top of page

Le Colonel

Eté 1956

C'est aux hasards d'une cure à Vichy que je dois d'avoir connu celui que je nommerai désormais "le Colonel”. Plusieurs séjours prolongés en Afrique et en Asie, au cours desquels j'avais glané les éléments de divers reportages, avaient ébranlé quelque peu mon équilibre. Un vieil ami, savant médecin des âmes et des corps, m'avait examiné à non retour: 

“Tu as besoin de repos. La machine est bonne, mais le moteur a tourné très vite un peu trop longtemps et Dieu sait quels lubrifiants tu as employés. Va à Vichy trois semaines. Tout seul. Fais retraite. Hygiène du corps et de l'esprit. Puisque le mot est à la mode, relaxe-toi. A cent pour cent."


Je me trouvais ainsi, vers la fin de l'été, occupé à suivre scrupuleusement l'emploi du temps dont j'avais été pourvu et je pestais, à part moi, contre ce bouleversement de toutes mes habitudes, heureux cependant de l'impression de détente qui m'envahissait. Mais cette existence solitaire, si contraire à celle que j'avais menée pendant de longs mois, me pesait, et je devais faire effort pour ne pas emporter, aux repas, un journal ou une revue qui meublåt mon isolement.


La monotonie du régime alimentaire m'incitant à observer les tables environnantes, je ne tardai pas à remarquer une famille proche de moi, dont le comportement m'amusa d'abord puis m'intéressa. La femme, d'allure jeune, vêtue avec une élégance discrète, sans bijoux; elle régnait manifestement sur ses trois enfants, dont l'ainé paraissait sorti de l'adolescence, tandis que les filles avoisinnaient la dizaine d'années.


Le père, qui me faisait face le plus souvent et que je pus ainsi étudier à loisir, paraissait proche de la cinquantaine. Les cheveux ras, le masque énergique, un peu empâté, sobrement habillé, il donnait de prime abord une impression de froideur et d'autorité. Plutôt trapu, il me rappelait par instants ces bustes antiques dont ma jeunesse malhabile avait jadis, au fusain, malmené les traits marmoréens. Avec ses enfants il se montrait souciant, provoquant parfois des éclats de rire de ses filles, vite réprimés par sa femme.


A une époque où les boutonnières fleurissent aisément, il ne portait pas le moindre ruban et je me creusais la tête pour mettre une profession sur cet homme. Bref, il m'intriguait. Son regard aigu et scrutateur s'était à plusieurs reprises appesanti sur moi et j'avais eu l'impression d'être photographié.


En dehors des heures que je devais consacrer aux obligations de la cure, je travaillais cependant à rassembler mes notes et à mettre en ordre mes fiches; chaque jour, dans l'après-midi, j'achetais un journal pour ne pas perdre contact avec l'actualité. Quelques jours après mon arrivée, je me trouvais au kiosque du Parc en même temps que mon vis-à-vis de l'hôtel. Il demanda le même quotidien que moi.


Obéissant à mon démon familier, et profitant de ce que comprenais à son regard et à un furtif sourire qu'il n'avait , lui aussi, reconnu, je le saluai et me présentai. Il se nomna.


“Excusez-moi, dit-il, mais j'ai rendez-vous avec ma famille d'ici peu et, si vous le voulez, nous pourrions nous asseoir dans les parages”. Sa courtoisie un peu hautaine ne me rebuta point. Sa voix était bien timbrée, son absence d'accent fleurait le Parisien.


Je me mis à parler de moi et de ma solitude temporaire pour justifier mon apparent sans gêne. "Mon foie me donne aussi quelques soucis, me répondit-il, mais les vacances sont le seul moment où je puisse avoir mes enfants à moi. Ils sont au tennis avec leur mère, ajouta-t-il; je n'ai jamais été très fort à ce jeu et mon médecin m'assure qu'à mon âge, il faut éviter les efforts prolongés.”


Je me récriai, car rien dans son allure ne marquait la fatigue.


“Mais vous, reprit-il, vous venez de me dire que vous avez séjourné longtemps loin de France? Cela m'intéresse. Racontez-moi cela."


En disant cela, il avait jeté un bref coup d'œil sur les titres du journal; l'actualité des questions africaines m'offrait un sujet tout trouvé.


Nous nous étions assis sur un banc, il avait tiré avec soin sur le pli de son pantalon et croisé les jambes. Il m'offrit une cigarette, sortit un briquet et coupa ainsi un court instant mon bavardage.


Je me rendis compte que mon solo risquait de paraître discourtois et je m'arrêtai. Il enchaîna immédiatement.


“La question algérienne qui nous préoccupe tous est à la fois plus simple et plus compliquée qu'on le dit en général, dit-il en souriant et en détachant ses mots. Plus simple, parce que le Musulman n'est pas un être complexe; depuis des siècles, il a la crainte et l'habitude de l'autorité. Son fatalisme s'accommode aisément de la tyrannie sous toutes ses formes."


Je pensai à part moi que j'écoutais un professeur et je me félicitai aussitôt d'avoir trouvé une solution à ma curiosité.


" Le problème est plus compliqué, poursuivit-il, parce que nous avons, nous autres français, une déplorable tendance à juger les gens par rapport à nous et non par rapport à eux."


J'opinais de plus en plus pour le professeur.


"Je crois connaître assez bien les Nord Africains; j'ai eu les meilleures relations avec les indigènes. Mot à proscrire, dit-il en se reprenant vivement, puisque l'usage lui a conféré un sens péjoratif. Je connais aussi les Français. Ils ont la manie d'être aimés et ils croient que leur bon garçonnisme foncier suffit à tout.”


Il marqua un temps.


“Qu'avons nous fait en Algérie? Il me regarda en hochant la tête. Je veux dire pour l'autochtone? Depuis une cinquantaine d'années, nous lui avons offert deux guerres. Et je ne parle pas de l'Indochine. L'Algérie est un pays sous-administré, il n'y a qu'à regarder et à comprendre, si possible."


Le professeur disparut et mon subconscient embraya sur l'hypothèse d'un fonctionnaire du Gouvernement Général, porté à la critique par son mauvais foie.


“Il faut être objectif, cher Monsieur, dit-il en décroisant les jambes et en jetant sa cigarette? Je suis tout le contraire d'un démagogue, mais je dois comparer ce que j'ai vu il y a une dizaine d'années et ce que j'ai vu récemment. Aucun doute n'est permis. Beaucoup de promesses. Peu de réalisations."


Cette fois, le fonctionnaire s'était démasqué.


"Mais,m'écriai-je, et l'œuvre française depuis la conquête, l'accroissement de la population, les hôpitaux, les barrages?"


Vous continuez à raisonner d’après vos préjugés. répliqua-il, car ces gens-là n'apprécient pas les mêmes choses que vous, Certains en sont encore à l'an mille, malgré tout ce que racontent les politiciens et les journalistes.” Il fit une inclination de tête comique vers moi.


Le caïd qui se promène dans une voiture américaine reste un féodal. Faire suer le burnous est demeuré le rêve de tout bon Musulman. Nous avons initialement mis de l'ordre ici. C'est entendu et nul ne le nie. Nous avons cru substituer nos habitudes juridiques de petits bourgeois à un arbitraire qui nous paraissait scandaleux. Pensez-vous que cela ait modifié le Coran et l'état d'esprit du "meskine"? Qui vous garantit que l’Arabe ne préfère pas son arbitraire à votre sacré droit?”


Je ne répondis pas. Ce diable d'homme m'embarrassait.


“Mon cher ami, poursuivit-il en haussant imperceptiblement les épaules, le Kabyle et le Berbère restent attachés à une forme de vie bien étrangère à nos propres préoccupations. Notre syndicalisme, notre politique ne servent à certains évolués à nous tailler des croupières et à se pousser du coude. On ne passe pas sans transition du Califat à la démocratie type 56. ET, que nous le voulions ou non, nous sommes des “roumis".


Il se tut un court instant, mais je ne voulus pas interrompre mon nouvel ami.


" Sí je parle du Berbère et du Kabyle, reprit-il en dressant l'index à hauteur de ses lèvres, c'est surtout pour marquer la différence qui sépare l'homne de la montagne de celui de la plaine, l'Arabe cent pour cent, l'envahisseur musulman, aujour d'hui cireur de souliers ou chauffeur d'autocar -ou petit politicien de médina. La vie tribale est sans rapport avec l'existence urbaine, y avez-vous songé? L'Algérie n'est pas seulement à Alger. Nous l'oublions trop souvent."


“Mais, objectai-je, il existe une personnalité algérienne; le gouvernement français l'a reconnu.”


Il eut un rire d'une spontanéité charmante.


“Vous aussi croyez aux interlocuteurs valables? Avez-vous vécu avec eux, au milieu d'eux? Avez-vous pratiqué le nomade? Avez-vous assisté à leurs chikaîas?”


“Rarement, fis-je sans conviction."


"Sans vous vexer le moins de monde, car j'en serais désolé, cher Monsieur, je crains que, comme beaucoup de nos compatriotes, vous ne confondiez la paille des mots et le grain des choses. La propagande de la Ligue Arabe et nos propres insuffisances ont éveillé des idées neuves dont il serait absurde de nier la valeur et la séduction. Mais ce sont nos faiblesses et nos incertitudes qui ont provoqué des hardiesses impensables il y a quelques années. Mais qui a sérieusement pensé à ce que peuvent être les désirs du Musulman moyen?”


“L'élévation du niveau de vie, hasardai-je.”


Il balaya non intervention des mots. “Des mots, dit-il; vides de sens. Un frigidaire, la TSF, l'automobile? Et alors?"


“Mais enfin, dis-je, le progrès matériel est tout de même source de progrès social."


