heureusement les P63 que nous avions depuis quelques mois étaient intacts. Les premières missions furent lancées. Dès le 13, nous recevions l’ordre de quitter Senon. Une semaine plus tard, nous étions au sud de la Marne, près de Sézanne, coupés d'avec la 3eme DLC… L'escadrille participait de son mieux à la bataille. Mais les liaisons étaient déplorables. Pas de réseaux organisés. Le plus clair du temps se passait sur les routes à chercher un PC qui eût une vue claire - et de notre mission et de nos possibilités. Le matin, ce devait être le 20 mai, j'obtins d'aller me présenter au PC du Détachement d'Armée Touchon (?), en formation sur l'Aisne. Je me présentai au chef d' EM. Il prévint le général qui se montra dans la grande salle d'école où régnait un très remarquable désordre. Dès que je lui dis l'objet de ma visite, il devint attentif et, quand j'eus exposé les résultats de nos dernières reconnaissances, il exprima la plus vive satisfaction. « Vous me donnez, me dit-il, le répit dont j'ai besoin. Et il m'expliqua lui-même la situation de ses divisions et ses besoins les plus urgents en renseignements . Et il me renvoya en me félicitant d'être venu spontanément et en me disant de revenir .

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Sur la route d'Epernay à Sézanne, de longs convois de réfugiés se traînaient, symbole peu réconfortant de ce qui se passait sur la Somme et l'Aisne. Mais déjà, nous étions happés par la désorganisation générale du Commandement. On nous envoya en Normandie, près de Gournay. Harassante route entrecoupée d'un intermède héroï-comique. Passant à hauteur d'un PC de l'aviation, avec l'échelon roulant, nous eûmes l'idée d'aller aux renseignements. J'étais avec un camarade cavalier et nous arborions tous deux le « cuir » de l'aviation, sans insigne de grade, qui dissimulait nos écussons d'armes. Bref, on nous pria d'attendre et nous fûmes proprement enfermés dans une pièce du PC. On nous prenait pour des agents de je ne sais quelle cinquième colonne. Enfin parut un officier. Je lui donnai les plus sérieuses références et insistai pour être reçu par le patron, le colonel A... que j'avais eu l'occasion de rencontrer au Bourget. Le colonel s'excusa de la méprise, mais nous dit que les plus grandes précautions étaient nécessaires dans la région où circulaient des individus suspects. Finalement, il nous dit ce qu'il savait de la situation et, peu réconfortés, nous continuâmes vers la Normandie. L'escadrille passa à Etrepagny, puis fut dirigée plus au nord, à l'est de Dieppe, à Bacqueville. Le 24 mai, le patron décida de m'emmener au PC de ZOAN (Zone d'opérations aériennes nord) pour y faire une liaison devenue nécessaire dans l'universelle pagaille et pour régulariser ma situation. En effet, j'avais refusé d'abandonner l'escadrille au moment où les hostilités commençaient. Puisque l'on se battait, pas question de rallier l'arrière. On n'y avait que trop tendance, d'ailleurs. On fut donc à Chantilly. J'y retrouvai le Gal de G. qui, de Berlin, avait atterri, si j'ose dire, auprès du général d'Astier. Mon cas fut vite réglé. Mon attitude fut comprise et appréciée. Pour le moment, je continuai à l'escadrille.

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Je ne peux oublier un autre incident, lui aussi comique, s'il n'illustrait l'invraisemblable désordre qui régnait dans les grands PC. Depuis le 10 mai, nous n'avions reçu aucune directive pour nos transmissions. Avec qui communiquer et sur quelles fréquences? Je me présentai donc à un Lt colonel, chef des transmissions de la zone. Je lui expliquai mon affaire. Il parût très embarrassé. Se tournant vers son secrétaire, jeune caporal très « fils de famille », il l'invita à me montrer le plan des transmissions. Hélas, malgré de vaines recherches, le plan était introuvable. Après avoir remué beaucoup de dossiers, le colonel finit par me dire : « Sur quelle fréquence travaillez-vous? » Je la lui indiquai. « Vous en êtes satisfait ? » Cette question me laissa pantois; je répondis oui, puisque non n'eût pas eu de sens. « Eh bien, conclut-il, continuez donc à vous en servir! » J'étais tellement abasourdi que je le quittai et rentrai avec mon patron, pressé de me retrouver hors de ces maisons (?) impuissantes. J'ajoute que Zoan ignorait notre présence à Bacqueville et nous considérait comme perdus… Quelques jours plus tard, d'ailleurs, nous recevions l'ordre de faire mouvement sur Caen. Il ne nous restait que trois P63. Le quatrième était resté à Toul pour une réparation! J'atterris à Caen un dimanche. Le terrain était à peu près vide. L'immense base de Carpiquet semblait endormie. Quand je demandai de l'essence à un civil qui flânait dans un hangar, il me répondit que l' « on ne travaillait pas le dimanche. » Je ne fis qu'un bond chez le commandant de la base. Je ne me souviens plus de ce que je lui dis, mais je ne crois pas qu'un lieutenant ait jamais exprimé à un colonel une pareille indignation. Force fut à la base de « travailler le dimanche ».

