Le Colonel
Eté 1956
C'est aux hasards d'une cure à Vichy que je dois d'avoir connu celui que je nommerai désormais "le Colonel”. Plusieurs séjours prolongés en Afrique et en Asie, au cours desquels j'avais glané les éléments de divers reportages, avaient ébranlé quelque peu mon équilibre. Un vieil ami, savant médecin des âmes et des corps, m'avait examiné à non retour:
“Tu as besoin de repos. La machine est bonne, mais le moteur a tourné très vite un peu trop longtemps et Dieu sait quels lubrifiants tu as employés. Va à Vichy trois semaines. Tout seul. Fais retraite. Hygiène du corps et de l'esprit. Puisque le mot est à la mode, relaxe-toi. A cent pour cent."
Je me trouvais ainsi, vers la fin de l'été, occupé à suivre scrupuleusement l'emploi du temps dont j'avais été pourvu et je pestais, à part moi, contre ce bouleversement de toutes mes habitudes, heureux cependant de l'impression de détente qui m'envahissait. Mais cette existence solitaire, si contraire à celle que j'avais menée pendant de longs mois, me pesait, et je devais faire effort pour ne pas emporter, aux repas, un journal ou une revue qui meublåt mon isolement.
La monotonie du régime alimentaire m'incitant à observer les tables environnantes, je ne tardai pas à remarquer une famille proche de moi, dont le comportement m'amusa d'abord puis m'intéressa. La femme, d'allure jeune, vêtue avec une élégance discrète, sans bijoux; elle régnait manifestement sur ses trois enfants, dont l'ainé paraissait sorti de l'adolescence, tandis que les filles avoisinnaient la dizaine d'années.
Le père, qui me faisait face le plus souvent et que je pus ainsi étudier à loisir, paraissait proche de la cinquantaine. Les cheveux ras, le masque énergique, un peu empâté, sobrement habillé, il donnait de prime abord une impression de froideur et d'autorité. Plutôt trapu, il me rappelait par instants ces bustes antiques dont ma jeunesse malhabile avait jadis, au fusain, malmené les traits marmoréens. Avec ses enfants il se montrait souciant, provoquant parfois des éclats de rire de ses filles, vite réprimés par sa femme.
A une époque où les boutonnières fleurissent aisément, il ne portait pas le moindre ruban et je me creusais la tête pour mettre une profession sur cet homme. Bref, il m'intriguait. Son regard aigu et scrutateur s'était à plusieurs reprises appesanti sur moi et j'avais eu l'impression d'être photographié.
En dehors des heures que je devais consacrer aux obligations de la cure, je travaillais cependant à rassembler mes notes et à mettre en ordre mes fiches; chaque jour, dans l'après-midi, j'achetais un journal pour ne pas perdre contact avec l'actualité. Quelques jours après mon arrivée, je me trouvais au kiosque du Parc en même temps que mon vis-à-vis de l'hôtel. Il demanda le même quotidien que moi.
Obéissant à mon démon familier, et profitant de ce que comprenais à son regard et à un furtif sourire qu'il n'avait , lui aussi, reconnu, je le saluai et me présentai. Il se nomna.
“Excusez-moi, dit-il, mais j'ai rendez-vous avec ma famille d'ici peu et, si vous le voulez, nous pourrions nous asseoir dans les parages”. Sa courtoisie un peu hautaine ne me rebuta point. Sa voix était bien timbrée, son absence d'accent fleurait le Parisien.
Je me mis à parler de moi et de ma solitude temporaire pour justifier mon apparent sans gêne. "Mon foie me donne aussi quelques soucis, me répondit-il, mais les vacances sont le seul moment où je puisse avoir mes enfants à moi. Ils sont au tennis avec leur mère, ajouta-t-il; je n'ai jamais été très fort à ce jeu et mon médecin m'assure qu'à mon âge, il faut éviter les efforts prolongés.”