"Si vous le croyez réellement, je vous plains, répondit-il en me lançant un regard amical et pénétrant. C'est une illusion de barbare - ou d’Américain; elle me surprend de votre part. Il est bien évident que la science du demi-siècle nous a apporté d'énormes moyens et qu'elle a détruit beaucoup de préjugés et de superstitions en même temps qu'elle réduisait les distances. Mais cela, c'est l'aspect matériel des choses. L'homme est-il pour autant meilleur? D'après quels critères? La barbarie a-t-elle pour autant reculé? Les horreurs d'Espagne, d'Allemagne, de Russie, sans parler de certaines petites atrocités de la trop fameuse Libération? Qu'en dites-vous? C'est cela le progrès social? Et la discrimination raciale, ce fléau de notre temps? Vous avez vu l'Asie, m'avez-vous dit; vous connaissez sans doute les Indes?"


J'acquiescai.


“Alors? Vous croyez sérieusement ces foules misérables aptes à prendre subitement conscience d'un état, d' une politique mondiale? Mais enfin, cher monsieur, c'est à la fois enfantin et absurde. Jamais le monde n'a été plus éloigné de la liberté et de la fraternité. Ne parlons surtout pas de l'égalité, parce que le bien ne peut être légal du mal, ni le fort du faible. Et la transformation de nos gouvernements en agences de tourisme a peu de chances d'améliorer la situation. Ce sont de beaux rêves mais ce ne sont que des rêves."


Son assurance m'agaçait un peu.


“Vous ne nierez cependant pas, finis-je par répliquer, la puissance des organisations modernes du travail, les conquêtes sociales? Ce sont des faits, là aussi."


"Nous nous égarons, dit-il en souriant, et en me toisant. Vous avez vu beaucoup de choses, plus même que moi, mais je crains que vous ne les ayez vues avec vos yeux d'Occidental. Tout est là. Vous posez en principe la suprématie du blanc et son mode de raisonnement. Tout cela est terriblement relatif, mon cher. Sommes-nous supérieurs aux esclaves yéménites parce que nous lisons des journaux, prenons l'avion et notre douche quotidienne? Est-il absolument nécessaire de créer à l'homme des besoins qu'il ne peut satisfaire dans l'immédiat? Voulez-vous faire le bonheur de l'homme a priori? Contre lui? A quel titre s'il vous plaît? Le problème réel et urgent est de rendre, s’il se peut, un certain équilibre à un ensemble de sociétés en décomposition sans prétendre arrêter le cours de l'histoire. Le bonheur, comme la santé, n'est qu'une exception, un état passager. Ce n'est pas d'aujourd'hui que le sage doit se contenter de peu. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas, ajouta-t-il vivement. Je ne songe pas à nier votre progrès matériel, mais ce qui importe, c'est de mesurer ce qui est possible à un moment donné, ce qui peut être espéré dans un futur proche et enfin ce qui peut et doit attendre et il faut surtout se garder de mélanger les trois."


"Auriez-vous le plan?” Dis-je très ironiquement.


“Il en est des réformes comme des remèdes, répondit-il en me regardant avec hauteur. Utilise-t-on tous les remèdes en cas de crise? Le malade, comme le citoyen qui réclame des réformes, appelle un soulagement rapide et s'il sait à peu près où il a mal, il ignore la thérapeutique. Des analyses sont nécessaires, des radios, pour éclairer le praticien. Le temps joue son rôle. La douleur aussi à son utilité. Mais les plaintes du malade ne suffisent pas. Non plus que les doléances du citoyen. Médecins et gouvernements doivent s'informer, étudier et classer les symptômes. C'était le vieux système des États Généraux de la Monarchie. Le diagnostic est alors possible."


Je regrettai mon ironie.


"Il y a donc deux temps distincts, aussi bien pour soigner les sociétés que les individus, poursuivit-il, puisqu'il est bien évident qu'on ne peut soigner la maladie qu’après son identification. Tout au plus peut-on produire un soulagement temporaire avec certains analgésiques, telles que les promesses électorales. Encore faut-il expliquer au patient les effets à attendre des remèdes, car l'aspect moral d'un traitement n'est pas moins important que son action physiologique. Axel Munthe a écrit là-dessus des pages définitives. Et il faut enfin laisser agir le temps. Voilà mon plan."


“Comment en verriez -vous l'application en Afrique, dis-je avec curiosité ?"


Dans l'état actuel des choses, il semble bien que le malaise essentiel provient d'un complexe d'infériorité très répandu. Est-il justifié? Oui. Correspond-il à une différence de nature entre l'autochtone et nous? En fait, oui encore, car l'Arabe, le Kabyle n'ont ni la maturité politique ni le niveau culturel et technique du français moyen. C'est là le point délicat, puisque nos adversaires ne veulent pas admettre cette infériorité de fait."


"Alors, il n'y a pas de solution."


"Si. Cette infériorité peut et doit disparaître, mais il est clair que le temps seul peut apporter la solution. Il faut procéder par paliers, assortis de garanties, en initiant l'autochtone à l'administration locale - à l'exclusion de toute politique. La gestion d'une petite communauté est parfaitement dans les cordes des Musulmans et notre seul tort est peut-être de ne l'avoir pas reconnu plus tôt. Contrôle ne doit pas vouloir dire ingérence; notre rôle doit se borner à donner à ceux qui veulent travailler les moyens de le faire, car il faut faire comprendre que le travail paye, ce dont l'Arabe n’est pas persuadé. Suivant la formule de Lyautey, il faut donc étudier les situations locales, évaluer les richesses et les services à exploiter et y adapter les moyens. Parallèlement, il s'agit de recenser la main-d'œuvre disponible par spécialité et de créer des centres de formation pour ceux qui ne savent rien. Tout ceci exige une grande décentralisation, au moins dans un premier temps. Des travaux d'intérêt commun: routes, séguias, bâtiments permettent toujours d'éponger le chômage qui reste la plaie sociale des pays dits sous développés. La misère résulte de la paresse - ou de la difficulté de trouver un travail rémunérateur."


“C'est donc une œuvre d'assainissement administratif que vous préconisez d'abord?"


“Exactement, car la promotion musulmane ne se fera dans l'ordre que par ce moyen. Rappelons-nous que la Révolution française après avoir essayé l'élection comme moyen de promotion du Tier État a dû y renoncer très rapidement; ce qui est à proscrire à tout prix, c'est la discussion politique à propos d'affaires communales. Une fontaine municipale ne pose pas de problèmes politiques, ou si elle en soulève, c'est que la machine administrative est faussée. Or, n'importe quel conseil de notables vous éclairera sur les besoins réels de son douar. Ce sont les produits de la terre difficiles à transporter pour les vendre, ce sont les insuffisances de l'irrigation ou du drainage, d'engrais, de graines, du défrichement. Il convient aussi de stimuler l'artisanat local, de généraliser la production d'articles de vannerie et de poterie adaptés au climat local en créant des ateliers correspondant à la démographie de la circonscription administrative. Il s'agit donc de faits simples d'ordre physique, où il est possible d'utiliser toutes les compétences. C’est d'ailleurs le b-a, ba de toute œuvre civilisatrice. Et pour réduire les légitimes revendications de l'autochtone, il faut évidemment réaliser l'égalité des salaires à égalité de compétence. Si les Fellaghas ont pu recruter, c'est parce que le fellah était oisif. Pas de travail, ou un travail mal rémunéré. Je ne crois pas que l'on puisse de bonne foi échapper à cette réalité. Laissons de côté les responsabilités antérieures dont la recherche n'aboutirait qu'à des critiques stériles."


"Que pensez-vous alors des élections, dont le gouvernement fait sa panacée?"


"Pour élire qui, cher monsieur? Dès fainéants. Il n'y a pas de problème politique algérien, il n'y a que des problèmes de travail et de répartition des richesses. Il suffit de créer localement une activité productive. Le régime de la propriété ne doit pas être initialement mis en cause, sinon nous allons au devant de l'anarchie et nous sombrons dans la politique. Encore une fois donner à chacun les moyens de travailler n'est pas affaire de politique, mais d'administration. Notez bien qu'il ne s'agit pas de faire une expérience. Il s'agit de mettre de l'ordre, et on ne le fera rapidement qu'à l'échelon local. Quand chaque cellule administrative sera saine, on pourra, mais seulement alors, faire le point et aborder les problèmes d'ensemble. Pour répondre à votre question d'ordre électoral, ce n'est pas l'élu du Constantinois qui me renseignera sur les besoins de sa circonscription (qu'il s'empressera d'ailleurs de quitter), mais c'est le Maire, ou le Sous-Préfet, qui en sera responsable.”


"Vous avez sans doute raison, dis-je, mais qui réalisera cela?”


"Le Monsieur que vous en aurez chargé, à Alger. Certainement pas une assemblée d'irresponsables, moins encore le Parlement Français, qui ignore à peu près tout des besoins locaux. Au Parlement de donner au Gouvernement les moyens financiers, les crédits budgétaires en un mot, en définissant l'effort national à consentir pour une période donnée. Et surtout, laissons faire le Monsieur qui est à Alger. Sa mission tient en quelques lignes.”


"Votre plan a le mérite de la cohérence et de la simplicité, répondis-je, mais croyez-vous que nous puissions éviter un règlement politique?”


“Nos adversaires n'ignorent pas que nous disposons d'une méthode administrative de règlement.C'est bien pourquoi ils réclament une solution politique, laquelle ne peut, à la longue, qu'aboutir à notre élimination. Certains de nos hommes politiques le sentent inconsciemment, mais jamais ils n'auront le courage de le reconnaître. Ce qui est évident, c'est que si nous accordions une quelconque égalité politique, nous n'avons plus qu'à nous en aller. Pensons à l'Indochine. Si les Français ne comprennent pas cela, ils seront chassés d'Afrique comme d'Asie. Et ils perdront tout pour avoir confondu politique et administration. Il faut le crier sur les toits. C'est votre rôle.”


