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Amérique 1959-1960

Pendant mon long séjour à l'Etat-Major de l'Armée, j'avais eu maintes occasions de me faire envoyer en Amérique. Mais j'avais à Paris un métier qui me plaisait et les diverses Ecoles militaires ouvertes aux Français ne présentaient pas, tout de suite après la guerre, d'intérêt majeur pour moi. Au moment où L'Armed Forces Staff College devenait accessible, j'avais été muté à SHAPE et la suite des évènements m'avait écarté de toute idée de séjour aux USA. Le hasard, une fois de plus, m'offrit l'occasion au début de l'été 1959. Mon départ fut décidé en quelques minutes.


J'arrivai le 13 août au matin à Idlewild (New-York); j'allai déjeuner à Washington où m'attendait notre Attaché militaire. Il faisait un temps merveilleux, très chaud et je n'eus guère le temps de faire des réflexions sur ce que j'aperçus de la capitale. Le 14, je rejoignais Norfolk, où il faisait encore plus chaud L'AFSC avait un aspect relativement austère. De nombreux bâtiments blancs, sans grand caractère, entouraient une immense pelouse. Quelques rares arbres, à la périphérie offraient une ombre chiche. Le bâtiment des célibataires (le BOQ), situé en dehors même du Collège, était, lui, fort heureusement situé, dans une sorte de parc, où pins et bouleaux se mêlaient agréablement. Le Collège étant sous l'administration de la Navy, tout ressemblait un peu à un navire. Chambres, locaux communs avaient cette netteté et ce confort élaboré, sobre qui est le propre des marins.


Pourvu du dossier que l'on remettait à chaque arrivant, je n'eus qu'à le « potasser » pour faire le tour de toutes les facilités qu'offraient non seulement le Collège, mais la base navale, où nous avions automatiquement accès. Je commençai par estimer les distances, toujours considérables aux USA, et qui rendent indispensable l'achat d'une voiture. Je me mis en chasse avec le second officier français du stage, qui, lui, était arrivé avec sa famille et qui se trouvait encore plus pressé que moi d'être motorisé. Les véhicules d'occasion ne manquent pas aux USA, mais les «dealers» (marchands) offrent, dans ce domaine, des caractéristiques voisines de celles des vendeurs de voitures de tous les pays du monde. L'état de mes finances ne me portait pas aux folies et ce que, par goût, j'eusse aimé acheter, était hors d'atteinte. La chance me sourit sous la forme d'un marin, secrétaire au Collège, qui, sur le point de se marier, voulait se défaire d'une énorme Packard qu'il n'avait pas fini de payer. La voiture me plut tout de suite et, bien qu'elle datât de 1953, son état intérieur et extérieur me décida. J'eus ainsi une Packard pour $330. Les formalités sont simples en Amérique. Le vendeur m'accompagna chez un «notary public» qui fit le contrat de la vente, m'établit séance tenante une police d'assurance et me dirigea vers le service auto de la Virginie où j'achetai pour $10 une plaque minéralogique. Le tout demanda bien une demi-heure. Heureuse Amérique. Comme officier NATO, je pouvais demander un permis de conduire (driving licence) sans passer l'examen. Je me plongeai dans le code de la route de l'Etat (car chaque Etat est maître de ses décisions dans ce domaine) et me lançai en exploration sur les routes. Norfolk est situé sur la rive sud de l'immense baie de Chesapeake, reliée à la rive nord par un tunnel à péage (toll) qui mène à Fort Monroe et à Newport News, grand chantier naval. On peut faire le tour de la baie en empruntant d'autres ponts ou tunnels, également à péage, ce qui met l'excursion à près de $5.00. Plus au nord s'étend la forêt virginienne. Les vieilles cités historiques de l'Amérique sont là: Jamestown, qui date de 1607, Williamsburg et Yorktown, plus récentes, où s'est écrite l'histoire de l'Amérique. De magnifiques routes relient villes et lieux historiques, peu fréquentées, je dois le dire. La nature y est souriante et belle, tout est entretenu avec soin, avec amour, dirais-je. Ordre et beauté, tels sont les traits de la Virginie.


A Norfolk, l'emploi du temps était libéral. Travail de huit heures à quinze heures trente, avec un arrêt de midi à treize heures pour le lunch. Le week-end commençait le vendredi après-midi. La bibliothèque du Collège était accessible tous les soirs jusqu'à 22 heures, sauf le samedi. Plusieurs cinémas, au Collège ou à la Naval Base nous étaient réservés. Je ne parle pas du « Navy Exchange » ou économat militaire, où l'on trouvait tout ce qu'on voulait, free of taxes. La Navy disposait de plusieurs plages, à Little Creek et à Virginia Beach où n'avaient accès que les marins et leurs familles et, bien entendu, les élèves de l'AFSC. Virginia Beach était à près de vingt miles du Collège, mais on y allai en vingt minutes à peu près. J'y allai souvent pour échapper à la température torride de Norfolk. Il faisait plus de 400 à l'ombre, et l'été indien nous gâta terriblement jusqu'à la mi-novembre. Le collège voisinait avec le QG de SACLANT, Commandement suprême en Atlantique. Un groupe de marins français lui était affecté et les relations nouées avec l'un des ménages français comptent parmi mes plus chers souvenirs virginiens. Les R. avaient une charmante maison en bordure de la mer ou plutôt de l'un de ces nombreux lacs où s'est construit Norfolk. Jamestown Crescent, l'avenue où se trouvait cette aimable villa devint ainsi le but de très nombreuses visites. Par les R., je connus quelques familles virginiennes où l'hospitalité la plus amicale vint ajouter aux agréments du séjour. Ainsi, je pouvais m'isoler pour travailler à mon gré ou trouver des foyers amis pour les « social relations » si importantes aux USA. Par ailleurs, les célibataires étaient « attachés » à un groupe de familles habitant un des bâtiments du Collège. Chaque bâtiment abritait vingt-sept familles appartenant au cadre de l'AFSC ou à la gent estudiantine. Je fus rattaché à « Okinawa » et participai à toutes les réunions de ce « building » où je fus reçu à bras ouverts. Tel était le cadre où je vécus d'août 59 à la fin de janvier 1960.


Pour un homme marié, vivant en célibataire dans une ville étrangère, parlant du matin au soir une langue qui n'est pas la sienne, traité en américain dans tous les exercices et le courant de la vie, il était nécessaire de se réserver un peu de quant-à-soi. Plus jeune, je me fusse sans doute mêlé davantage à mes « classmates ». Mais au moins, le premier mois, le travail de réflexion était considérable. Nous avions en moyenne trois « amphis » chaque matin, où nous ne prenions pas de notes. En fin de journée, il était indispensable de classer ses idées et de faire le point, sans compter le travail de lecture et d'assimilation. Bien que le travail consistât en principe à « scan » (parcourir) de volumineux dossiers, je m'astreignais à un travail en profondeur, indispensable à un non-américain. Je m'en suis bien trouvé et ce travail personnel me permit des interventions heureuses dont je ne tardai pas à récolter les fruits. En effet, si l'Américain est prompt à traiter tout étranger en égal, il exige en revanche que celui-ci s'intègre à la collectivité, et il apprécie que les différences, en particulier les difficultés linguistiques, disparaissent au plus tôt. Quand on notera que d'innombrables abréviations et noms conventionnels constituent la base de la langue militaire US, on aura saisi les difficultés qui hérissent la voie de l'étudiant français aux USA. Je vis très vite que mon travail était compris; l'attitude de mes camarades, les questions qui m'étaient posées, l'attention que l'on me prêtait me payèrent largement de mes soirées studieuses. Nous avions en outre à présenter, vers la fin de novembre, une thèse. Il fallait en rassembler les matériaux et en rédiger le texte, dans un cadre spécifiquement américain. J'eus ainsi à effectuer le « collateral reading », c'est à dire à lire et à étudier une bonne vingtaine d'ouvrages, sans compter ceux que je désirais connaître dans le texte pour ma culture générale. Prenant toutes mes notes en Anglais, je m'habituai davantage à penser aussi en Anglais. Mais une telle gymnastique est fatigante, surtout au début. Les week-ends étaient ainsi bien appréciés. En général, je travaillais le samedi matin et, le dimanche, après la messe de 9 h 30 à la chapelle de SACLANT, je lisais dans le parc du BOQ, au milieu des écureuils qui gambadaient partout et montraient la plus aimable familiarité. II me fallait aussi rédiger en Français les quelques fiches nécessaires au travail synthétique que j 'envisageais pour le cas où, à mon retour, on me demanderait des comptes sur ma science nouvelle. Cela aussi exigeait quelque réflexion. Je me pliai à une sorte de méditation périodique à l'issue de laquelle je m'asseyais à ma table pour en récrire l'essentiel. Je fus donc, en somme, un élève studieux. On verra plus loin le fruit de ces travaux.