Je me récriai, car rien dans son allure ne marquait la fatigue.
“Mais vous, reprit-il, vous venez de me dire que vous avez séjourné longtemps loin de France? Cela m'intéresse. Racontez-moi cela."
En disant cela, il avait jeté un bref coup d'œil sur les titres du journal; l'actualité des questions africaines m'offrait un sujet tout trouvé.
Nous nous étions assis sur un banc, il avait tiré avec soin sur le pli de son pantalon et croisé les jambes. Il m'offrit une cigarette, sortit un briquet et coupa ainsi un court instant mon bavardage.
Je me rendis compte que mon solo risquait de paraître discourtois et je m'arrêtai. Il enchaîna immédiatement.
“La question algérienne qui nous préoccupe tous est à la fois plus simple et plus compliquée qu'on le dit en général, dit-il en souriant et en détachant ses mots. Plus simple, parce que le Musulman n'est pas un être complexe; depuis des siècles, il a la crainte et l'habitude de l'autorité. Son fatalisme s'accommode aisément de la tyrannie sous toutes ses formes."
Je pensai à part moi que j'écoutais un professeur et je me félicitai aussitôt d'avoir trouvé une solution à ma curiosité.
" Le problème est plus compliqué, poursuivit-il, parce que nous avons, nous autres français, une déplorable tendance à juger les gens par rapport à nous et non par rapport à eux."
J'opinais de plus en plus pour le professeur.
"Je crois connaître assez bien les Nord Africains; j'ai eu les meilleures relations avec les indigènes. Mot à proscrire, dit-il en se reprenant vivement, puisque l'usage lui a conféré un sens péjoratif. Je connais aussi les Français. Ils ont la manie d'être aimés et ils croient que leur bon garçonnisme foncier suffit à tout.”
Il marqua un temps.
“Qu'avons nous fait en Algérie? Il me regarda en hochant la tête. Je veux dire pour l'autochtone? Depuis une cinquantaine d'années, nous lui avons offert deux guerres. Et je ne parle pas de l'Indochine. L'Algérie est un pays sous-administré, il n'y a qu'à regarder et à comprendre, si possible."
Le professeur disparut et mon subconscient embraya sur l'hypothèse d'un fonctionnaire du Gouvernement Général, porté à la critique par son mauvais foie.
“Il faut être objectif, cher Monsieur, dit-il en décroisant les jambes et en jetant sa cigarette? Je suis tout le contraire d'un démagogue, mais je dois comparer ce que j'ai vu il y a une dizaine d'années et ce que j'ai vu récemment. Aucun doute n'est permis. Beaucoup de promesses. Peu de réalisations."
Cette fois, le fonctionnaire s'était démasqué.
"Mais,m'écriai-je, et l'œuvre française depuis la conquête, l'accroissement de la population, les hôpitaux, les barrages?"
Vous continuez à raisonner d’après vos préjugés. répliqua-il, car ces gens-là n'apprécient pas les mêmes choses que vous, Certains en sont encore à l'an mille, malgré tout ce que racontent les politiciens et les journalistes.” Il fit une inclination de tête comique vers moi.
Le caïd qui se promène dans une voiture américaine reste un féodal. Faire suer le burnous est demeuré le rêve de tout bon Musulman. Nous avons initialement mis de l'ordre ici. C'est entendu et nul ne le nie. Nous avons cru substituer nos habitudes juridiques de petits bourgeois à un arbitraire qui nous paraissait scandaleux. Pensez-vous que cela ait modifié le Coran et l'état d'esprit du "meskine"? Qui vous garantit que l’Arabe ne préfère pas son arbitraire à votre sacré droit?”
Je ne répondis pas. Ce diable d'homme m'embarrassait.
“Mon cher ami, poursuivit-il en haussant imperceptiblement les épaules, le Kabyle et le Berbère restent attachés à une forme de vie bien étrangère à nos propres préoccupations. Notre syndicalisme, notre politique ne servent à certains évolués à nous tailler des croupières et à se pousser du coude. On ne passe pas sans transition du Califat à la démocratie type 56. ET, que nous le voulions ou non, nous sommes des “roumis".