A ce moment, les deux filles de mon nouvel ami arrivèrent en courant, suivies de près par leur mère. Je me levai et me disposai à prendre congé.


“Nous n'avons pas épuisé le sujet, me dit-il aimablement, et se tournant vers sa femme, "Monsieur et moi discutions de grands problêmes et nous nous sommes échauffés, moi surtout, ajouta-t il en souriant. Il faudra que nous reparlions de tout cela."


En rentrant à l'hôtel, je continuais à m'interroger sur le genre d'homme que j'avais abordé. Professeur? Fonctionnaire? Colon? Rien qui put me mettre sur la voie de la vraie solution. Il semblait avoir une connaissance réfléchie des hommes et des choses, une philosophie un peu désabusée et un éloignement pour la politique. Cet homme, au cours d'une seule conversation, m'avait ouvert de nouveaux horizons. Plutôt accoutumé aux facettes de la politique j'étais un peu dérouté par le caractère pratique, terre à terre, mais solide, de ses idées et la conviction qui émanait de ses propos était de nature à me faire réfléchir. J'avais rencontré une personnalité assez inédite et cela suffisait pour piquer ma curiosité. Sa froideur initiale avait fait place, vers la fin de notre entretien, à une chaleur plutôt sympathique; et je sentais confusément que certaines de ses interrogations irritées s'adressaient plus aux banalités que je lui avais mollement opposées qu'à moi-même. Enfin, il m'avait implicitement offert une revanche.


Je saisis l'occasion le lendemain, ou plus exactement, il me devança, m'envoyant, vers la fin du déjeuner, son fils pour me prier de prendre le café avec lui. Je le retrouvai dans le jardin de l'hôtel, il se leva à mon approche.” Ma famille est en prise avec des amis, me dit-il, et je crois avoir un peu bousculé hier vos positions. Ne m'en veuillez pas, ajouta-t-il avec cette courtoisie un peu hautaine qui m'attirait malgré moi."


Cher Monsieur, dis-je à mon tout, je suis sensible à vos attentions, et j'apprécie votre franchise un peu abrupte, et, puisque vous avez la courtoisie de rompre une solitude qui me pèse, permettez-moi de vous poser tout de suite une question."


Il me tendit une cigarette sans répondre.


"Puis-je vous demander ce que vous faites?"


Il me regarda vivement avec un demi sourire amusé.


"Devinez", répondit-il.


"J'ai cru initialement que vous étiez professeur."


"Mon Dieu non, bien que je me flatte d'avoir eu de nombreux élèves.”


"Fonctionnaire, peut-être?"


"Je ne peux pas dire que je sois fonctionnaire, encore que j'appartienne à l'Etat."


“Magistrat?”


"Non plus."


"Je crois, d'après ce que vous m'avez dit, que vous êtes un colonial?"


“Ne cherchez pas plus longtemps. Je suis un cocktail de tout cela, par la variété des affaires auxquelles j'ai été mêlé. Je suis militaire.”


Il parut jouir un instant de ma surprise, et, comme malgré moi, je regardais le revers de son veston, il sourit davantage.


"Vous vous imaginez le militaire sous la forme d'un civil mal habillé et abondamment décoré, me dit-il avec une ironie suprême dans le ton?"


Je protestai trop mollement.


“Oui, je suis officier,me dit-il, sérieusement cette fois. Lieutenant-Colonel et tout ce qu'il y a de plus métropolitain. Mais j'ai pas mal roulé.”


"Vous trompez bien votre homme, Colonel, répondis-je sur un ton de reproche, car c'est bien la dernière profession à laquelle j'eusse pensé pour vous."


“Merci”, dit-il en s' inclinant malicieusement.


Comme je le regardais attentivement, je vis que ses traits énergiques, mais non frustes, la sobriété de sa mise, le port un peu altier de son profil représentaient en effet assez bien le soldat de bonne race et cette voix brève était celle du chef né. Il comprit mon interrogation muette et satisfit ma curiosité.


"Voilà plus de vingt-cinq ans que je porte l'uniforme, reprit-il, en France et ailleurs. J'ai porté le burnous et le chapeau de brousse. Les décorations que vous cherchez à ma boutonnière, et que je n'arbore pas, je ne les ai pas ramassées dans les antichambres et je ne pense pas qu'elles ajoutent quoi que ce soit à mon caractère. Ma fierté est ailleurs et je ne me mets en uniforme que pour le service. Mon véritable uniforme, il est là, ajouta-t-il en montrant son coeur."


“Cependant, Colonel, le prestige de l'uniforme, risquai-je pour dire quelque chose..."

"Laissons cela", et il eut un imperceptible haussement d'épaule. Vous avez beaucoup voyagé, avec une optique bien différente de la mienne, vous avez enregistré beaucoup de témoignages, plus ou moins intéressés, mais je me permets de penser que votre profession rend difficiles les investigations en profondeur."


"N'allez pas croire, Colonel, que tout reporter soit superficiel.”


“Je ne crois rien sur les apparences, cher monsieur, et j'espère bien que vous appartenez à l'espèce des consciencieux. Je m’en apercevrai bien vite, ajouta-t-il en pointant vers moi son index.”


"A dire le vrai, j'ai peu fréquenté les militaires, hormis quelques officiels dans des réunions non moins officielles."


"Votre aveu en appelle un autre. Franchement, les gens de ma sorte se méfient beaucoup de la Presse. Nous vous reprochons votre amateurisme, alors que nous sommes de terribles professionnels. Au moins dans les grades subalternes, nous voyons d'abord l'homme, l'homme moyen, l'homme nu, devrais-je dire, et, au cours des phases de notre vie, nous le menons à la mort, car, comme l'a dit splendidement Monluc "la guerre n'est autre chose”.


Son regard se fit lointain, et il se tut un instant. Je respectai son silence.


"Cela modifie les rapports humains, prononça-t-il lentement. La guerre apprend à respecter profondément l'homme - la vie de l'homme. Ceux des miens qui sont morts, quelle que soit leur race, leur religion, leur qualité d'âme, je ne puis les oublier et je me demande parfois de quelle nature est ma responsabilité dans leur disparition."


“Sentiment qui vous honore, Colonel, dis-je spontanément."


“Si je vous dis cela, reprit-il avec une émotion contenue, c'est que j'ai lu beaucoup de livres écrits par des soldats, et ceux qui ont écrit ces livres portaient, en général, des jugements sévères ou moqueurs sur leurs officiers. Or je crois très profondément que ces jugements sont injustes.”

"La mort est une grande niveleuse. Les projectiles ne frappent pas plus le soldat que l'officier, et je ne connais pas beaucoup de chefs qui ne souffrent pas de la mort de leurs hommes, mais le chef a le pénible devoir de ne pas se laisser trop impressionner par cet aspect inéluctable du combat. Servitude effroyable du métier, car la vie humaine est sans prix.”


Il soupira longuement.


"C'est cela qu'il faudrait que vous écriviez, parce que c'est l'humble vérité. Les Français font la guerre à coups d'hommes (c'est Foch qui l'a dit). Alors que nous sommes entrés dans l’ère du matériel, que cela plaise ou non. Un char, une jeep, un avion, un croiseur, cela coûte cher,mais cela se remplace, tandis qu'un homme, cela ne se remplace pas." Et il martela ces derniers mots.

“Vous avez cent fois raison, Colonel, mais permettez moi de vous dire que je n'ai pas souvent entendu exprimer cette pensée par des militaires."


"En effet, approuva-t-il; et il y a là une espèce de pudeur très compréhensible. Pour le soldat, la mort fait partie du métier, mais pour le civil, pour ceux qui restent, il faut que le soldat mort soit un héros. Quelle ironie! Quand je songe, poursuivit-il rêveusement, à ceux que j'ai vu mourir, je crois pouvoir dire qu'aucun d'eux n'a pensé, en mourant, qu'il était un héros. Pour la raison très simple que la mort a été brutale ou que le pauvre blessé était inconscient et quittait la vie sans même s'en rendre compte. Et je ne parle pas de tous ceux qui ont été tués par leur faute, leur insouciance, par bravade ou par peur. Car il y a cela aussi, voyez-vous.”


Il me regarda, mais ce n'est pas moi qu'il voyait.


"J'ai connu des hommes braves, dit-il en me fixant, c'est-à-dire inconscients du danger. Ce sont parfois ceux qui font les choses les plus folles ou les plus merveilleuses. J'ai connu des hommes courageux qui, face à la mort proche, serraient les dents et qui, parfaitement lucides en présence du risque, le prenaient pour l'exemple, pour le devoir. Ceux-là sont, peut-être des héros-et pas tous morts. J'ai enfin connu des hommes qui avaient peur, à cause de la fatigue physique, à cause du danger sournois qui rôde, nuit après nuit, dans cette effroyable affaire qu'est la guérilla, à cause de la tension parfois insoutenable, qui s'abat sur le combattant.”


“Certains la surmontaient. Combien? Qu'importe! C’est cela, la guerre. Et, au cours de ces combats incertains où nul ne peut dire ce qui se passera dans le quart d'heure, où les minutes sont des siècles, il m'est arrivé d'être pris d'une tendre pitié pour ces humbles qui se serraient autour de moi, dont le regard était chargé de toute l'angoisse humaine et qui répondaient par un pauvre sourire à l'appel de leur nom. Durand, Mohammed ou Minh, leur vie, comme la mienne, a pesé bien peu dans la balance du destin à certains moments. Qu'eussent fait, qu'eussent pensé de moi ces hommes, si j'avais faibli, si je m'étais attendri? Je devais avoir du courage pour eux, plus que pour moi."