Comment définir l' «homo americanus» ?


A vivre avec lui, aux Etats -Unis, pour un Européen qui n'a eu ses premiers contacts qu'au delà des mers, l'Américain se révèle très différent « at home » de ce qu'il est « overseas ». Hors de chez lui, et il faut entendre par là le territoire américain et les « camps » qu'il construit volontiers dans ses bases extérieures, l'Américain se sent mal à l'aise. Ceci explique son comportement, tel que l'observent les étrangers. Comme l'Anglais, il est peu curieux; il ne fait aucun effort pour comprendre. S'il n'a pas l'indifférence flegmatique du britannique pour ce qui n'est pas anglais, l'Américain, naturellement généreux et bon enfant, n'imagine pas volontiers ce que représente une vieille civilisation. Tout entier tourné vers l'avenir; il n'est pas en état de comprendre, moins encore à partager, un quelconque attachement sentimental aux reliques du passé. Jamestown, en Virginie, où des Londoniens s'établirent en 1607, n'est plus qu'une « réserve » où ne subsiste que la chapelle reconstruite des premiers immigrants. Williamsburg, ancienne capitale de la Virginie, a été totalement reconstruite, avec un goût charmant, il faut le dire. Mais tout est neuf, « briqué », soigné, entretenu. Mount Vernon a été « reconstitué ». Washington pourrait y revenir vivre avec ses serviteurs. Tout, jusqu'à la cuisine et l'office, a été minutieusement recréé avec un souci du détail touchant. Force est de dire que l'âme du passé resurgit là avec une extraordinaire intensité. A Williamsburg, cette recherche de l'atmosphère est poussée si loin que de nombreux citadins et citadines sont en costumes d'époque, depuis le tonnelier jusqu'au cocher qui, avec sa calèche attelée, attend en bottes et tricorne des clients curieux d'échapper un instant à la Ford ou à la Chevrolet. A quelques miles de l'une des plus impressionnantes machines de guerre américaines, à deux pas des installations les plus modernes de la NASA, il est surprenant de se retrouver transporté à deux siècles en arrière A la taverne de Sir Walter Raleigh, on s'attendrait à voir sortir un groupe de familiers de George Washington, flanqué de Lafayette ou de Rochambeau. Cette pieuse évocation d'un passé glorieux est à mettre au crédit de l'Amérique. Mais, pour l'Américain, cela représente ce que pourrait être en France, non pas Carcassonne, mais la reconstitution de Gergovie, encore animée par de jeunes Français habillés en Gaulois... Telle est l'échelle du temps. Mais, ailleurs, tout ce qui est vieux, c'est à dire a plus de cinquante ans d'âge, n'inspire d'autre sentiment que celui de « 1' obsolète », du périmé, à remplacer au plus tôt. Pour l'Américain, rien n'est fait qui ne puisse être amélioré. C'est la dominante de l'hémisphère. Notons en passant que par Hémisphère, il faut entendre la moitié occidentale de la Terre, alors que les Européens songent plutôt, lorsqu'ils emploient le mot, à différencier le nord du sud. Ainsi le passé ne représente, en général, qu'un poids mort. Une technique dépassée se traite comme un vieux vêtement. Le prix élevé de la main-d'œuvre s'ajoute à ce mépris transcendant pour ce qui est vieux ou usé. On répare peu et à grands frais. De là vient cette espèce de gaspillage qui scandalise l'Européen; de là vient qu'on n'envisage un problème que par le côté nouveau qu'il offre. L'immensité américaine détourne, elle aussi, de l'emploi des vieilles installations. Routes, terrains de sports, jardins, constructions neuves peuvent être créés partout. Les distances s'abolissent. Peu de difficultés matérielles s'opposent à la marche en avant. L'habitude d'un crédit quasi illimité a, pendant un siècle environ, imprégné l'Amérique toute entière d'un esprit de conquête, économique, sociale, puis politique, qui explique un impérialisme inconscient. Le niveau de vie élevé met à la portée de la plupart les réalisations les plus modernes. Tous les « gadgets » qui facilitent la vie rendent le travail de l'homme moins fatigant. Boissons fraîches en été, chaudes en hiver se débitent dans des machines, pour cinq ou dix cents, c'est-à-dire pour l'équivalent de 2 ou 4% du salaire horaire le plus bas. Une automobile d'occasion s'achète pour 300 dollars, dont la presque totalité peut se payer en un an ou dix-huit mois. La richesse circule ainsi à une vitesse inimaginable. En achetant ma voiture, j'ai payé 150 dollars qui restaient à solder au précédent vendeur. La recherche du confort, la réduction de l'effort humain sont ainsi poussées à l'extrême. Pour vidanger un moteur, il suffit de plonger un tuyau qui pompe l'huile dans le carter. Plus de reptation sous la voiture ou de temps perdu à laisser couler le liquide par un orifice minuscule. Sur la base navale, les tennis sont roulés par un minuscule rouleau motorisé, golf et gazons sont tondus par un petit véhicule approprié. L' « homme-jour », donnée européenne, est une unité quasi-inconnue, en tous cas aussi peu appréciée que pourrait l'être l'« unité d'esclave » dans l'« autre hémisphère ».


La différence d'échelle que mentionnait il y a quarante ans André Siegfried se double ainsi d'une autre différence de « valeurs », incompréhensibles, ou presque à l'ouest comme à l'est de l'Atlantique. Et ceci explique que l'Américain transplanté en Afrique ou en Asie, ne puisse vivre isolé, dans un monde où l'homme passe le plus  clair de son temps à lutter contre la nature, les maladies, les distances, la faim et la soif. Il lui faut recréer au plus vite les conditions de vie du continent béni. Un tel système a les plus extrêmes répercussions sur le jugement moral porté par l'Américain sur ce qu'il constate hors de chez lui. Dans le domaine de la vie sociale et même affective, l'Américain moyen s'habitue très vite aussi à recourir à des « aides » préfabriquées. Bill a-t-il l'idée d'écrire à Debbie pour un quelconque anniversaire, il lui suffit de chercher dans la plus proche librairie la carte ou la lettre qui correspond à son état d'âme. Tout est prévu: naissance, mariage, fête du patronyme, voyage au loin, il n'y a que l'embarras du choix. La formule est prête, avec un dessin évocateur de l'événement. Il n'y a qu'à signer et à ajouter au plus « All my love ». Johnny veut-il écrire à sa fille pour son douzième « birthday »? Il existe une carte de vÅ“ux pour chaque année ou presque. Le tout assorti de canards, de chiens, de chats , dont les dimensions et la mimique s'appliquent aux sentiments de Bill, de Johnny ou de Debbie. Un tel système, à la fois puéril et charmant, outre qu'il dispense chacun d'imagination et d'exigences épistolaires, engendre évidemment un conformisme de bon aloi... Il rejoint la fameuse réclame de l'entrepreneur de pompes funèbres « Mourez, nous nous chargeons du reste. » L'Américain vit ainsi dans un monde où, comme l'enfant dans le milieu familial, il peut trouver une réponse préfabriquée à ses idées et à ses désirs. Voyages, assurances, obsèques, tout a été étudié par des experts, des techniciens. Pourquoi dans une telle perfection, vouloir faire acte d'originalité et risquer de commettre une bévue?