Il se tut un court instant, mais je ne voulus pas interrompre mon nouvel ami.
" Sí je parle du Berbère et du Kabyle, reprit-il en dressant l'index à hauteur de ses lèvres, c'est surtout pour marquer la différence qui sépare l'homne de la montagne de celui de la plaine, l'Arabe cent pour cent, l'envahisseur musulman, aujour d'hui cireur de souliers ou chauffeur d'autocar -ou petit politicien de médina. La vie tribale est sans rapport avec l'existence urbaine, y avez-vous songé? L'Algérie n'est pas seulement à Alger. Nous l'oublions trop souvent."
“Mais, objectai-je, il existe une personnalité algérienne; le gouvernement français l'a reconnu.”
Il eut un rire d'une spontanéité charmante.
“Vous aussi croyez aux interlocuteurs valables? Avez-vous vécu avec eux, au milieu d'eux? Avez-vous pratiqué le nomade? Avez-vous assisté à leurs chikaîas?”
“Rarement, fis-je sans conviction."
"Sans vous vexer le moins de monde, car j'en serais désolé, cher Monsieur, je crains que, comme beaucoup de nos compatriotes, vous ne confondiez la paille des mots et le grain des choses. La propagande de la Ligue Arabe et nos propres insuffisances ont éveillé des idées neuves dont il serait absurde de nier la valeur et la séduction. Mais ce sont nos faiblesses et nos incertitudes qui ont provoqué des hardiesses impensables il y a quelques années. Mais qui a sérieusement pensé à ce que peuvent être les désirs du Musulman moyen?”
“L'élévation du niveau de vie, hasardai-je.”
Il balaya non intervention des mots. “Des mots, dit-il; vides de sens. Un frigidaire, la TSF, l'automobile? Et alors?"
“Mais enfin, dis-je, le progrès matériel est tout de même source de progrès social."
"Si vous le croyez réellement, je vous plains, répondit-il en me lançant un regard amical et pénétrant. C'est une illusion de barbare - ou d’Américain; elle me surprend de votre part. Il est bien évident que la science du demi-siècle nous a apporté d'énormes moyens et qu'elle a détruit beaucoup de préjugés et de superstitions en même temps qu'elle réduisait les distances. Mais cela, c'est l'aspect matériel des choses. L'homme est-il pour autant meilleur? D'après quels critères? La barbarie a-t-elle pour autant reculé? Les horreurs d'Espagne, d'Allemagne, de Russie, sans parler de certaines petites atrocités de la trop fameuse Libération? Qu'en dites-vous? C'est cela le progrès social? Et la discrimination raciale, ce fléau de notre temps? Vous avez vu l'Asie, m'avez-vous dit; vous connaissez sans doute les Indes?"
J'acquiescai.
“Alors? Vous croyez sérieusement ces foules misérables aptes à prendre subitement conscience d'un état, d' une politique mondiale? Mais enfin, cher monsieur, c'est à la fois enfantin et absurde. Jamais le monde n'a été plus éloigné de la liberté et de la fraternité. Ne parlons surtout pas de l'égalité, parce que le bien ne peut être légal du mal, ni le fort du faible. Et la transformation de nos gouvernements en agences de tourisme a peu de chances d'améliorer la situation. Ce sont de beaux rêves mais ce ne sont que des rêves."
Son assurance m'agaçait un peu.
“Vous ne nierez cependant pas, finis-je par répliquer, la puissance des organisations modernes du travail, les conquêtes sociales? Ce sont des faits, là aussi."