“Je n'avais jamais pensé à cela, Colonel."


"C'est une chose terrible que l'instinct de conservation, vous pouvez me croire. Lorsque ça crache de partout, il est malaisé de se lever pour aller se montrer à ceux qui hésitent, ou simplement pour réconforter d'un mot, d'une présence, ceux qui, cramponnés à leur arme ou à leur poste radio, font leur humble devoir en courbant le dos. Et pourtant, il faut le faire, en pensant à ce que disait Turenne: "tu trembles, carcasse!...."


Ce n'était plus à moi qu'il parlait,mais sa voix basse, hachée, s'adressait à ces hommes dont il avait partagé les angoisses et je ne pouvais m'empêcher d'admirer l'émotion avec laquelle il évoquait le souvenir de ses hommes dont il avait partagé les angoisses, et je ne pouvais m'empêcher d’admirer l'émotion avec laquelle il évoquait le souvenir des “ses hommes”, avouant ainsi, avec quelle discrétion, ses propres appréhensions.


“Je vous comprends, Colonel, dis-je, après un long silence."


Il parut revenir d'un rêve douloureux.


“Quand on a vécu cela, quand on a senti dans sa propre chair ce que d'autres ont ressenti, au même moment, au même endroit, il faudrait être bien médiocre pour ne pas aimer l'homme, non pas d'un amour platonique et bêlant, mais d’un amour fort et er précis, de celui qui se traduit par des actes et non par des discours. C'est cela qui justifie la fermeté dans le commandement. La discipline, au feu, épargne les vies, car le combattant, pour être efficace, doit exécuter presque automatiquement ce qui lui a été appris. Et aucun règlement n'apprend à se faire tuer. Ainsi donc, la fermeté dans le commandement fait qu'un chef dur au combat est nécessairement ménager de la vie de ses hommes."


"Je vous crois volontiers, Colonel, mais vous m'accorderez que l'on rencontre des chefs exagérément durs ou injustes."


"Sans doute, dit pensivement le Colonel, mais ils sont l'exception et je pense que cela signifie seulement que leurs supérieurs en manquent de fermeté."


"Vous êtes paradoxal, Colonel."


“Mais non, mon cher; réfléchissez. A quelque échelon qu'il se trouve, le chef peut et doit être renseigné sur le comportement de ses subordonnés. Le chef doit et peut connaître ceux qui commandent en son nom, comme lui-même commande en vertu d'une loi supérieure. Responsable de l'instruction de sa troupe, il a le devoir de faire les observations nécessaires et même de prendre des sanctions et je ne vois pas la difficulté qu'il y a à reprendre un officier sur son inutile dureté. Ce n'est pas du paternalisme, loin de là. Et précisément l'autorité que confère le grade facilite l'exercice du commandement. Si le français a parfois mauvaise tête, je n'en ai guère vus qui fussent de mauvais cœurs. Chez nous, le soldat aime le chef strict dans le service, sévère pour lui comme pour les autres, à condition que ce chef, dans les moments où la discipline le permet, et il y en a, se montre humain, compréhensif, qu'il manifeste un intérêt réel pour ses hommes, qu'il leur parle, les fasse parler et qu'en toutes circonstances, il leur fasse confiance. Pas d'injures, pas d'ironie, pas de familiarité. Un peu de chaleur humaine et s'il se peut, car tous ne le peuvent pas, de la gentillesse."


"Tableau flatteur, Colonel."


“Allons donc! Grâce à Dieu, les mauvais chefs sont rares. C'est pour cela qu'on en fait des livres. Pourquoi parler des bons, des vrais, de ceux qui s'attachent à étudier leurs subordonnés, à tirer parti de leurs défauts mêmes et qui savent louer à propos. Ils ne font que leur devoir, ceux-là."


"Il y a pourtant des exemples de chefs trahis ou massacrés par leurs hommes?"


"Ai-je dit que le chef devait avoir une confiance aveugle en ses hommes? Surtout s'ils sont d'une race différente, ou s'il parle mal leur langue. Mais la bonté est contagieuse, plus que la dureté ou l'indifférence. Encore une fois, l'homme est l'homme. Il a sa vie à lui, sa conscience, son passé, sa formation, ses superstitions, ses intérêts, ses passions. Allez-vous les ignorer? Je suis absolu dans ce que je vais vous dire: l'officier qui, à son échelon, ne donne pas tout son temps à bien connaître son monde, dans le détail fera peut-être illusion en garnison ou au camp. À la guerre, s'il y a un coup dur, il paiera cher son insouciance et si sa peau - à lui - est en jeu, je n'en donne pas cher. Je suis prêt, pour ma part, à expliquer de cette manière bien des défaillances que l'on n'a jamais cherché à élucider. Un chef aimé de ses hommes, virilement, peut tout en attendre. Car ses hommes sont réellement à lui. Ils sont à son image et il n'a pas de questions à se poser sur leur fidélité. Je peux dire, après de longues années de métier, que mes seules satisfactions, c'est comme cela que je les ai eues. Être obéi en amitié, sentir que tous font bloc avec vous, même les "durs", pour le meilleur et pour le pire, quand vous avez senti cela une fois dans votre vie, mon cher, vous ne désirez rien d'autre. C'est la plus belle chose qui soit au monde."


"Comme vous dites cela, Colonel!”


"Voilà la vraie grandeur du métier des armes, on ne le répétera jamais assez, et vous ferez une belle action en l'écrivant. C’est en Indochine que j'ai connu cela, sans doute pour la dernière fois. J'y ai commandé une unité vietnamienne. Ces gosses, car ils n'avaient guère plus de vingt ans, que j'ai aimés comme mes fils, me l'ont bien rendu. Le jour même de ma prise de commandement, nous partions au baroud; nous nous sommes observés - et l'Asiatique est plutôt hermétique pour un occidental. Je les ai ménagés au début, allant jusqu'à désobéir à certains ordres pour tenir compte de leur inexpérience, du terrain difficile, des étapes épuisantes. J'ai pris le volant quand mon chauffeur accablé comme moi par une chaleur de four, commençait à faiblir, j'ai vu mes hommes, un par un, les questionnant pendant les trop courtes haltes, je me suis assuré que les repos et la nourriture étaient satisfaisants, entrant dans d'infimes détails - ce dont j'ai horreur, bref, montrant que leurs fatigues étaient mes fatigues, levé le premier, couché le dernier, me relevant au milieu de la nuit pour aller voir mes sentinelles. Ils se sont habitués à me voir partout, à n'importe quel instant. Petit à petit, je les ai vus souriant à mon passage, rectifiant la position, car l’Asiatique s'accroupit pour se reposer, améliorant leur pauvre tenue de brousse; j'ai félicité, le plus que j'ai pu, fermant les yeux sur des maladresses, mais les faisant rectifier après. Tout cela est bien humble, vous le voyez. Et le miracle s'est accompli. Petit à petit. Pris par le rythme des opérations, nous nous sommes soudés les uns aux autres, j'ai eu la chance de les tirer de quelques mauvais pas; j'ai pu profiter d'une accalmie pour organiser une de ces fêtes dont ils sont si friands. Ils ont joué, dansé, chanté, pour eux, pour moi, et un beau jour, j'ai su que je pourrais désormais les emmener au bout du monde, j'ai eu la sensation physique d'un accord définitif."


Il s'était animé au cours de ce long soliloque et je le sentais porté par son sujet et emporté bien loin par ses souvenirs. Je le voyais au milieu de tout son monde, avec une autorité réellement souveraine.


"Oui, dit-il à mi-voix, ces gosses ont été merveilleux."


"Vous les regrettez, Colonel? Fis-je."


“Je vais vous dire une chose inouïe, mon cher, que je garde comme le plus admirable souvenir de là-bas. Quand je les ai quitté la mort dans l'âme, un de mes officiers, dont la valeur morale a fait mon admiration pendant de longs mois, m'a dit: "Mon Commandant, vous serez toujours présent au milieu de nous, car nous savons que vous nous avez donné tout votre coeur et que vous ne pouvez plus le reprendre." 


Ses yeux brillèrent un instant d’un vif éclat.


"En somme, dit-il en détournant la tête, la guerre, c'est la lutte permanente entre le devoir, la mission disons-nous et l'instinct de conservation. Le chef, tendu vers son objectif, saisi par sa propre volonté, contrarié par celle de l'ennemi, s’efforce d'oublier, au plus fort du combat, la crainte physique et de négliger la résistance passive que cette même crainte provoque automatiquement dans le corps et l'esprit de ses hommes. Tout le drame de la guerre et du chef est là."


"Je commence à comprendre vos griefs contre de nombreux récits de guerre, Colonel."


Il ne parut pas entendre.


"Il serait bien hardi, dit-il comme pour lui-même, celui qui, au plus fort du combat, abandonnerait la lutte sous le prétexte que le prix à payer est trop élevé. C’est du reste là que se pose le plus grave problème, non pas dans le corps à corps, mais au moment où la décision d'accepter le prix de ce corps à corps est prise. Voilà le réel problème du soldat, si différent des problèmes de la vie civile. La décision militaire engage souvent sans appel, surtout aux petits échelons. Nul ne peut arrêter un projectile sur sa trajectoire. Il y a des ordres impossibles à reprendre. C'est le terrible risque du combat, que les cœurs faibles repoussent instinctivement. Dans la vie courante, il est le plus souvent possible d'annuler une mesure malheureuse, ou injuste, d'infléchir une décision hâtive ou maladroite, de revenir en arrière, de chercher des délais. Au combat, rien de pareil. Un cadavre est un cadavre. Une unité mal engagée est très difficile à dégager; et si vous exécutez à la lettre un ordre mal donné, votre responsabilité s'efface devant celle de votre supérieur. Où commence le droit de ne pas obéir?"