La maîtresse de maison rencontre les mêmes facilités. Tout peut se mettre en boîte. Dinde, jambon, fruits, huîtres, pop-corns, ice-creams, tout cela se trouve préparé et conditionné dans les conditions d'hygiène les plus modernes. Ainsi, suffit-il de se rendre une fois par semaine au super-market (équivalent de nos Monoprix) et d'acheter le nombre de boîtes correspondant à la consommation familiale. A l'échelon familial, le service et les innovations culinaires sont désormais dénués de tout fondement. Et l'on trouve au restaurant les plats mystérieux qui déjà sont préparés et réfrigérés pour les grandes compagnies aériennes ou les paquebots de luxe... La frugalité américaine ignore d'ailleurs ces raffinements et ces dosages savants qui sont la gloire de la cuisine française ou chinoise. Encore rien ne s'oppose-t-il à ce qu'on fabrique des ailerons de requins, des abalones ou des nids d'hirondelle en conserve! Les savantes combinaisons de mets et de vins, la progression des saveurs sont à peu près incompréhensibles si l'on se réfère à un régime calculé en calories et réparti en lipides, glucides et protides. Et il n'est point de journal ou de magazine qui ne suggère le « diet » le mieux adapté à toutes les gammes de notre métabolisme. Ainsi même le choix entre des menus ou des cartes postales est-il presque épargné à l' « homo americanus ».


Les loisirs ne sont pas moins bien organisés. La TV, les cinémas de plein air, « drive in theater », auquel vous assistez de votre voiture, les formules touristiques, les motels agréables, tout a été prospecté, « testé », éprouvé, veux-je dire, et une publicité appropriée vous permet d'en user comme le voisin. C'est finalement le prix qui conduit à la décision. La fantaisie, dans un système aussi scientifique, aussi dosé par les statistiques, constitue un exploit. Elle est choquante. Encore faut-il qu'elle soit énorme, hors de l'échelle, débridée et onéreuse. Faute de sortir exagérément des bornes les plus extrêmes placées par le système, la fantaisie est une faute de goût, un manque d'éducation attristant. Elle n'attirera ni un regard ni un sourire. Dans un système collectif, elle n' est que l'accident, bien incapable de modifier les statistiques. A vivre dans cet univers organisé, l'Européen et le Français d'abord éprouvent vite un étrange sentiment, mélange d'ennui et d'agacement. Ce pays de la Liberté serait-il celui de l'esclavage doré? Mais la variété relative des conditions de vie ou de plaisir, l'exemple de cette humanité souriante et calme, le confort d'une existence sans inquiétudes ont tôt fait de jouer un rôle sédatif sur les plus explosifs. Cette absorption de l'individu par la masse, la quasi-impossibilité d'échapper à un rythme, à un climat de vie, la facilité même de cette vie sont autant d'obstacles à l'originalité. Mais à l'inverse de foules asiatiques, qui sont un peu effrayantes pour l'Européen, la foule américaine s'extravertit; elle n'écrase (?) pas. Elle jouit de la vie, elle ne lutte pas contre la misère ou la mort. C'est évidemment la cause de l'espèce d'envoûtement qu'elle produit. Vouloir lutter contre le courant n'aboutirait à rien: il est plus simple de le suivre. Ainsi l'américanisation de l'étranger, si l'on peut dire, est-elle très rapide, surtout pour les jeunes. La liberté de penser est évidemment totale. La liberté d'expression est, en soi, aussi parfaitement garantie. Mais les coutumes, la religiosité, les bonnes mœurs sont infiniment plus puissantes que n'importe quel droit écrit. Cela restreint beaucoup cette liberté. Et nul ne comprendrait que ces barrières coutumières soient franchies ou ignorées. C'est ce qui explique la bonne, la merveilleuse conscience de l'Américain. Si certains intellectuels, certains diplomates ou éducateurs américains s'interrogent de temps à autre sur les tendances de leur peuple, s'ils s'inquiètent de ce confort matériel et moral qui préside aux destinées de près de deux cents millions d'hommes, c'est encore en vertu de cet esprit d'amélioration qui reste la base de toutes les « motivations » américaines.


La femme américaine a joué un rôle capital dans l'évolution des mœurs aux Etats-Unis. Elle le joue encore. Alors qu'ailleurs elle reste plus ou moins sous la tutelle légale et traditionnelle de l'homme, elle a depuis longtemps conquis sa majorité en Amérique. Le dollar, oserais-je dire, est soutenu et possédé en partie par des femmes, veuves, divorcées, voire célibataires C'est un aspect très particulier de la fortune américaine. Certes les grandes affaires restent le fait de l'homme, du business-man, pour qui « making money » constitue la raison d'être. Les gains annuels de certains d'entre eux se chiffrent en centaines de milliers de dollars. Mais la capitalisation boursière est, pour une part importante, contrôlée par des femmes. Elles apportent à ce contrôle le sérieux, la fermeté, parfois la passion dont les compagnes des « pionniers » ont fait preuve depuis près de deux cents ans. Il y a un élément de solidité qui ne peut être négligé.


Le rôle des clubs de femmes n'est pas moindre, la hiérarchie des mâles s'y retrouvant avec un peu plus d'âpreté et le plus extraordinaire conformisme. Les femmes d'hommes en vue, si elles ont de la personnalité, sont facilement de véritables despotes. Elles règnent sur leur milieu social avec le sentiment d'une espèce de droit divin. De ce fait, car un tel « droit », non écrit, tient à la tradition, elles sont inexpugnables, invulnérables. Certaines ont joué dans telle ou telle élection présidentielle, un rôle important. Le mari, quelles que soient ses fonctions, publiques ou privées, associe naturellement son épouse à de nombreux actes de sa vie professionnelle. Cela revient à dire que la famille américaine, malgré la facilité du divorce - peut-être faudrait-il dire à cause même de cette liberté - continue à jouer son rôle de cellule fondamentale. L'Américain est peu passionné. Cela tient sans doute à ce qu'en fait c'est la femme qui, le plus souvent, jette son dévolu sur son époux. S'il ne remplit pas les conditions, s'il ne joue pas les règles du jeu, il est rejeté. S'il s'éloigne trop longtemps, même avec les plus solides motifs professionnels, s'il n'acquiert pas la situation ambitionnée ou rêvée par sa femme, il est accusé de « mental cruelty » ou de perversions similaires. A de rares exceptions, la femme américaine régit la vie familiale, sans que cette prérogative soit jamais discutée. Et les hommes les plus brillants, les plus autoritaires ne songeraient même pas à s'insurger contre cette dictature. De même que l'on voit, dans les westerns, la femme partager la dure vie des fermiers, des trappeurs, des chercheurs d'or, des aventuriers de tout poil, faire le coup de feu contre les Indiens, de même aujourd'hui, l'épouse américaine suit le mari outre-mer et contribue à reconstituer le cadre à la fois familier et familial. Elles contribuent aussi à isoler l'homme des contacts extérieurs, à préserver l'american way of life, exigeant à Okinawa, à Taipeh ou à Tripoli les mêmes aises qu'en Arizona, en Virginie ou en Ohio. Elles sont, à mon avis, singulièrement responsables des sentiments hostiles que crée, presque partout, l'implantation US. Et, dans les pays où l'émancipation de la femme est encore presque inexistante, elles font naître un certain mépris pour leurs maris. Sur le plan militaire, leur présence, leur agitation, leurs exigences sont de nature à compromettre le secret des mouvements, parfois des opérations. L'évacuation des familles devient ainsi, dans les zones menacées, un impératif lourd de conséquences. Le moindre des inconvénients est sans nul doute la charge financière que cette « vie tribale » impose au Trésor américain. Cet aspect de la vie américaine est souvent négligé. Il me paraît cependant en être la base. Il ne peut être minimisé lorsque l'on cherche à évaluer le potentiel des Etats-Unis dans le monde, comme à supputer les chances de survie de leur civilisation. Il est, par contre, un gage de prudence dans la conduite de la diplomatie américaine.