"Nous nous égarons, dit-il en souriant, et en me toisant. Vous avez vu beaucoup de choses, plus même que moi, mais je crains que vous ne les ayez vues avec vos yeux d'Occidental. Tout est là. Vous posez en principe la suprématie du blanc et son mode de raisonnement. Tout cela est terriblement relatif, mon cher. Sommes-nous supérieurs aux esclaves yéménites parce que nous lisons des journaux, prenons l'avion et notre douche quotidienne? Est-il absolument nécessaire de créer à l'homme des besoins qu'il ne peut satisfaire dans l'immédiat? Voulez-vous faire le bonheur de l'homme a priori? Contre lui? A quel titre s'il vous plaît? Le problème réel et urgent est de rendre, s’il se peut, un certain équilibre à un ensemble de sociétés en décomposition sans prétendre arrêter le cours de l'histoire. Le bonheur, comme la santé, n'est qu'une exception, un état passager. Ce n'est pas d'aujourd'hui que le sage doit se contenter de peu. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas, ajouta-t-il vivement. Je ne songe pas à nier votre progrès matériel, mais ce qui importe, c'est de mesurer ce qui est possible à un moment donné, ce qui peut être espéré dans un futur proche et enfin ce qui peut et doit attendre et il faut surtout se garder de mélanger les trois."
"Auriez-vous le plan?” Dis-je très ironiquement.
“Il en est des réformes comme des remèdes, répondit-il en me regardant avec hauteur. Utilise-t-on tous les remèdes en cas de crise? Le malade, comme le citoyen qui réclame des réformes, appelle un soulagement rapide et s'il sait à peu près où il a mal, il ignore la thérapeutique. Des analyses sont nécessaires, des radios, pour éclairer le praticien. Le temps joue son rôle. La douleur aussi à son utilité. Mais les plaintes du malade ne suffisent pas. Non plus que les doléances du citoyen. Médecins et gouvernements doivent s'informer, étudier et classer les symptômes. C'était le vieux système des États Généraux de la Monarchie. Le diagnostic est alors possible."
Je regrettai mon ironie.
"Il y a donc deux temps distincts, aussi bien pour soigner les sociétés que les individus, poursuivit-il, puisqu'il est bien évident qu'on ne peut soigner la maladie qu’après son identification. Tout au plus peut-on produire un soulagement temporaire avec certains analgésiques, telles que les promesses électorales. Encore faut-il expliquer au patient les effets à attendre des remèdes, car l'aspect moral d'un traitement n'est pas moins important que son action physiologique. Axel Munthe a écrit là-dessus des pages définitives. Et il faut enfin laisser agir le temps. Voilà mon plan."
“Comment en verriez -vous l'application en Afrique, dis-je avec curiosité ?"
Dans l'état actuel des choses, il semble bien que le malaise essentiel provient d'un complexe d'infériorité très répandu. Est-il justifié? Oui. Correspond-il à une différence de nature entre l'autochtone et nous? En fait, oui encore, car l'Arabe, le Kabyle n'ont ni la maturité politique ni le niveau culturel et technique du français moyen. C'est là le point délicat, puisque nos adversaires ne veulent pas admettre cette infériorité de fait."
"Alors, il n'y a pas de solution."
"Si. Cette infériorité peut et doit disparaître, mais il est clair que le temps seul peut apporter la solution. Il faut procéder par paliers, assortis de garanties, en initiant l'autochtone à l'administration locale - à l'exclusion de toute politique. La gestion d'une petite communauté est parfaitement dans les cordes des Musulmans et notre seul tort est peut-être de ne l'avoir pas reconnu plus tôt. Contrôle ne doit pas vouloir dire ingérence; notre rôle doit se borner à donner à ceux qui veulent travailler les moyens de le faire, car il faut faire comprendre que le travail paye, ce dont l'Arabe n’est pas persuadé. Suivant la formule de Lyautey, il faut donc étudier les situations locales, évaluer les richesses et les services à exploiter et y adapter les moyens. Parallèlement, il s'agit de recenser la main-d'œuvre disponible par spécialité et de créer des centres de formation pour ceux qui ne savent rien. Tout ceci exige une grande décentralisation, au moins dans un premier temps. Des travaux d'intérêt commun: routes, séguias, bâtiments permettent toujours d'éponger le chômage qui reste la plaie sociale des pays dits sous développés. La misère résulte de la paresse - ou de la difficulté de trouver un travail rémunérateur."