"Il y a des ordres absurdes ou impossibles à exécuter, Colonel.”


“Qu'en savez-vous, me dit-il rudement? Etes-vous juge de votre chef? Na-t-il pas des éléments d'appréciation qui vous échappent? Est-il moins ménager que vous du sang de sa troupe? N'oubliez pas qu'à la guerre, le temps joue un rôle essentiel. Murmurer contre l'ordre crée un temps mort en même temps qu'une hésitation vient compromettre le rythme de l'exécution. En prétendant juger un ordre, dans le temps comme dans l'espace, vous faussez peut-être une manœuvre d'ensemble dont vous ignorez tout. Le sacrifice que vous repoussez est peut-être précisément le prix à payer pour un bien supérieur.Le savez-vous? Etes-vous responsable? Où finit l'obéissance, je vous le demande?”


“Je reconnais, Colonel, que le dilemme est délicat, mais moi, je vous demande si vous n'avez jamais désobéi?"


Il ne répondit pas. Il se penchait vers la tasse de café refroidi et s'assurait qu'il l'avait sucré. Il se rejeta soudain en arrière.


“Où en étions-nous? me dit-il en me jetant un regard méfiant.”


"Je vous ai demandé, Colonel, si vous aviez jamais désobéi."


"Ah oui, fit-il en regardant sa cigarette qu'il venait de rallumer. Ma parole, je raconte mes campagnes. Faut-il que je baisse, et il soupira.”


“Mais non, répliquai-je en riant malgré moi de sa grimace, vous m'apportez un témoignage."


"Vous êtes gentil de le prendre ainsi. Eh bien,reprit-il après un temps, puisque vous le voulez, je vais vous raconter une histoire vraie et j'ai conservé les documents qui y ont trait. C'est le seul cas de ma vie de soldat où je regrette d'avoir obéi, ou plus exactement de ne pas avoir désobéi.”


"Vous voyez bien, Colonel, que vous ne pouvez plus vous taire."


"Vil flatteur!


“Nous étions donc quelque part en Indochine, dans les montagnes, un coin ravissant où j'ai pris les bains les plus agréables de cette campagne. Ravissant en vérité, mais bien inhospitalier par ailleurs. Le Groupement Mobile auquel j'appartenais alors, on dit plus simplement un G.M., c'est -à -dire trois bataillons, un groupe d'artillerie et quelques blindés, tenait une position très isolée, sur un itinéraire important. A près de cent kilomètres dans l'ouest, une localité à la fois aérodrome, dépôt, carrefour de routes, pivot de manœuvre en un mot et, en même temps, notre base avancée. La route qui nous séparait plus qu'elle ne nous reliait, était semée d'embûches, de coupe-gorges, où d'ailleurs nous avions eu quelques ennuis. A peu près à la même distance à l'est, une tête de pont qui se développait et où nous devions, en principe, joindre ultérieurement les gros. La route était encore pire de ce côté-là. Autour de nous, le Viet rodant dans la montagne, couverte d'une jungle dense et mal famée. Quelques plantations abandonnées, des rizières durcies par la saison sèche, où erraient des buffles sauvages, de très rares groupes de paillotes de montagnards. Un paysage merveilleux, un temps très chaud dans un air léger, un endroit rêvé pour camping en temps de paix, mais un silence menaçant.”


“Le petit village où était établi le P.C. était une enclave vietnamienne, à demi déserte et aux trois quarts gagnée à la cause des Viets. Il y avait là, avant notre arrivée ,un bataillon de montagnards et un bataillon léger vietnamien, qui ne sortaient pas de leurs barbelés et dont le rôle principal consistait à garder le dépôt d'essence et de munitions. Nous étions là depuis une quinzaine de jours, sans accrochages sérieux. De temps à autre, la nuit, quelques coups de mortier nous mettaient en alerte. Ils tombaient d'ailleurs presque toujours à la limite des barbelés, les Viets ne s'approchant pas au plus près apparemment pour éviter un quelconque accrochage; ils se contentaient d'entretenir un climat d'insécurité. Ils nous prouvaient seulement que nous étions observés en permanence, mais qu’ils n'avaient pas encore les forces suffisantes pour tenter une action d'envergure contre nous. A chacune de nos sorties, nous faisions lever de petites groupes de Viets, sentinelles éloignées d'un régiment régulier qui tenait la montagne et cherchait à nous manoeuvrer. Somme toute, nous étions investis de loin, et en attendant qu'un terrain "dakotable" fut achevé, nous étions ravitaillés par parachutages et par de très rares convois, dont le mouvement, tout au long des cent kilomètres de route fort peu sûrs, constituait chaque fois une petite opération. Nous étions donc très isolés, et, outre notre mission statique de défense, nous avions à maintenir le contact avec deux postes situés à une trentaine de kilomètres dans l'ouest. Malgré beaucoup de protestations, nous avions même du détacher un bataillon et une batterie dans le poste le plus éloigné, ce qui nous interdisait tout espoir de pouvoir rameuter ces unités rapidement en cas de coup dur. Il est évident que notre garnison de deux mille cinq cents hommes, nos huit canons de 105, nos mortiers, et notre dispositif même, nous mettaient à l'abri d'une surprise totale. Mais, il n'était pas interdit de penser qu'à la faveur d'une de nos sorties, les Viets chercheraient à nous accrocher pour réduire petit à petit nos forces et cette perspective nous paralysait en fait en limitant le rayon d'action de nos raids diurnes. Malgré deux observatoires et nos deux avions légers d'observation, nous étions aveugles car le viêt ne se montrait pas le jour, ou ce que l'on pouvait en surprendre disparaissait au premier coup de canon. Dans cette jungle de montagne, où auparavant, on chassait le tigre, l'insécurité était donc permanente. Nous avions quelques rares renseignements par un commando qui opérait dans nos parages, mais la mobilité des Viets rendait ces renseignements inexploitables à notre échelon. Nous étions comme le lièvre au gîte, à peu près sûr de l'inviolabilité de son logis, mais surveillé par un chasseur pratiquant la “rattente" à des endroits différents. Le chasseur que je suis appréciait à sa juste valeur cette inconfortable situation. Certains indices, comme la pose de mines à proximité de nous, la circulation nocturne de petits détachements Viets autour des postes éloignés, et, je dois le dire, mon intuition, me faisaient penser que l'étreinte se resserrait lentement autour de nous. Seul Officier Supérieur français dans le coin, j'avais fait part de mes conclusions au Groupement Opérationnel, que j'appellerai le GOP pour fixer les idées. Emu par mes observations, le Général était venu nous voir, en avion; l'explication avait été orageuse. J'avais eu partiellement raison et le retour du bataillon et de la batterie éloignés avait été promis à la première alerte. Il me faut encore ajouter, pour que vous soyez bien dans l'ambiance, que dans la conception alors classique là-bas, le tandem un bataillon-une batterie constituait une donnée sacro-sainte. Or, cette formule magique n'était que la conséquence de la structure divisionnaire européenne qui associe un régiment d'infanterie, (c'est à dire trois bataillons) à un groupe d'artillerie (c'est à dire trois batteries), mais ceci dans le cadre d'une division elle même encadrée et opérant sur un front. Ceci est capital, car, outre que nous n'étions pas dans un cadre divisionnaire, il n'était pas question de parler de front. Avec nos deux cent cinquante véhicules, nos canons et les divers impedimenta, nous étions en fait effroyablement lourds et vulnérables parce que liés aux routes et aux dépôts. Bref, notre organisation n'était pas adaptée aux conditions très particulières de la guérilla de montagne."


"Pardonnez-moi de vous interrompre, Colonel, mais n'était-il pas possible de vous alléger?"


"Les mauvaises habitudes sont tenaces, mon cher, et la guérilla est un métier singulièrement pénible, tandis que la guerre motorisée est, si je puis dire, confortable. Or, nous n'avions pas les chefs capables de concevoir cet effort et de l'imposer. J'ajoute que notre implantation politique et logistique eût été à repenser en totalité, ce qui dépasse de très loin mon histoire."

"De toute manière, et ne pouvant pas modifier la nature de l'outil de travail, je ne pouvais qu'avoir la préoccupation de ne pas voir dissocier notre G.M.et je crois que mon devoir était d'appeler l'attention du Commandement sur tout ce qui réduisait notre efficacité et amenuisait nos chances de succès. Mon patron immédiat, jeune et brillant vietnamien, partageait mes vues, mais son ambition et sa nationalité lui interdisaient tout accrochage sérieux avec des généraux français. C'est aussi un des éléments d'appréciation de l'affaire.”


“Vous étiez donc entre deux selles, Colonel?”


"Je ne vous le fais pas dire. Mais je n'étais pas dans les montagnes indochinoises pour donner des leçons; j'y étais pour faire la guerre, du mieux que je pouvais, avec les moyens que le Commandement m’avait confiés. L'essentiel, à mes yeux, était de ne pas donner prise à la tactique de harcèlement du Viêt, ce qui exigeait de ne jamais se fragmenter, et de ne pas trop se clouer au terrain. Et je n'ai jamais été l'homme des petits paquets.”


“Les événements récents vous donnent raison."


“Nous parlerons une autre fois des principes de la guerre, mon cher ami, car nous n'en sommes pour le moment qu'à la discipline.”