La lecture d'un ouvrage comme « The ugly American », écrite par un parfait Américain, est plutôt comique pour un Français. Si les échecs américains sont assez bien vus, l'analyse de leurs causes ne peut dépasser le stade de la constatation de certaines « misfits ». Mais elles sont inhérentes au système américain lui-même. Comment un Américain pourrait-il comprendre l'envie? Comment le riche peut-il savoir ce qu'est la faim, le froid, la misère, le désespoir? Comment même peut-il concevoir la haine, la lutte de classes? Et comment, en fin de compte, planifier un peu plus l'ordre et la méthode pour les adapter à l'anarchie? Tel me paraît être le drame de l'Amérique, sans doute aussi celui du monde d'aujourd'hui. Il n'y a pas de dénominateur commun. Les idéaux eux-mêmes ne se réfèrent pas aux mêmes concepts. J'oserais dire que Dieu n'est pas le même à Los Angeles et à Moscou, si l'on peut parler de la notion de Dieu en URSS. Que dire de Stanleyville ou de Canton? Les ridicules ou les erreurs de « l'ugly American » me paraissent hermétiques à l'Américain le plus évolué. Ils font, eux aussi, partie de cette perfection mécanique et statistique, de cette marge d'erreur qui, sur le continent américain, ne peuvent provoquer la moindre réaction, mais transposé hors des Etats-Unis, le système tout entier se heurte à « autre chose », à de tels écarts dans l'échelle des valeurs qu'aucun compromis n' est concevable. L'Américain ne serait plus Américain s'il se comportait autrement. Il n'est, pour s'en persuader, que de proposer en Virginie, en Floride ou en Californie l'ouverture des frontières américaines aux « économiquement faibles » d'outre-mer. C'est, sans nul doute, la chose la plus folle que j'ai jamais dite aux USA! Pensée si folle que nul n'oserait l'avoir. On ne peut exiger le suicide comme preuve d'abnégation. Il faut dire que, sous une autre forme, cette pensée, ou plutôt cette inquiétude, commence à naître chez les plus nobles. Au fur et à mesure que les distances s'amenuisent, le continent américain se rétrécit. La proie se rapproche de tous ceux qui ont envie de mieux-être. Le siège de l'Amérique est commencé. Le pays le plus naturellement généreux individuellement et collectivement, a réussi à capitaliser contre lui la haine plus ou moins consciente de milliards d'hommes, conduits par un petit nombre d'hommes sans grandeur. Tout ce qui lui a réussi, chez elle, entre Atlantique et Pacifique, tout cela lui est reproché, réputé à crime. Sa puissance même n'apparaît que comme les portes blindées d'une chambre forte. Cette nation au caractère offensif, éprise de progrès, de jeunesse et même de beauté, se sent lentement acculée à la défensive. On lui recrache à la figure ses dollars, et même ses « boys ».


On peut admirer qu'elle cherche seulement à comprendre. Sans doute manque-t-il à l'Amérique d'aujourd'hui d'avoir souffert et lutté pour sa vie même. C'est à ce combat de demain, à cette terrible épreuve que les plus clairvoyants Américains commencent à songer, avec la conscience des effroyables ruines qui en seront l'inéluctable conséquence. Il est humain qu'ils veuillent en retarder le terme ou en écarter même le spectre. Il est souhaitable qu'ils réussissent. Est-il permis de peser leurs chances de succès?


Il est singulièrement difficile de juger objectivement les Etats-Unis. Peut-être est-ce même superflu. Cependant, il serait médiocre d'esquiver la réponse. Je ne crois pas qu'ayant vécu en Amérique, ayant entendu les hommes les plus distingués de cette grande nation, pénétré de leur hauteur de vues, de la largeur de leurs conceptions, persuadé aussi d'une certaine incompréhension vis à vis d'une misère dont la masse n'a pas la moindre conscience, on puisse nourrir pour elle une quelconque indifférence. La haine à la fois démoniaque et puérile que les chefs du monde communiste lui ont vouée est un fait. Fait patent, qui mobilise contre elle plus d'un milliard d'hommes. Fait monstrueux aussi, car il n'est pas de pays qui, dans l'histoire du monde, se soit efforcé, avec une plus constante bonne volonté, de remédier à l'inégalité de la condition humaine. Hétéroclite dans ses origines, variée comme les paysages et les sols de ce magnifique continent, jeune, barbare à un certain point de  vue, riche, mais généreuse, construite de sa force, et forte de sa confiance en la Providence, l'Amérique sans traditions séculaires est cependant un grand peuple. D'aucuns lui reprochent son matérialisme apparent, son luxe insolent, sa familiarité bon enfant, ses inépuisables ressources. C'est lui reprocher son éclatante réussite. Ce que je trouve extraordinaire, c'est qu'un peuple heureux soit si peu égoïste, qu'il continue de se sentir investi d'une mission à la fois divine et humaine, soucieux d'améliorer chaque jour le sort des hommes. Car cela aussi est fait, phénomène moral. Face à la haine, à l'envie, à la calomnie la plus basse. L'Amérique souffre de sentiments qu'elle ne comprend ni ne ressent. Fière de vivre, heureuse de vivre, orgueilleuse à coup sûr de ses succès et de son génie, elle n'opprime pas. Elle offre un style de vie. Son unique tort est sans doute de ne pas comprendre qu'il faut composer avec des habitudes millénaires et que des siècles de misère ne se peuvent abolir en une génération. Ce style de vie correspond à un ensemble de conditions qui sont spécifiquement américaines, mais qui ne sont pas, en soi, les meilleures. Ouverte depuis vingt ans à peine à la politique mondiale, sillonnant les mers, les cieux et les continents, l'Amérique, dans son ensemble, ignore profondément ce qui n'est pas l'Amérique. Aussi ne peut-elle concevoir même d'autres aspirations que les siennes.


Elle a soulagé, soulage et soulagera des misères, mais elle les ignore. Elle n'a pas, en fait, le véritable esprit de charité, car elle donne son superflu. L'Américain « overseas » ne vit pas la vie de ceux qu'il assiste de son argent ou de ses conseils. Il ne se donne pas lui-même, hormis d'admirables exceptions. Or il n'est rien que les humbles, par le rang ou la fortune, souhaitent autant que la bonté attentive, la parcelle de considération qui régénère le plus misérable. Rien ne vaut l'exemple. Partager la vie de ceux que l'on veut instruire et soulager, avoir faim et soif avec eux, souffrir de la chaleur et du froid avec eux, chercher avec eux les petites mais ineffables joies du repos ou du mieux-être, porter, en un mot, le fardeau de la vie, tel est le seul moyen de conquérir les cœurs et d'écarter l'envie, de dissoudre les préjugés, d'abolir d' artificielles distances. Car il n'y a pas de distances. La sagesse, en dehors même de la croyance en Dieu, n'est-elle pas celle du précepteur de Néron: « Homo sum et nihil humanum a me alienum puto. »*. Peuple enfant, l'Amérique est, comme l'enfant, cruelle sans le savoir, maladroite par gentillesse, insensible aux différences sociales, vivant dans son monde de rêve, offrant un morceau de gâteau au « petit pauvre » et lui demandant où est l'auto de son papa. Spectacle attendrissant, mais insoutenable dans un univers torturé.