“C'est donc une œuvre d'assainissement administratif que vous préconisez d'abord?"
“Exactement, car la promotion musulmane ne se fera dans l'ordre que par ce moyen. Rappelons-nous que la Révolution française après avoir essayé l'élection comme moyen de promotion du Tier État a dû y renoncer très rapidement; ce qui est à proscrire à tout prix, c'est la discussion politique à propos d'affaires communales. Une fontaine municipale ne pose pas de problèmes politiques, ou si elle en soulève, c'est que la machine administrative est faussée. Or, n'importe quel conseil de notables vous éclairera sur les besoins réels de son douar. Ce sont les produits de la terre difficiles à transporter pour les vendre, ce sont les insuffisances de l'irrigation ou du drainage, d'engrais, de graines, du défrichement. Il convient aussi de stimuler l'artisanat local, de généraliser la production d'articles de vannerie et de poterie adaptés au climat local en créant des ateliers correspondant à la démographie de la circonscription administrative. Il s'agit donc de faits simples d'ordre physique, où il est possible d'utiliser toutes les compétences. C’est d'ailleurs le b-a, ba de toute œuvre civilisatrice. Et pour réduire les légitimes revendications de l'autochtone, il faut évidemment réaliser l'égalité des salaires à égalité de compétence. Si les Fellaghas ont pu recruter, c'est parce que le fellah était oisif. Pas de travail, ou un travail mal rémunéré. Je ne crois pas que l'on puisse de bonne foi échapper à cette réalité. Laissons de côté les responsabilités antérieures dont la recherche n'aboutirait qu'à des critiques stériles."
"Que pensez-vous alors des élections, dont le gouvernement fait sa panacée?"
"Pour élire qui, cher monsieur? Dès fainéants. Il n'y a pas de problème politique algérien, il n'y a que des problèmes de travail et de répartition des richesses. Il suffit de créer localement une activité productive. Le régime de la propriété ne doit pas être initialement mis en cause, sinon nous allons au devant de l'anarchie et nous sombrons dans la politique. Encore une fois donner à chacun les moyens de travailler n'est pas affaire de politique, mais d'administration. Notez bien qu'il ne s'agit pas de faire une expérience. Il s'agit de mettre de l'ordre, et on ne le fera rapidement qu'à l'échelon local. Quand chaque cellule administrative sera saine, on pourra, mais seulement alors, faire le point et aborder les problèmes d'ensemble. Pour répondre à votre question d'ordre électoral, ce n'est pas l'élu du Constantinois qui me renseignera sur les besoins de sa circonscription (qu'il s'empressera d'ailleurs de quitter), mais c'est le Maire, ou le Sous-Préfet, qui en sera responsable.”
"Vous avez sans doute raison, dis-je, mais qui réalisera cela?”
"Le Monsieur que vous en aurez chargé, à Alger. Certainement pas une assemblée d'irresponsables, moins encore le Parlement Français, qui ignore à peu près tout des besoins locaux. Au Parlement de donner au Gouvernement les moyens financiers, les crédits budgétaires en un mot, en définissant l'effort national à consentir pour une période donnée. Et surtout, laissons faire le Monsieur qui est à Alger. Sa mission tient en quelques lignes.”
"Votre plan a le mérite de la cohérence et de la simplicité, répondis-je, mais croyez-vous que nous puissions éviter un règlement politique?”