"Vous réalisez cependant, j'en suis sûr, quelle pouvait être la nature de mes réflexions, chaque fois que les modestes opérations quotidiennes m'en laissaient le temps. Je devais me méfier de tout, car je me considérais comme comptable du capital humain et matériel dont j'avais la lourde charge. Et, chef d'une unité vietnamienne, dont je commençais seulement à sentir les réactions, qui ne s'était pas encore employée à fond, je n'avais pas l'entière liberté d'esprit que je faisais tout pour me procurer."


“J'étais donc sur l'œil, comme on dit dans la cavalerie, lorsque, un beau soir, mon patron me convoque à une heure inhabituelle et me tend un papier. C'est un message radio qui nous donne l'ordre de détacher un second bataillon et une seconde batterie à une dizaine de kilomètres à l'est, jalon planté dans notre marche incertaine vers la fatidique tête de pont. Je demeurai rêveur. La nouvelle position, que nous n'avions pas encore pu reconnaître, avait mauvaise réputation et la route qui y menait commençait à peine à être remise en état. Notre dispositif allait s'étirer sur plus de quarante kilomètres et ce nouveau point d'appui serait presque impossible à défendre efficacement. La suite devait le démontrer. Et, surtout, cet ordre me paraissait contraire à ma dernière conversation avec le Général. Je demandai la nuit pour réfléchir."


"Etais-je juge de la situation générale? Avais-je tous les renseignements dont disposait le GOP? Non. Était-ce une épreuve décisive pour tremper notre G.M.? Que risquons-nous en réalité? L’ordre n'était pas explicitement exécutoire dans l'immédiat. Il fallait au moins obéir à l'esprit de l'ordre. C'est ce que je dis le lendemain matin à mon patron, en lui demandant d’aller voir sur place la question." 


"Nous montons une petite opération avec nos deux bataillons. La reconnaissance ne fait que confirmer ce que je savais déjà par l'étude de la carte et des photos aériennes. J'arpente la brousse en tous sens pour trouver des apaisements à mes craintes. Vains efforts. Plus j'étudie le problème, plus il m'apparaît insoluble. La position est un affreux coupe-gorge, dominé de partout, au milieu d'une végétation dense qu'il est impossible de défricher dans des délais raisonnables. En dehors de la route,visible sur deux cents mètres, des arbres et cette jungle d'épineux que l'on ne peut imaginer quand on ne s'y est pas aventuré. Je reprends ma jeep en ruminant mes objections.”


"Ma décision était prise en rejoignant le P.C. Je dis que l'installation de la batterie n'était pensable qu'après l'implantation du bataillon et que des travaux préliminaires étaient indispensables, tranchées, alvéoles pour les canons et les camions. Je fis valoir qu'à la distance où se trouverait le nouveau point d'appui, les tirs d'appui réciproques seraient, non seulement difficiles, mais moins denses, pratiquement inobservables et tributaires de la radio, le fil téléphonique étant une vue de l'esprit avec les Viets aux environs. Enfin, coupé de tout, je ne pouvais risquer un accident de matériel (et nous en avions eu un récemment qui avait coûté cher, car l'évacuation des blessés par hélicoptère était acrobatique dans ces montagnes). Je représentai que la mise en place de ce nouveau point d'appui demanderait des délais et que je déclinais toute responsabilité une fois que la petite garnison serait laissée à elle-même sans secours efficace en cas d'attaque sérieuse. Néanmoins les ordres furent donnés pour que les travaux fussent entrepris sans désemparer. Vous le voyez, bien que persuadé que nous allions commettre une folie, je me conformais à l'esprit de l'ordre, espérant que les délais permettraient au Commandement de réfléchir à mes objections. Le Commandant du GOP vint; je justifiai sans peine et mon action et mon refus de principe et je crus bien l'avoir ébranlé. J'ajoutai que, de toute manière, je demandais un ordre écrit. Je crus avoir ainsi écarté le danger."


"Cet ordre écrit me parvint le lendemain soir. Quelques tirs me tinrent éveillés au début de la nuit, mais je ne pouvais me résoudre à donner l'ordre d'exécution. Pouvais-je désobéir? Demander un nouveau délai? Devais-je désobéir? J'avais, bien sûr, réduit les risques techniques. J'avais mis mes chefs en face de leurs responsabilités. Allais-je donner le signal de l'indiscipline à mon chef Vietnamien? Je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit-là. Le jour vint, et avec lui la fin d'une lutte épuisante contre moi-même. Je fis venir le Commandement de batterie en cause, je lui cachai mes craintes, mais ne lui dissimulai pas les difficultés. Je lui remis par écrit les ordres les plus minutieux, prévoyant en particulier la rupture de ma radio, le suppliant presque de me tenir au courant au moindre incident et une heure après, cette batterie que je ne devais revoir sous le feu de notre propre aviation défilait devant moi, allant vers son destin qui m'échappait."


Sa voix s'était assourdie. Il revivait cette sobre scène et redevenait un instant le chef soucieux de ses hommes, mais lié par sa mission. Je le regardais, sans pouvoir dire un mot. Il soupira.


“Deux jours après, au petit matin, trois bataillons Viets attaquèrent par surprise le point d'appui, affaibli par une fausse manœuvre du jeune chef vietnamien qui le commandait. L'affaire dura une demi-heure. Je tirai comme un perdu avec la seule batterie qui me restait et le silence retomba sur la montagne."


"Imaginez ma fureur, puis ma consternation; je me reprochais ma stupide obéissance, je m'interrogeais fièvreusement sur ma responsabilité, exaspéré de mon impuissance. Pour m'achever, on me demanda d'aller survoler la position pendant que nos chasseurs alertés déversaient sur mon matériel des tonnes de bombes. Vous ne savez pas, vous, ce que c'est pour un chef, ce que c'est que de voir détruire une de ses unités? La chair de sa chair."


"A ma descente d'avion, je tombai sur le Général, accouru en avion lui aussi. Nous restâmes quelques instants face à face. Il dut lire dans mon regard ce que je pensais à ce moment, car il baissa ses yeux le premier et je n'oublierai jamais le geste las qu'il eut, du bras droit. Je le saluai sans avoir dit un mot et me jetai dans ma jeep.”


“Dans la soirée, l'arrivée des premiers rescapés, évadés aux Viets, fit réaction. J'appris par mes hommes - mes hommes, vous comprenez - qu'ils s'étaient bien battus, qu'ils avaient résisté dans les alvéoles, ne cédant qu'au nombre, et que le Viet avait payé cher sa victoire. L'un de mes garçons revint avec une pièce de sûreté de son canon; je l'aurais embrassé. Il m'en revint vingt-deux. Le quart. Certains s'étaient échappés deux fois, et avaient mis trois jours pour me rejoindre, presque nus, déchirés par les millions d'épines de la jungle. Vous savez maintenant pourquoi j'aime ces hommes." 


Son regard me fixait avec une acuité insoutenable.


"Et vous me demandez si j'ai jamais désobéi? Que ne l'ai-je fait!"


"Il ne semble, Colonel, dis-je timidement, que vous avez fait tout votre devoir; et vous étiez couvert."


Il ricana. 


“Couvert, gronda-t-il, couvert! Oui, pour être couvert, j'étais couvert, avec sur les bras, trois bataillons Viets et quatre canons pour les recevoir. Car deux jours après, juste le temps de se refaire, ils se jetaient sur la position principale. Évidemment j'avais remanié le dispositif et récupéré en vitesse ma troisième batterie. L'accueil fut chaud, je vous prie de le croire. Et ils ont remis ça deux nuits de suite. Mais ils ont dû comprendre, parce qu' ils disparurent dans la montagne et nous fûmes relevés huit jours plus tard.”


“On ne m'a plus reparlé d'indiscipline intellectuelle après cela, ajouta-t-il sardoniquement. C'est la seule chose que j'y ai gagné, avec deux décorations, bien entendu.”


“Ça ne m'a pas rendu mes hommes, jeta-t-il en guise de conclusion.”


“Je vous remercie de m'avoir raconté cela, Colonel, lui dis-je, mais au risque de raviver la blessure de votre cœur de soldat et de chef, je voudrais que vous en tiriez la leçon pour moi."


“Vous avez raison, répondit-il. Car il y a en effet une leçon. Une grande leçon. Si l'obéissance passive est aisée, la discipline intelligente, pour qui a le sens de ses responsabilités, n'est pas aussi facile qu'un vain peuple pense. Mais le commandement est incomparablement plus difficile, surtout dans ces formes de guerre mouvante, où je pense fortement que la plus large initiative doit être laissée aux subordonnés, dans le cadre d'une mission étalée sur une période de temps assez étendue. Le chef doit donc éclairer les exécutants sur ses intentions, si possible par des contacts personnels; et il doit surtout les écouter et leur faire confiance dans l'exécution. J'insiste sur le facteur temps, et plus que jamais sur cette concentration des efforts, si difficile à réaliser dans la guérilla. Mais, le succès est à ce prix, et, à vouloir commander de près, le chef se condamne à prendre des risques inutiles. Mes douze canons, tirant ensemble, avaient une puissance instantanée bien supérieure à trois fois quatre canons répartis dans la nature, et il faut bien dire que notre artillerie contre un adversaire qui n'en avait pas, constituait un élément de force inestimable. Enfin, si les batteries pouvaient se déplacer avec une relative sécurité, dans le cadre des G.M., il était dangereux d'immobiliser sur le terrain, une batterie et son chien de garde, le bataillon, loin de l'appui de tous les feux des gros. Incapable de nous attaquer rassemblés, le Viet pouvait au contraire concentrer contre une unité isolée, les moyens dont il disposait dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres. Ce qui revient à condamner sans appel toute action statique isolée. Principe vieux comme le monde."