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* Il est rare que Papa fasse des erreurs de ce type. Cette phrase n'est pas de Sénèque, mais de Térence, auteur dramatique latin et bien oublié de nos jours


J'ai essayé de présenter une esquisse quelque peu éclectique du système de vie américain. Il reste à analyser le mode de pensée de l' « homo americanus », plus encore de l'expliquer et d'en montrer les limites. Peut-être est-il même plus commode de dire ce qu'il n'est pas, par rapport à nous. L'Américain est d'abord marqué par ses origines anglo-saxonnes et puritaines. Intellectuellement, il est donc analytique et pragmatiste. Moralement, il est religieux et conformiste. Fondamentalement, il est épris de progrès, sans complexes de races, de classe, de croyance (Je laisse de côté le problème noir qui, aux Etats-Unis ne s'attache plus essentiellement à des préjugés raciaux. Il est plutôt social et il ne réagit pas sur le comportement usuel de l'Américain moyen). La culture latine, l'attachement au droit écrit, les luttes politico-idéologiques, les lointaines réminiscences historiques lui sont totalement étrangers. Il n'a pas le goût de la synthèse; bien plus, il se méfie des vues synthétiques. L'ironie et la critique sont peu prisées, pour ne pas dire incompréhensibles. Inversement, une réponse même enfantine, voire absurde, à une question précise n'amène ni sourire ni protestation. Vous avez le droit de n'avoir pas compris ou de ne pas savoir. C'est une sorte de courtoisie préétablie, que seuls des gens grossiers enfreignent. Il en est de même dans tous les sports collectifs. Si vous jouez mal, c'est que vous ignorez la bonne technique: il faudra vous entraîner à tel ou tel mouvement élémentaire. Tout peut être amélioré. Ainsi les démarches d'un esprit américain sont-elles fondamentalement différentes de celles d'un esprit français. Le manque d'aptitude à jouer avec les idées, à examiner l'interdépendance de divers facteurs d'un problème, constitue un handicap certain de l'Américain. La poésie lui est apparemment un monde interdit. Distinguer le virtuose de l'artiste est pratiquement impossible. Enfin le nombre, la statistique, le prix sont des étalons indiscutés. C'est, dans beaucoup de cas, l'élément caractériel (sic), 'le qualificatif qui sort du quantitatif et restera apposé à l'objet, au discours, au livre, à la musique, au tableau. Les à-peu-près, les risques non calculés, l'improvisation constituent l'abomination de la désolation. Heureusement, le goût du mieux lutte efficacement contre le conformisme et explique l'évolution permanente de la technique américaine. Mais il n'y a pas à proprement parler de « bond en avant ». Le progrès est en lui-même, il reste sous-entendu, sous-jacent. Il n'est pas un impératif.


​​Il n'est pas étonnant que la stratégie américaine reflète les mêmes méthodes, analytique et statistique, qui déterminent le comportement de l' « homo americanus ». Les traditions militaires des Etats-Unis sont récentes. Ils comptent peu d'hommes de guerre. Leur premier général était un planteur, homme de bon sens et d'action, fortement marqué par ses origines anglaises. Les batailles qui ont conduit à l'indépendance sont le fait de Français, Lafayette, Rochambeau, de Grasse, aristocrates français sans pensées militaires profondes. Deux noms émergent dans la brève histoire des Etats-Unis: Mahan, théoricien naval, dont les études pénétrantes contiennent des parcelles de génie. Mais il n'a pas élaboré un corps de doctrine, se contentant, dans ses conférences, de noter, comme épisodiquement, les principes qui régissent la maîtrise des mers. Ses vues originales sur la dissymétrie des continents ne sont pas la conséquence d'un effort de synthèse sur la configuration générale du globe, mais la somme, arithmétique dirions-nous, de remarques pertinentes sur les puissances maritimes.

MacArthur, chef de guerre, sorte d' « imperator » du XXème siècle, manœuvrier savant, aux dons éclatants, homme de grand caractère, stratège né. Il n'a pas été seulement un grand général, ou un grand amiral, il a porté l'art de la guerre sur terre, sur mer et dans les airs à un haut point de perfection. Il me paraît dépasser de très haut la phalange cependant brillante des chefs américains de la deuxième guerre mondiale. Il est banal de constater que, pays démocratique, l'Amérique n'a pu donner naissance à un Scipion, à un César, à un Napoléon, à un Frédéric II. Aucun de ses hommes de guerre n'a eu de responsabilités suprêmes. On sait comment MacArthur, porté par son génie propre à des conceptions de stratégie globale, a été remis dans le rang. Ceci explique que l'inspirateur de la doctrine actuelle soit Clausewitz. Avant Lénine, Clausewitz a présenté une théorie de la guerre, considérée comme une forme de la politique. Des données clausewitziennes, les penseurs militaires américains ont retenu neuf principes de guerre. Ce sont, dans l'ordre « officiel »:


1- Le principe de l'objectif ou de convergence des efforts

2- Le principe de l'offensive

3- Le principe de la simplicité

4- Le principe de l'unité de commandement

5- Le principe de masse

6- Le principe de l'économie des forces

7- Le principe de la manoeuvre

8- Le principe de la surprise

9- Le principe de la sécurité


Etant donné une idée de manœuvre, une « course of action » en anglais, il est aisé de la confronter avec chacun de ces principes et d'en déduire un tableau où elle apparaîtra conforme ou non conforme à chacun d'eux. Une telle confrontation analytique conduit naturellement à une décision de type majoritaire, c'est à dire que le choix entre deux ou plusieurs « courses of action » va à celle qui répond à un plus grand nombre de principes. C'est donc une approche prudente, où le raisonnement a plus de part que la volonté. Il est hors de doute que les forces morales, dont suivant Foch, « la guerre est le département », ne jouent aucun rôle dans une telle étude statistique des opérations. Il est non moins évident que les facteurs politiques, les considérations de temps et d'espace viennent mettre un certain désordre dans l'articulation des neuf principes. Enfin, défensive ab initio, c'est à dire hostile à la guerre comme mode d'expression nationale, l'Amérique est, de tempérament, offensive, sinon agressive. Force est de dire que la stratégie américaine cherche à sortir de l'espèce de contradiction formelle à laquelle elle se trouve acculée lorsqu'il s'agit de choisir entre de « grands inconvénients ». Un chef militaire un peu expérimenté n'ignore pas que l'initiative et la sûreté constituent des impératifs. Or, si, sur le plan de la sûreté, tous les efforts tendent à éviter la surprise stratégique, s'expriment par la décision de faire du renseignement la première ligne de défense des Etats-Unis et s'exercent donc d'une manière cohérente, sur le plan de l'initiative, le cheminement de la pensée américaine est quelque peu ambigu. La recherche d'un cadre offensif permanent s'offre ainsi comme la seule réponse « honnête » intellectuellement au problème fondamental de la guerre. La génération actuelle est, en outre, hantée par Pearl Harbour et se débat pour résoudre pragmatiquement le difficile problème d'engager offensivement les forces défensives. La notion de « deterrent », ou force de dissuasion, résulte bien de cette inquiétude, métaphysique dirais-je, qui saisit les plus clairvoyants des Américains lorsqu'ils abordent le problème de la guerre. Il faut dire, hautement, à l'éloge des Américains, que la guerre leur répugne. Economiquement, elle est désormais une folie. Moralement, elle est à l'opposé de leurs conceptions. Or, ils sont instinctivement portés à juger la politique suivant des critères moraux. Pour eux le communisme est un mal avant d'être un phénomène politico-économique. Une telle attitude ne peut que provoquer des inhibitions de tous ordres. Et le deterrent est bien la réponse théorique la plus satisfaisante à l'inquiétude plus haut mentionnée.


En effet, si la puissance militaire américaine est capable, statistiquement, de tenir en échec, par le risque de destruction qu'elle représente, les désirs d'agression d'une autre puissance, d'une part les Etats-Unis disposent alors de la marge de supériorité qui permet l'offensive, donc l'initiative, d'autre part la primauté donnée au renseignement confère la sûreté, second impératif stratégique. Ainsi le maintien du deterrent implique la course aux armements, c'est-à-dire des investissements onéreux et improductifs à la fois. C'est une solution, ce n'est pas « la » solution. Il est aussi dans le génie américain de vouloir trouver, à chaque problème, « la » solution, plutôt qu'une solution. Vue généreuse, certes, mais un peu puérile, car le temps se joue des solutions humaines. Il n'y a pas de solution au problème du bien et du mal, ou plutôt, il n'y a d'autre alternative que celle de lutter contre le mal.