“Nos adversaires n'ignorent pas que nous disposons d'une méthode administrative de règlement.C'est bien pourquoi ils réclament une solution politique, laquelle ne peut, à la longue, qu'aboutir à notre élimination. Certains de nos hommes politiques le sentent inconsciemment, mais jamais ils n'auront le courage de le reconnaître. Ce qui est évident, c'est que si nous accordions une quelconque égalité politique, nous n'avons plus qu'à nous en aller. Pensons à l'Indochine. Si les Français ne comprennent pas cela, ils seront chassés d'Afrique comme d'Asie. Et ils perdront tout pour avoir confondu politique et administration. Il faut le crier sur les toits. C'est votre rôle.”
A ce moment, les deux filles de mon nouvel ami arrivèrent en courant, suivies de près par leur mère. Je me levai et me disposai à prendre congé.
“Nous n'avons pas épuisé le sujet, me dit-il aimablement, et se tournant vers sa femme, "Monsieur et moi discutions de grands problêmes et nous nous sommes échauffés, moi surtout, ajouta-t il en souriant. Il faudra que nous reparlions de tout cela."
En rentrant à l'hôtel, je continuais à m'interroger sur le genre d'homme que j'avais abordé. Professeur? Fonctionnaire? Colon? Rien qui put me mettre sur la voie de la vraie solution. Il semblait avoir une connaissance réfléchie des hommes et des choses, une philosophie un peu désabusée et un éloignement pour la politique. Cet homme, au cours d'une seule conversation, m'avait ouvert de nouveaux horizons. Plutôt accoutumé aux facettes de la politique j'étais un peu dérouté par le caractère pratique, terre à terre, mais solide, de ses idées et la conviction qui émanait de ses propos était de nature à me faire réfléchir. J'avais rencontré une personnalité assez inédite et cela suffisait pour piquer ma curiosité. Sa froideur initiale avait fait place, vers la fin de notre entretien, à une chaleur plutôt sympathique; et je sentais confusément que certaines de ses interrogations irritées s'adressaient plus aux banalités que je lui avais mollement opposées qu'à moi-même. Enfin, il m'avait implicitement offert une revanche.
Je saisis l'occasion le lendemain, ou plus exactement, il me devança, m'envoyant, vers la fin du déjeuner, son fils pour me prier de prendre le café avec lui. Je le retrouvai dans le jardin de l'hôtel, il se leva à mon approche.” Ma famille est en prise avec des amis, me dit-il, et je crois avoir un peu bousculé hier vos positions. Ne m'en veuillez pas, ajouta-t-il avec cette courtoisie un peu hautaine qui m'attirait malgré moi."
Cher Monsieur, dis-je à mon tout, je suis sensible à vos attentions, et j'apprécie votre franchise un peu abrupte, et, puisque vous avez la courtoisie de rompre une solitude qui me pèse, permettez-moi de vous poser tout de suite une question."
Il me tendit une cigarette sans répondre.
"Puis-je vous demander ce que vous faites?"
Il me regarda vivement avec un demi sourire amusé.
"Devinez", répondit-il.
"J'ai cru initialement que vous étiez professeur."
"Mon Dieu non, bien que je me flatte d'avoir eu de nombreux élèves.”
"Fonctionnaire, peut-être?"
"Je ne peux pas dire que je sois fonctionnaire, encore que j'appartienne à l'Etat."
“Magistrat?”
"Non plus."
"Je crois, d'après ce que vous m'avez dit, que vous êtes un colonial?"
“Ne cherchez pas plus longtemps. Je suis un cocktail de tout cela, par la variété des affaires auxquelles j'ai été mêlé. Je suis militaire.”
Il parut jouir un instant de ma surprise, et, comme malgré moi, je regardais le revers de son veston, il sourit davantage.
"Vous vous imaginez le militaire sous la forme d'un civil mal habillé et abondamment décoré, me dit-il avec une ironie suprême dans le ton?"
Je protestai trop mollement.
“Oui, je suis officier,me dit-il, sérieusement cette fois. Lieutenant-Colonel et tout ce qu'il y a de plus métropolitain. Mais j'ai pas mal roulé.”