"J'ai souvent entendu des réflexions analogues au cours de la guerre d'Indochine, Colonel."


“Nous avons oublié l'exemple de Foch, en 1918; il avait compris que les coups de boutoir mal soudés des premières années de la guerre ne pouvaient amener cette bataille générale qui est l'essentiel de la guerre classique. En Indochine, cette impuissance à contraindre le Viet Minh à cette bataille générale aurait dû conduire le Commandement à réviser sa doctrine et le pouvoir civil à repenser les chances de succès. Oserai-je ajouter que les vieux auteurs militaires chinois enseignent que le bon général est celui qui évite d'engager ses forces et oblige son ennemi à se retirer, par des manœuvres sur ses arrières. L'étude d'un petit volume paru en 1948 - en France - nous eut été plus utile que l'afflux de matériel américain dont nous nous sommes follement alourdis. Ainsi va l'histoire!" 


“Cela veut-il dire, Colonel, que le matériel nous a fait perdre cette guerre?”


"J'en suis arrivé à cette conclusion, qui n'est paradoxale qu'en apparence, et je vais vous expliquer pourquoi. Napoléon a dit à Sainte Hélène que s'il avait eu à Leipzig dix mille coups de canon de plus, il aurait été le maître du monde. Or, l'artillerie impériale a tiré en trois jours quatre vingt dix mille coups, chiffre colossal pour l'époque. Mais, en Octobre 1813, Napoléon n'avait plus la Grande Armée, décimée en Russie. Ce qu'il aurait pu dire, c'est que s'il n'avait pas eu ces quatre vingt dix mille coups, il eût terminé à Leipzig sa fulgurante carrière. Je considère que le matériel américain en Indochine a donné au commandement les mêmes illusions que les boulets de Leipzig à Napoléon. Il a retardé l'échéance, mais il n'a pas modifié la conduite de la guerre par le Viet Minh. Le Viet me rappelle, hélas, le Bonaparte de 1796, avec ses soldats hâves et à peine vêtus. En un mot nous avons joué le Napoléon de 1813 contre le Bonaparte de 1796 et nous avons été vaincus parce que si, nous étions les plus forts, nous n'étions plus les plus intelligents. Tant pis!"


"Alors, Colonel?”


“Alors? C'est encore Foch qui me fournira ma conclusion: "La guerre est le département des forces morales."


Il regarda sa montre.


"Je vous ennuie avec mes histoires et mes campagnes, dit-il, et vous me laissez faire.


"Est-ce ma faute, Colonel, si vous m'entrainez loin des banalités coutumières?"


Il dédaigna le compliment.


“Nous sommes partis du métier de soldat et nous en sommes à la philosophie de la guerre, nous brûlons les étapes. Et vous restez là à m'écouter sans intervenir."

"Pourquoi vous interrompre, Colonel? Je sens chez vous une telle passion de votre rude métier, une telle ferveur pour la rectitude morale que je vous envíe, et si vous le permettez, je vous admire; ce ne sont pas des sentiments fréquents aujourd'hui."


"Ils ne sont pas si rares que vous paraissez le penser. C'est cela qui est extraordinaire dans cette Armée française. Elle arrive encore à m'étonner. Voilà des gens à qui l'on a tout demandé, depuis plus de quarante ans, que l'on a fait massacrer par légèreté ou par intérêt, que l'on a vilipendés, que l'on vient de traiter dix ans en mercenaires, dont on a jeté les chefs en prison, dont on bafoue la discipline, et dont on traite les généraux, voire les maréchaux, comme des gardes d'écurie. Et ce sont ces gens-là qui continuent de se faire tuer et de se faire rabrouer par des hommes qui ne leur viennent pas à la cheville pour le courage et la dignité. Ou c'est sublime ou c'est idiot."


“Le sacrifice pour une belle cause ne peut etre idiot, comme vous dites, Colonel."


"Souhaitons-le, cher ami. Mais, je vous interroge, vous, le civil, ouvert à des horizons variés. Le but de l'existence est-il de faire massacrer ses semblables? Moi qui suis un soldat, je devrais apparemment me réjouir de ce que l'occasion m'a été donnée de participer à tous les honorables massacres auxquels la France s'abandonne depuis 1939. Eh bien, moi qui ai vécu avec intensité certains aspects de ces guerres, moi qui ai survécu à tant de folies inconscientes ou non, j'en arrive à me demander à quoi tout sert ce sang. Je me demande même si tous ces sacrifices sont nécessaires. Et je n'ose pas répondre, j'ai peur. Vous entendez. J'ai peur."


"J'ai peur, répéta-t-il avec un rire qui me fit mal.”


"Le sang appelle le sang, mon cher, et cette lente hémorragie m’épouvante pour mon pays."

“Mais enfin, Colonel, que faire?"


“Voyons, dit-il en me prenant brusquement par les épaules. Nous avons détruit le phénomène Hitler. Avons-nous pour autant résolu un seul problème germanique? Nous avons promis l'indépendance à nos sujets d'Outre-Mer et nous avons refusé d'honorer une certaine signature. En 1945, lorsque Bao Daï a écrit au Général de Gaulle une lettre - qui devrait bien être affichée dans toutes les mairies de France, pour lui expliquer l'Asie nouvelle, nous avons fabriqué Ho Chi Minh dont on sait que la reconnaissance a été payante; et nous avons ressuscité Bao Daï pour mieux le trahir cinq ans plus tard. Au moment où il était évident que le seul moyen d'éviter un soulèvement en Afrique était de ramener rapidement le Corps Expéditionnaire, nous nous sommes cramponnés à Saïgon pour permettre à nos "amis" Américains de nous chasser après nous avoir injuriés. Et vous voudriez que nous ne payions pas cette accumulation de folies? Vous ne voyez donc pas que nous sommes sur la pente savonnée des idées fausses? Vous ne voyez donc pas que ce recours incessant à la force se retourne contre nous? Nous fatiguons le monde avec nos rodomontades et nos revers transformés en victoires. Il serait temps d'en prendre conscience. Et si vous ne le dites pas, qui le dira? Certainement pas la “grande muette".


Quel extraordinaire magnétisme émanait de cet homme!


"La vraie grandeur consiste à reconnaître ses erreurs, Monsieur me dit-il, et l'intelligence à comprendre le sens de l'évolution de l'histoire. Le peu que j'ai fait dans ma vie, je l'ai fait par amour; amour de mon pays, amour de mon métier, et pas pour défendre des privilèges indéfendables! Je n'ai pas fait la guerre pour tuer, mais pour un bien supérieur. Où est-il, ce bien supérieur, et qu'avons-nous fait de toutes ces vies dont la France était comptable? Y avez -vous jamais songé? Est-ce un civil qui a dit qu'il fallait montrer la force pour en éviter l'emploi? Et nous ne l'avons employée que pour masquer un absurde orgueil et de sordides intérêts! Quand les Français feront-ils retour sur eux-mêmes?"


"Vous êtes dur et amer ,Colonel, m'écriai-je.”


"Ce sont les résultats qui sont amers, répliqua-t-il vivement. Croyez-vous que nous puissions nous permettre longtemps de donner à tous les sujets de l'Union Française l'exemple de la continuité dans l'incohérence? Ce qui a été aimé, c'est notre argent, et non notre générosité; ce qui a été respecté, c'est notre force. A partir du moment où notre argent se raréfie et où notre force se révèle inefficace, que nous reste-t-il, je vous le demande? Des mots, du vide!"


"Pourtant, Colonel, la France reste une grande nation."


“Je vois que vous n'avez jamais assisté à des réunions internationales récentes, cher Monsieur; vous parleriez autrement. Nos alliés atlantiques sont encore obligés de nous consulter, ce qui ne veut pas dire de nous suivre. Mais les autres? En Indochine, moi qui vous parle, j'ai négocié avec des Indiens, des Polonais, des Canadiens (et ces derniers nous étaient inititialement favorables); j'ai vu aussi nos ennemis. Je dois dire la honte au cœur et au front, que je n'ai jamais senti le moindre respect pour notre pays. J'ai subi, par ordre, beaucoup d'humiliations et certaines mises en demeure ne trompent pas, même enveloppées de vagues formes diplomatiques. Nous n’étions que des vaincus, après tout, le comprenez-vous? On nous l'a fait comprendre, en tous cas. Et sans ménagement."


“Je me rappelle surtout certains articles venimeux de “Time”, le périodique américain."


“Les Américains ont joué là un jeu puéril et dangereux. Car il ne faut pas croire que le Vietnamien était ou est anti français; il est d'abord vietnamien. Mais ceux qui ont été élevés à la française restent profondément marqués par notre empreinte. J'ai connu un ministre de Ngo dinnh Diem qui m'a dit un jour, qu'il n'était pas question de renoncer aux institutions administratives et juridiques françaises au Vietnam, et la traduction en Vietnamien moderne de nos codes, n'en a pas altéré l'esprit. Mais nous avons évidemment cessé d'être les "frères aînés", ce qui veut dire que nous ne sommes plus une grande nation en Extrême Orient."


"La langue française a cependant conservé son caractère international, Colonel."