On voit ainsi que la « paix américaine » ne peut résulter que d'un compromis en faveur des Etats-Unis, ceux-ci détenant la force pour en éviter l'emploi. A l'opposé, la « paix soviétique » ne peut résulter que de l'écrasement inconditionnel de l'adversaire. Il y a contradiction absolue, irréductible Lénine lui-même l'a bien vu qui a assuré que la victoire du camp socialiste était liée à l'aptitude à reculer l'échéance d'un choc armé entre socialisme et capitalisme. La bataille économique engagée depuis 1958 n'a pas d'autre « motivation ». Il me semble que l'étude de ces mécanismes de pensée ramène invinciblement à une conception plus humaine des choses. Par le fait même de l'un des adversaires, le conflit de la seconde moitié du XXème siècle tend à quitter le terrain idéologique pour se confiner dans une lutte matérialiste. Il est moral, en quelque sorte, que la pensée soviétique reconnaisse de facto l'échec partiel de son idéologie, ou plus exactement, s'entête dans une vue purement matérialiste des affaires humaines. Toutes les statistiques, tous les records que l'on se jette à la tête masquent l'impuissance actuelle de l'humanité à hausser le progrès moral au niveau des progrès matériels. Un tel problème déborde le cadre d'études stratégiques. Il n'est cependant pas indifférent de l'évoquer, ne fut-ce que pour marquer que les raisonnements les plus froids ne peuvent, à la longue, négliger les considérations humaines.


Il faut bien noter en passant que l'esprit américain éprouve quelque difficulté à « intégrer » les vues de Clausewitz sur la défensive, forme supérieure de la guerre, celui d'économie des forces est celui qui exige les décisions les plus difficiles. La défensive est l'attitude par laquelle le chef s'efforce de gagner du temps et de céder le minimum de terrain jusqu'au moment où le temps lui a permis de reconquérir la supériorité des forces, même de l'initiative. Gagner une bataille défensive constitue bien le sommet de l'art. La campagne de France, au moins jusque dans la dernière quinzaine de mars 1814, reste l'expression de cet art où des forces inférieures, judicieusement appliquées sur des directions successives et différentes, parviennent à tenir l'ennemi en échec et à en interdire le regroupement. Et, si l'on examine le problème sous l'angle de la conduite de la guerre, problème politique, économique et opérationnel, on s'aperçoit que la combinaison des moyens disponibles pendant une période donnée, l'évaluation des délais nécessaires à la reprise de l'initiative, l'acceptation des pertes et des risques qu'implique une attitude défensive, font appel à de hautes vertus où, une fois de plus, les forces morales sont amenées à prendre le pas sur les matérielles. Il n'est que de relire les discours de Winston Churchill de Dunkerque à Al Alamein. Impatients d'être sur la défensive, dans toutes les phases et circonstances de l'existence, les Américains sont peu préparés, par leur histoire comme par leur génie, à envisager cette « forme supérieure » de la guerre. Tous leurs efforts tendent à réduire la durée des phases défensives dont les distances et le rapport des forces leur font apparaître le caractère inéluctable. La « non-stop offensive », qui a amené la victoire en Europe n'a été rendue possible que par l'action soviétique d'une part et la résistance britannique, tant dans les îles que sur les confins libyens et par la suprématie maritime angle-saxonne. Cette combinaison, cette interdépendance des puissances terrestre, maritime, aérienne, restent ainsi la base de toute stratégie globale.


Axés vers un équilibre de leurs forces armées, ils peuvent sans doute considérer que l'exercice de la puissance terrestre, celui de la puissance maritime, celui de la puissance aérienne, demain celui de la puissance spatiale offrent une gamme de combinaisons grâce auxquelles il soit possible, sinon aisé, d'effectuer en temps opportun, le choix nécessaire. Et c'est précisément cet équilibre de leur potentiel militaire qui leur permet d'envisager représailles et contre-offensive comme suivant presque immédiatement l'attaque initiale de l'adversaire, dont leur système de renseignements doit éliminer au maximum le facteur surprise. La considération du facteur temps ne joue pas un moindre rôle. En effet, les développements techniques et technologiques des vingt dernières années ont eu pour conséquence de provoquer une « compression » du temps de plus en plus tyrannique. La notion de couverture, jadis élément prépondérant de la sûreté, s'est altérée et amenuisée au point que le « dispositif » a cessé de jouer, pendant près de dix ans, son rôle traditionnel et modérateur, complément nécessaire du renseignement. Il est normal que les Américains s'efforcent à très haut prix - de trouver la formule la plus moderne et la plus adéquate à la fois. La recherche de l'« arme absolue », séduisante ab abstracto, n'est en fait que le réflexe de la pensée humaine en présence de cette compression du temps. Il ne semble pas que, accoutumés à analyser la guerre, à la décomposer en principes parfois contradictoires, les Américains aient conscience de la pérennité du conflit « initiative-sûreté ». Là encore, la recherche de « la » solution, tant sur le plan intellectuel que sur le plan matériel, est sans doute un leurre. L'apparition du sous-marin atomique et de la Polaris ne constitue qu'une phase du conflit. Elle ne peut, ni ne doit être considérée comme son aboutissement. La stratégie américaine, analytique et statistique est ainsi contrainte à la prudence. Avant de poursuivre, il faut mentionner les méthodes tactiques US pour comprendre la philosophie complète de l' ensemble et aborder le planning stratégique.


La tactique, ou emploi des armes, est traité aux Etats-Unis dans le même esprit de pragmatisme et de progrès que le problème général de la guerre. De même que, sur le plan stratégique, l'équilibre des puissances terrestre, navale et aérienne est le moyen recherché, de même sur le plan tactique, l'équilibre des moyens de feux est envisagé par la réalisation de systèmes d'armement (weapon system) ou de « systèmes de véhicules » (delivery system) en ce qui concerne les explosifs nucléaires. Il s'agit, en quelque sorte, de la transposition moderne et de l'extrapolation de la conception déjà ancienne des systèmes d'artillerie auxquelles se rattachent chez nous les noms de Vallérie (?) et de Gribeauval. L'idée n'est donc pas neuve. Ce qui l'est, c'est l'évolution permanente de ces systèmes d'armement et la méthode de contrôle de cette évolution. L'objet de la tactique, jusqu'à ces dernières années, était de combiner harmonieusement le feu et le mouvement des armes fondamentales: infanterie, artillerie, cavalerie. L'aviation, de création récente (dans la perspective historique) et qui appartenait encore, en 1941, à l'armée de terre, n'apparaissait alors que comme un prolongement des trajectoires de l'artillerie et une extension des procédés de  reconnaissance de la cavalerie. On voit assez tout le chemin fait en moins d'un quart de siècle. Enfin, en portant à un haut degré de perfection la tactique des opérations combinées, l'Amérique a singulièrement élargi les conceptions tactiques des vieilles puissances militaires, à prépondérance terrestre. La tactique, telle que la pratiquent les Forces Armées américaines pose ainsi des problèmes singulièrement plus étendus et complexes que les tactiques terrestre, navale et aérienne telles qu'on les envisageait encore en France il y a vingt ans. Ce point ne peut être négligé. En outre, la tactique s'est toujours exprimée par la mise en Å“uvre d'unités ou plus encore d'effectifs, l'homme porteur du fusil ou du sabre constituant l'élément fondamental. La multiplication des armes collectives, l'apparition du missile unique adapté à son objectif tendent à faire disparaître totalement la considération de l'homme. Que dire de l'accroissement des portées?


La logistique enfin (le mot a été lancé par le Maréchal Badoglio en Ethiopie), qui alimente la bataille moderne, est désormais le joint nécessaire entre la stratégie, ou combinaison des masses, et la tactique ou combinaison des armes. L'ensemble de ces considérations conduit ainsi à considérer de plus en plus la tactique sous un angle statistique, l'action de feux sur le champ de bataille se traduisant par la destruction calculée des moyens de feux adverses. On pourrait ainsi hasarder que la tâche principale des armes - ou de ce qui en reste - est désormais la « target acquisition » ou connaissance des objectifs, l'application des feux tendant à être de plus en plus planifiée au niveau des divers Etats-Majors. L'occupation des terrains, second terme de la guerre terrestre, devient alors secondaire en présence de la nécessité fondamentale et désormais impérative de détruire d'abord, avant tout mouvement, les sources de feu de l'ennemi. On voit assez l'importance de l'enjeu et l'altération apportée aux formes traditionnelles de la bataille et de la guerre. On peut même se demander ce qui subsiste de la conception de la « bataille ». Reste-t-il même une place entre le combat de petits groupes et la guerre, phénomène global? Question sans réponse formelle, au moins aujourd'hui, si l'on considère le champ de bataille terrestre. Encore cette question appelle-t-elle une affirmation complémentaire importante. Le combat fait appel à l'homme. Même à l'ère nucléo-spatiale, le département des forces morales conserve sa primauté.