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Nous avions encore des missions à effectuer sur la Somme et l'afflux des divisions allemandes à l'ouest d'Amiens avait de quoi inquiéter les trois divisions de Cavalerie déployées autour d'Abbeville. Le 12 juin, je me préparais à une nouvelle mission photo, déjà en tenue de vol, lorsque le commandant me fit appeler. Un de nos avions était encore sans armes. Il fallait le convoyer à Chalon sur Saône. Je répondis que j'étais désigné pour la prochaine mission. « J'ai besoin de vous ailleurs, répondit-il. Dieu sait où nous serons d'ici quelques jours et il vaut mieux que les avions soient armés. Partez et tâchez de nous retrouver. Je n'ai que vous que je puisse larguer dans la nature en ce moment. » Drôle de mission ! Traverser la France en diagonale à cette date n'était pas simple. Toute l'aviation ou ce qui en restait, reculait par échelons vers le sud. En un mois, nous étions, nous, passés du nord de la Lorraine au Calvados. Presque plus de météo, pas de transmissions assurées. Je mis le cap sur Tours. La base déménageait. Pas de réseau météo; je pus entrer en liaison avec ma femme, réfugiée près de Blois. Je la convoquai à Autun et, le plein refait, m'envolai pour Chalon sur Saône. J'avais heureusement une connaissance sérieuse du Morvan, mais la vallée de la Saône n'est pas bonne, en général, pour les aviateurs. Les monts du mâconnais étaient couverts de nuages. Mon pilote n'était pas chaud pour passer. Faire du PSV dans ce coin était, dans les circonstances actuelles, un peu fou. Mais m'étant bien repéré, je lui donnai les indications de cap et d'altitude les plus sages et le P63 entra dans les nuages. La vallée de la Saône était heureusement dégagée. On se posa sur un terrain de fortune. Il fallait trois jours pour compléter l'armement de l'avion. J'obtins une voiture, fus à Autun où je découvris un échelon du PC de la 111ème Armée! Les renseignements que j 'obtins étaient peu rassurants. Je téléphonai à Chalon pour activer mes affaires. Ma femme me rejoignit le 13 au soir après une extravagante odyssée. Je lui conseillai de rester à Autun jusqu'à nouvel ordre. Je sentais la fin proche, hélas. Le 15 au matin, je reprenais l'avion. Orléans était entre les mains des allemands. Aussi décidai-je de reconnaître Tours. Le terrain était percé comme une écumoire. On se posa entre les cratères. La base était déserte. Plus de téléphone, rien. Le soir venait. Je décidai d'aller à Angers où l'on se posa au crépuscule. On se coucha comme on put et le lendemain de bonne heure, je fus aux renseignements. Mais qui eût pu m'en donner?


Je retrouvai pilote et mitrailleur à l'avion et m'occupai du ravitaillement. Montant dans l'avion, je jetai un coup d'œil autour de moi. A côté de nous, le P63 que nous avions laissé à Toul. Je me rappelle encore son numéro: 752. Près de lui; un pilote que je ne connaissais pas. Il avait été chargé de saboter les derniers avions de Toul. Il avait hésité en voyant un P63 en état. Il était à Angers par le plus grand des hasards depuis 48 heures. Mais il avait déjà quelques intelligences dans la place. Unissant nos efforts, nous finissions par apprendre qu'il y avait une « formation » de P63 à Fontenay le Comte. Il ne fut pas difficile de persuader le pilote du 752 de me suivre et, le 16 juin vers 11 heures, deux avions atterrissaient à Fontenay. J'ai rarement reçu un pareil accueil.

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Hélas, le 17, à déjeuner, la radio nous apporta la voix du maréchal Pétain. Il est dur pour un lieutenant de pleurer sur son pays vaincu .

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Comment résister à l'évidence de ce que je venais de vivre? J'avais quitté Autun le 15 au matin. Les avant-gardes allemands y étaient entrés le soir… Le désordre partout. Depuis le 13, l'escadrille avait cessé de se battre. C'était la fin. Le 19, nous partions pour Cazaux, puis de là, le 21, pour Port-Vendres. Le 23 nous étions embarqués sur la Mayenne. Nous sûmes l'armistice en débarquant à Oran le 27. Nous avions à peine conscience du désastre. Dans ce tohu-bohu des cinquante derniers jours, peu d'occasions de penser, de réfléchir, de faire le point. Cela valait mieux. Au lycée d'Oran, où nous campions, avec les débris d'autres unités, régnait la consternation. Un millier d'avions avait pu rallier l'Afrique du Nord. Nous avions échappé à la honte.

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Déjà, on parlait de se regrouper à Alger. Mais un destroyer britannique, au mouillage à Mers-el- Kébir, faisait des offres. Le commandant réunit les observateurs - non aviateurs de profession - et nous dit que nous étions libres… Nous tînmes, sans lui, un petit conseil de guerre. L'Angleterre? De Gaulle? Nous avions vu l'engagement de la IVème division cuirassée à Montcornet? Pour moi qui avais pris le parti de lier mon sort à celui de mes camarades de combat, accepter l'offre anglaise était déserter. Je le dis sans ambages. Nous arrivâmes le 4 juillet à Alger. Déjà, les groupes aériens d'observations se liquidaient. Je décidai de demander à rentrer dans l'Artillerie. Le 15, je me présentai à Maison Carrée. Ce que je vis m'épouvanta. Au TOAFN, PC du GI. Noguès, je retrouvai des relations. J'obtins mon affectation au Maroc . Je profitai de quelques jours de permission pour aller à Tunis et le 19 août, j'étais à Meknès, affecté au 64ène RAA.

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