"Vous trompez bien votre homme, Colonel, répondis-je sur un ton de reproche, car c'est bien la dernière profession à laquelle j'eusse pensé pour vous."
“Merci”, dit-il en s' inclinant malicieusement.
Comme je le regardais attentivement, je vis que ses traits énergiques, mais non frustes, la sobriété de sa mise, le port un peu altier de son profil représentaient en effet assez bien le soldat de bonne race et cette voix brève était celle du chef né. Il comprit mon interrogation muette et satisfit ma curiosité.
"Voilà plus de vingt-cinq ans que je porte l'uniforme, reprit-il, en France et ailleurs. J'ai porté le burnous et le chapeau de brousse. Les décorations que vous cherchez à ma boutonnière, et que je n'arbore pas, je ne les ai pas ramassées dans les antichambres et je ne pense pas qu'elles ajoutent quoi que ce soit à mon caractère. Ma fierté est ailleurs et je ne me mets en uniforme que pour le service. Mon véritable uniforme, il est là, ajouta-t-il en montrant son coeur."
“Cependant, Colonel, le prestige de l'uniforme, risquai-je pour dire quelque chose..."
"Laissons cela", et il eut un imperceptible haussement d'épaule. Vous avez beaucoup voyagé, avec une optique bien différente de la mienne, vous avez enregistré beaucoup de témoignages, plus ou moins intéressés, mais je me permets de penser que votre profession rend difficiles les investigations en profondeur."
"N'allez pas croire, Colonel, que tout reporter soit superficiel.”
“Je ne crois rien sur les apparences, cher monsieur, et j'espère bien que vous appartenez à l'espèce des consciencieux. Je m’en apercevrai bien vite, ajouta-t-il en pointant vers moi son index.”
"A dire le vrai, j'ai peu fréquenté les militaires, hormis quelques officiels dans des réunions non moins officielles."
"Votre aveu en appelle un autre. Franchement, les gens de ma sorte se méfient beaucoup de la Presse. Nous vous reprochons votre amateurisme, alors que nous sommes de terribles professionnels. Au moins dans les grades subalternes, nous voyons d'abord l'homme, l'homme moyen, l'homme nu, devrais-je dire, et, au cours des phases de notre vie, nous le menons à la mort, car, comme l'a dit splendidement Monluc "la guerre n'est autre chose”.
Son regard se fit lointain, et il se tut un instant. Je respectai son silence.
"Cela modifie les rapports humains, prononça-t-il lentement. La guerre apprend à respecter profondément l'homme - la vie de l'homme. Ceux des miens qui sont morts, quelle que soit leur race, leur religion, leur qualité d'âme, je ne puis les oublier et je me demande parfois de quelle nature est ma responsabilité dans leur disparition."
“Sentiment qui vous honore, Colonel, dis-je spontanément."
“Si je vous dis cela, reprit-il avec une émotion contenue, c'est que j'ai lu beaucoup de livres écrits par des soldats, et ceux qui ont écrit ces livres portaient, en général, des jugements sévères ou moqueurs sur leurs officiers. Or je crois très profondément que ces jugements sont injustes.”
"La mort est une grande niveleuse. Les projectiles ne frappent pas plus le soldat que l'officier, et je ne connais pas beaucoup de chefs qui ne souffrent pas de la mort de leurs hommes, mais le chef a le pénible devoir de ne pas se laisser trop impressionner par cet aspect inéluctable du combat. Servitude effroyable du métier, car la vie humaine est sans prix.”
Il soupira longuement.
"C'est cela qu'il faudrait que vous écriviez, parce que c'est l'humble vérité. Les Français font la guerre à coups d'hommes (c'est Foch qui l'a dit). Alors que nous sommes entrés dans l’ère du matériel, que cela plaise ou non. Un char, une jeep, un avion, un croiseur, cela coûte cher,mais cela se remplace, tandis qu'un homme, cela ne se remplace pas." Et il martela ces derniers mots.