Il reste que l'on peut apercevoir, dans la tactique comme la stratégie moderne des Etats-Unis une double tendance: d'une part, lier l'initiative guerrière presque exclusivement à l'existence d'un matériel de plus en plus perfectionné et quasi automatique, à réaction ultra-rapide; d'autre part garantir la sûreté stratégique et tactique par des complexes hommes - matériels destinés à saisir les objectifs dès qu'ils se manifestent. Poussées à leurs extrêmes limites, de telles tendances aboutiraient à la guerre « presse-bouton ». C'est une vue asymptotique. Il est certain que tous les développements de la technologie entraînent (?) irrésistiblement vers cette vue asymptotique. La question est de savoir - puis de vouloir - à quelle vitesse on se laisse entraîner. Au cours d'une conversation que j'ai eue, en janvier 1960, à Long Island, avec des ingénieurs de la Republic Aircraft, j'avais posé la question des délais à intervenir entre la sortie d'un prototype d'avion et la fabrication en série. Ce délai, actuellement voisin de cinq ans (presque invariable au cours des deux dernières décennies) tend-il à se réduire comme il semblerait à première vue. La réponse des techniciens américains fut négative. En effet, l'accélération du progrès technologique oblige à reconsidérer au temps T + x les résultats acquis au temps T et à modifier - en les améliorant - les conditions de production. Or, dans tous ces domaines de « mass production », les données financières constituent bien la base des plans d'équipement. L'adoption de tel ou tel progrès technologique est en soi un « mieux ». Elle n'est pas financièrement un bien. La recherche d'un compromis, la remise en cause de tous les devis, industriels et financiers, sont autant de facteurs de ralentissement. A cela s'ajoute l'éternel facteur humain, à savoir la formation et l'évolution des spécialistes, tant producteurs qu'utilisateurs. Finalement, le résultat pratique, différentiel serait-on tenté de dire, est d'allonger plutôt que de raccourcir le délai initialement envisagé.


Toutes ces considérations, dont les machines les plus modernes peuvent calculer et intégrer les influences partielles tendent à faire admettre que, à un moment donné, les forces armées se trouvent dotées de trois systèmes d'armement: l'un en cours de vieillissement, l'autre actuel, le troisième en cours de développement. Entre la sortie des prototypes du premier et la fabrication en série du troisième, il s'écoule environ dix ans. Les trois systèmes se chevauchent. Il en résulte que la validité comme l'actualité d'un système donné sont d'un peu plus de trois ans. Ce résultat, ce fait, actuellement inéluctables, entraîne des conséquences graves dont la plus évidente est le nécessaire renouvellement de la doctrine, le corollaire en étant le renouvellement du personnel enseignant. La conclusion la plus frappante en est que la vie professionnelle d'un officier doit comporter environ un tiers consacré à l'instruction. C'est ce que pratique l'URSS, soit dit en passant. Le rôle des écoles dans l'équilibre des Forces Armées y prend alors un relief particulier. C'est précisément la conséquence qu'en ont tirée les Américains qui font étudier, dans les Ecoles, les modifications apportées à la tactique par l'apparition de matériels nouveaux et l'organisation correspondante des unités. Il y a donc là un transfert des responsabilités. Ce ne sont plus les premiers bureaux des Etats-Majors qui balancent leurs effectifs entre divers types d'unités, mais les Ecoles qui, constitués en bancs d'essais des matériels avec du personnel neuf, déterminent la contre-partie humaine des systèmes d'armement successifs. Les Ecoles sont ainsi, non des foyers de conservatisme, mais une pépinière permanente de chefs et d'idées. Un tel système entretient la jeunesse des cadres et interdit la sclérose du commandement. Ajoutons à cela que les développements de la recherche opérationnelle et l'accumulation de données statistiques ont amené les militaires américains à la pratique du « war game », forme moderne du kriegspiel. L'application des méthodes modernes de calcul permet de déterminer les résultats statistiques à attendre de tel ou tel procédé tactique, en particulier de fixer l'ordre de grandeur des pertes amies et ennemies, en hommes et en matériel pour une opération de caractéristiques données. II en résulte que l'on peut déterminer, avec une marge d'erreur calculable, les risques relatifs de deux adversaires. Le commandement peut ainsi effectuer un choix entre un certain nombre de risques calculés, en tenant compte des marges d'erreur, tout en les affectant en plus d'un coefficient « moral » s'il y a lieu, car il est bien évident que le choix entre de grands inconvénients ne saurait reposer uniquement sur la comparaison de chiffres. Est-il besoin de dire que la mise au point de systèmes d'armement se traduit par des dépenses budgétaires et qu'en conséquence, l'autorité politique, tout en s'entourant de tous les avis techniques et statistiques, reste finalement juge de la décision d'adopter, à un moment donné, tel système nouveau, de préférence au précédent. Dans une période de parité nucléaire, en présence de formes de guerre différentes, la souplesse de l'appareil militaire américain reste la préoccupation majeure des dirigeants. Enfin, dans un monde menacé de destruction massive et rapide, les notions de mobilisation sur le plan humain comme sur le plan matériel, perdent la presque totalité de leur substance. Un système d'armement, équilibré et souple en même temps, n'a de valeur qu'autant qu'il peut être mis en œuvre immédiatement par les unités existant à l'heure H. L'impérieuse compression du temps, là comme ailleurs, joue un rôle prépondérant. Ce rôle, cette influence, se traduisent par un planning d'ensemble, valable pour un système déterminé et pour une période elle-même déterminée.


On conçoit ainsi que la survie, terme ultime d'un conflit nucléaire, forme la plus dangereuse de la guerre, soit de plus en plus liée à la possession de la supériorité technologique, elle-même forme la plus évoluée des rivalités entre nations. Considérations tactiques et stratégiques se rencontrent sur ce plan. Quelle que soit la forme de guerre à venir, la force morale et la supériorité technologique restent désormais les bases solides sur lesquelles construire toute stratégie, nationale ou internationale. En essayant de dégager les grandes lignes des conceptions actuelles de l'Amérique, je n'ai pas prétendu suivre le cheminement intellectuel qui aboutit à ces conceptions. Il y faudrait des volumes et une dissection analytique fastidieuse pour un esprit français. Encore moins dois-je m 'abstenir d'aborder ici le problème de la politique extérieure des Etats-Unis. Je me suis efforcé de montrer comment, en présence de principes stratégiques immuables, l'Amérique réagit pour élaborer sa propre stratégie d'une part et, d'autre part comment elle utilise la nécessaire et constante évolution de la tactique.


Il reste à parler de la méthodologie qui, partant de ces principes, permet au chef de prendre une décision et, cette décision prise, de passer à l'exécution sans perdre le contrôle, et de la planification et de l'exécution. Le chef établit ses décisions sur la confrontation d'« estimates » (que nous serions tentés de traduire par « synthèses alors qu'elles sont analytiques). La décision s'exprime par des plans. Les « directives analogues à nos IPS, reprennent les éléments principaux des estimates pour promouvoir et coordonner les phases de la planification. Les estimates ont pour but de mettre le chef (au courant) des possibilités amies ou ennemies (capabilities). La confrontation de ces possibilités aboutit à l'estimate du chef (commander's estimate) qui étudie les voies ouvertes au chef pour remplir sa mission ou prendre - au plus haut échelon - la décision stratégique dont dérivent les missions des échelons subordonnés. Les possibilités ennemies font l'objet de l'Intelligence estimate. Les possibilités amies se décomposent en un Personnel estimate pour les moyens humains, en un Logistical estimate pour les moyens matériels et un Communication and Electronics estimate pour les procédés de commandement. La confrontation de ces données aboutit à un problème stratégique, à l'échelon suprême, ou à une mission qui n'est, dans l'esprit américain, que la prise de connaissance du problème posé par l'échelon supérieur. Le problème comporte, en général, plusieurs solutions. Le commander's estimate étudie contradictoirement ces solutions et propose la « décision ». Ces estimates font, le plus souvent, l'objet de briefings destinés à mettre le chef en présence des facteurs ou paramètres du problème. Les briefings ont, en outre, l'avantage de préparer le coordination des plans en informant, d'une manière directe et plus vivante que par le lecture d'un papier, les différents chefs de file de la planification. Les estimates, en effet, constituent un bilan où intervient la connaissance des facteurs du problème. Les plans instituent une ou plusieurs combinaisons des facteurs, tendant à atteindre la solution retenue par le chef. En termes mathématiques, les estimates préparent la définition d'une « fonction ». Les plans proposent des équations et en offrent la ou les solutions. Cette comparaison est indispensable pour comprendre la méthodologie américaine dans son ensemble. La hiérarchie des plans US mérite une brève mention pour faire comprendre le cheminement de l'esprit dans la recherche de la solution, stratégique ou tactique, des problèmes de la guerre. Toute action de force, physique par exemple, suppose une mise en garde (boxe, escrime, etc C'est l'aspect défensif initial, corollaire de la sûreté. A ce réflexe correspond l'Emergency Defense Plan, littéralement « plan de défense d'urgence » et ses plans annexes correspondant aux variantes (alternate plans) ou à des éventualités locales (contingency plans). Les autres plans correspondent à la conquête ou à l'exercice de l'initiative. La décision donne naissance à un Outline plan, qui fixe les grandes lignes de la solution. Il prépare le Plan de campagne (Campaign plan), outil stratégique. Celui-ci donne à son tour naissance à un ou plusieurs Operation plan(s), qui exposent la conduite des opérations. Des plans annexes pour les problèmes de personnel, de renseignement, de logistique, de civil affairs, etc... développent la conception du chef dans le domaine des divers bureaux ou sections de l'Etat-Major. Un plan particulier fixe les procédés de commandement et les liaisons correspondantes (command relationships).


Le déroulement des travaux de planification est lui-même planifié. L'évolution et la coordination des travaux, tracées dans une « planning directive » initiale sont contrôlées par des « planning conférences » selon un « planning schedule » et les résultats de la planification sont disposés dans une « planning war room », pour faciliter la tâche du chef, d'abord, puis celle des divers organismes travaillant aux plans. A l'échelon d'un théâtre d'opérations, les délais nécessaires à la mise au point d'un plan de campagne et des ordres correspondants sont d'environ cinq mois. La phase préparatoire, c'est à dire l'élaboration des estimates et les briefings initiaux, dure trois semaines environ. La phase opérationnelle, c'est-à-dire la rédaction des plans proprement dits, prend deux mois et demi environ. La mise au point et la rédaction des ordres aux divers commandements subordonnés couvre une période d'une cinquantaine de jours. Il s'agit là d'une approximation statistique, évidemment, mais tant d'expériences en ont été et en sont encore faites que la méthode est bien au point et correspond, est-il besoin de le dire, à des normes américaines. Il faut avoir travaillé dans un cadre purement US pour apprécier complètement cette méthode. Rien n'est abandonné au hasard, c'est-à-dire à l'improvisation. Tout briefing d'une certaine importance est longuement préparé et fait l'objet d'une ou plusieurs répétitions. Cela tient au souci de la perfection, à cette recherche permanente du mieux, ou si l'on veut du très bien. Tout cela pourrait paraître pesant et artificiel. Il n'en est rien. Le mérite principal à mes yeux en est qu'une telle méthode tire le meilleur de chacun et réalise le travail d'état-major type, où conceptions et préparation restent soumises à la critique des faits. Je dis bien des faits, car l'Américain a peu l'esprit critique. « Don't fight the problem », ai-je souvent entendu répéter, ce qui revient à dire qu'il est absurde de discuter le problème lui-même, et que ce qui compte, c'est la solution. D'ailleurs au cours des briefings ou des planning conférences, toujours illustrés d' « aides » mathématiques écrits, ce qui est surtout recherché, c'est la clarté et la concision. Un effort en commun est fait pour dépouiller les textes principaux de toute ambiguïte comme de toute fioriture. La discipline et la camaraderie étant très grandes dans un Etat-Major, malgré d'inévitables rivalités, l'autorité des « bosses » étant indiscutée, les échanges d'idées, même vifs, ont, en quelque sorte, un caractère impersonnel. Elever le ton ou affirmer péremptoirement sont également des attitudes répréhensibles.


De bons esprits, en France, considèrent avec dédain ces procédés, jugés primaires. Il est possible que des esprits très brillants puissent se passer de la succession d'étapes nécessaire à un groupe d'hommes pour progresser. Primaire ou non, la méthode de planning militaire US est efficace. Elle ne laisse rien dans l'ombre, elle calcule et évalue tout ce qui peut être calculé et évalué. Elle ne peut épargner aux hommes les erreurs, mais elle en limite les conséquences et en circonscrit le champ. L'étude des variantes, beaucoup plus fréquente qu'on ne croit chez nous, confère une souplesse certaine, parce que l'ensemble des officiers ayant travaillé à un maître-plan est au courant de la « vue » même du plan. Ceci me paraît être déterminant. L'art militaire est d'exécution. Or les ordres sont d'autant mieux exécutés qu'ils sont mieux donnés, c'est-à-dire passés au crible d'une critique générale et impartiale, soucieuse de « feasability ». Il faut revenir sur cette notion. Elle est fondamentale. Une opération stratégique est d'abord étudiée sous cet angle. Une évaluation plus ou moins rapide est faite des moyens de transport, terrestres, navals et aériens. Suivant les résultats de la première approximation, les moyens disponibles permettent ou ne permettent pas l'opération. Des calculs plus détaillés sont alors faits pour préciser, par phase, le degré de compatibilité des moyens et des demandes. Pas de questions de donner un quelconque « coup de pouce ». Aucun compromis ne sera envisagé, à aucun échelon, pour faire « coller » la conception initiale. Si elle n'est pas « faisable », elle n'a aucune valeur, Si séduisante puisse-t-elle être. Il est très évident que, à un échelon très élevé, la « non-feasability » d'une opération peut entraîner la décision de la différer jusqu'à la date à laquelle les moyens logistiques nécessaires seraient rassemblés. Le rejet n'est donc pas sans appel dans l'absolu. Mais, en particulier au cours d'une opération « overseas », il ne saurait être question de retenir une « course of action » qui n'aurait pas satisfait à ce test de feasability. Ce test est statistique. Les données de base établies par les logisticiens américains permettent de résoudre les problèmes les plus complexes. La variété des moyens, à peu près inconcevable en France, permet, elle aussi, de définir de nombreuses variantes. Il est donc facile de considérer comme primaire la méthode de planification US. Les résultats auxquels elle a conduit dans le passé, ceux qu'elle permet d'obtenir dans le présent me paraissent la justifier.


Ces aspects mathématiques de la planification US ne peuvent masquer la part de l'homme dans la méthode. Il est très difficile de rendre l'atmosphère qui règne dans un planning group. Au delà des fiches, des documents, des calculs, de la confrontation des données statistiques, il reste toujours la pensée, celle du chef d'abord, qui anime son état-major. A notre époque, derrière un plan de campagne, il y a toujours la trame des événements, la lutte sourde et permanente de deux civilisations. Il y a aussi, aux échelons élevés, la présence, auprès du chef, d'un conseiller politique (le POLAD) qui apporte le son de cloche du diplomate et substitue aux notions quelquefois abstraites de terrain de manœuvre, de forces, de bombes nucléaires, une réalité pressante, des faits humains, bien propres à rendre présent l'enjeu réel de toute guerre, c'est à dire le conflit des volontés. Ce serait donc une erreur grave de ne voir dans cette méthode de planning qu'un exercice d'école, qu'un « problème ». En fait, il semble que l'élaboration de cette nouvelle philosophie des opérations de guerre tienne d'abord à l'accroissement constant du facteur logistique, ensuite à la compression du temps qui pousse irrésistiblement à l'automatisme. Enfin, phénomène collectif, la guerre « générale » obéit de plus en plus à la statistique. Il reste que, quels que puissent être les moyens mécaniques ou électroniques mis en jeu pour résoudre les diverses opérations, c'est la volonté, c'est-à-dire la conception de l'homme qui informe et meut ces mécanismes.

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