“Oui, cher Monsieur, mais vous qui avez bourlingué un peu partout, vous avez dû vous apercevoir, si vous êtes retourné dans beaucoup de pays après une interruption d'une dizaine d'années que notre position est très menacée. N'oublions pas que les Etats-Unis n'ont réellement fait leur apparition sur la scène politique mondiale que le 5 Décembre 1941 (c'est-à-dire le jour où ils sont entrés en guerre contre le Japon et que leur double victoire en Europe et en Asie leur a valu un immense prestige. C'est ce prestige qui était remis en cause par l'action Soviétique, puis Chinoise en Corée. Et la véritable ruée de l'Amérique hors de chez elle, avec toute sa puissance et ses dollars depuis 1942 a modifié l'optique de presque toutes les nations du monde. Il est malheureusement évident que nous n'avons pas grand chose à opposer à ce raz de marée, sauf les vieilles valeurs affectives que nous avions accumulées dans le passé. Mais, en dehors de rares âmes d'élite, qui songerait à préférer de beaux souvenirs à la perspective de la vie confortable? Cruelle leçon pour les naïfs qui prennent leur vanité pour de l'argent comptant!”


“Mais ne pensez-vous pas que ce déclin de notre influence et de notre prestige n'est que temporaire?”


"Je me suis fréquemment posé cette question et mon optimisme naturel me porte à vous répondre affirmativement. Mais, si je crois connaître les conditions d'une telle résurgence, je redoute que la France, après l'Italie et l' Espagne, ne soit entrée dans une longue période de sénilité et de décadence."


"Faut-il en conclure, Colonel, que les nations comme les individus prennent un jour tous les caractères de la vieillesse?”


"Nous devons accepter cette loi de l'histoire, je le crains, étant entendu que les peuples ne meurent pas malgré eux, à l'inverse des individus. La survie est à notre disposition."


Il regarda sa montre.

“Que de vastes sujets abordés, dit-il lentement. Et tout cela en partant de mon métier. Vous m'avez embarqué dans votre galère, et vous m'offrez un auditeur aussi complaisant que compétent. Notre cure va y passer, ajouta-t-il en riant."


"Vous ne pouvez vous imaginer, Colonel, quelle chance j'ai de vous avoir rencontré.”


"Vous êtes aimable de le dire, et beaucoup plus de le penser, et je me libère, grâce à vous, de bien des questions que je n'ai cessé de me poser depuis vingt-cinq ans. C'est un peu une confession que je vous fais; et il y a beaucoup de mes camarades à en avoir, comme moi, lourd sur le cœur!"


"Nous n'en resterons pas là; Colonel, dis-je avec chaleur."


"Merci", répondit-il.


Je passai la soirée à jeter hâtivement quelques notes, pour suivre ce diable d'homme qui m'entraînait à un rythme de chasseur à pied dans le dédale de ses pensées. Je le sentais tout bouillonnant d'idées, certaines originales, d’autres neuves et discutables, marquées de ce mélange d’autoritarisme et d'humanisme qui l’imprégnait tout entier. Sa connaissance approfondi des hommes, l'intérêt qu'il portait à tout ce qui avait d'abord un caractère humain, cette recherche permanente de l'accord entre ses actes et ses convictions, tout cela ouvrait à mon esprit des horizons nouveaux, bien que je me défendisse d'accepter toutes les opinions qu'il exprimait. Pour moi qui venais de courir, des mois durant, après l'actualité, elles m'offraient l'occasion de confronter mes propres éléments d'information avec ceux d'un soldat lucide et loyal. L'élévation de ses vues, la chaleur de sa pensée me révélaient un type d'homme que j'ignorais, emporté par la passion de servir, étranger aux mobiles qui font penser et agir la plupart des individus. Et sa forte personnalité était en train de m'investir. Allais-je m'abandonner?


Ses dernières paroles me donnaient à penser qu'il cherchait une sorte d'écho à ses réflexions, et que longtemps comprimée, sa vie intérieure avait besoin de se libérer. S'adressant à un écrivain de profession, il espérait peut-être jeter en moi la semence de sa pensée, pour élargir le cercle de ceux qu'il avait appelés ses élèves. L'occasion m'était-elle offerte de faire une œuvre originale en livrant au public nos entretiens? Pouvais-je continuer de le questionner sans lui parler de cette idée qui prenait corps dans mon esprit? Je devinai qu'il se cabrerait devant cette espèce de violation de sa personnalité, et que je n'obtiendrais plus de lui ces morceaux de vie qu'il me jetait sans arrière pensée. Il savait qui j'étais, et je comprenais qu'il se fut méfié de moi, sans l'évasion des vacances, où chacun se dépouille des défroques du métier. Je décidai finalement de poursuivre nos conversations et de les noter avec fidélité, pour une publication éventuelle, sans prendre parti sur la forme à leur donner ultérieurement.


Je le retrouvai sans le chercher, le lendemain matin, à la sortie de l'établissement thermal. Il me tendit la main et me proposa de l'accompagner dans sa promenade de santé. Nous marchâmes quelques moments sans échanger le moindre mot, et je le sentais préoccupé.


“Colonel, lui dis-je soudain, j'ai eu, l'autre jour le sans gêne de vous parler de moi, avant même de savoir si ma compagnie vous agréait; je suis sûr que vous me le pardonnez."


Il s'arrêta et me regarda.


“Puisque vous revenez là-dessus, je dois bien vous avouer que j'ai été surpris. Je suis un peu sauvage, comme tous ceux qui sont tenus professionnellement à la discrétion. Mais j'ai eu tout de suite confiance en vous. Sinon vous n'auriez pas obtenu grand chose de moi en fait de confidences. Vous savez écouter, qualité bien rare, surtout, je dois le dire, dans votre métier. Et j'apprécie, croyez-le bien, l'attention amicale que vous m'accordez si généreusement."


“Mon métier aussi est ingrat, Colonel, ripostai-je. Et il est également tyrannique, dans un sens totalement différent du vôtre, mais il comporte une part de détachement de soi-même qui me rapproche de vous."


Il m'approuva de la tête. Je poursuivis:


"Je me préoccupe surtout, vous le savez, des grands courants de l'actualité, et mes enquêtes visent d'abord à confronter les événements avec leur cadre naturel. Mais il ne m'échappe pas que je n'ai jamais le temps de creuser profondément les choses; c'est assurément un défaut de ma profession. C'est bien pourquoi votre vision réfléchie des hommes me séduit; elle m’oblige à réviser un certain nombre d'idées que j'ai acceptées jusqu'à présent, parce que je n'ai pas eu l'occasion de les discuter. Et vous n'ignorez certainement pas que les français n'accordent pas, en général, beaucoup d'attention à leur armée, au moins en temps de paix."


Il m'approuva de nouveau sans dire un mot.


"Le civil aime que le soldat ait une tenue brillante, mais qu'il se taise. Les chefs militaires qui font de la publicité lui sont suspects, nous le savons tous les deux. Le Général de Gaulle n'a pas fait trop de bien à l'Armée, en l'épurant, nous le savons aussi, et l'évidente politisation des cadres élevés n'est pas approuvée de la Nation. Elle n'a plus en son armée la confiance d'autrefois."


Il continua de se taire.


“Je partage donc, et vous ne m'en voudrez pas de vous le dire, instinctivement, cette méfiance actuelle, et, je crois que si j'avais su, avant de vous aborder, que vous étiez un militaire, je me fusse abstenu.”


"Je sais tout cela, dit-il. Votre franchise me plait. Je suis trop vieux soldat pour me faire des illusions et je souffre de la médiocrité de notre corps d'officiers. Mais, ils n'en portent aucunement la responsabilité, sauf un petit nombre d'entre eux. Vous, les civils, avez presque plus de responsabilités, je pense que vous vous en rendez compte."


"De temps à autre, Colonel, mais vous vous défendez si mal!”


“Vous touchez du doigt le vrai problème. En réalité, nous ne sommes pas défendus du tout. Nous ne pourrions nous défendre que contre la politique, et l'on nous accuserait alors d'indiscipline et d'anti républicanisme. Je ne songe pas à en accuser le Français en général, car ce sont les institutions qui en sont la cause, et aussi les mauvaises habitudes de 1944-45; accoutumés à obéir et à servir, nous faisons aussi le sacrifice d'une part de notre dignité. Mais cela ne facilite pas le recrutement d'hommes de valeur. La Nation qui est indifférente au sort de son armée ne lui confie pas les meilleurs de ses fils; c'est la seule chose qui m' inquiète pour l'avenir. Pour moi, qui suis sans ambition, le service de la France, de mon ingrate Patrie, me suffit, comme il suffit à beaucoup de mes camarades. Notre honneur est en nous mêmes; les galons et les croix n'y ajoutent rien, et les gens de mon espèce peuvent au moins, en toutes circonstances, garder le front haut, car ils ne doivent rien à personne. Et cela compense les petites humiliations quotidiennes."


Il se tut, et je ne trouvai rien à répliquer.


"Parlons d'autre chose, reprit-il, ce sujet n'est pas gai, et je n'aime pas me plaindre."


"Colonel, je voudrais que vous me parliez un peu de vous.”


“Sujet peu intéressant, dit-il, car ma vie est sans histoire, comme celle de la plupart des soldats."


" Comment êtes-vous venu à l'Armée, Colonel?”


"Je n'ai pas eu ce que l'on appelle "la vocation". Ma famille, comme ma jeunesse ne me destinaient pas apparemment aux choses militaires. Je suis de souche terrienne, avec des ascendants Lorrains, Normands et Tourangeaux, cultivateurs pour la plupart. C’est la génération de mes grands-parents qui est venue vieillir à Paris. Mon grand-père paternel y a terminé sa carrière d'officier et mon grand-père maternel y a plaidé à la Cour de Cassation. La robe et l'épée. Mon père a été un haut fonctionnaire de la République et c'est sans doute à ces origines que je dois le souci du bien public, dont ma jeunesse a connu les derniers grands défenseurs. De hauts magistrats, du droit public et privé, des généraux, les Gouverneurs des Banques d'état, de grands fonctionnaires d'autorité étaient nos commensaux et nos visiteurs les plus fréquents, et il n'était question, dans les conversations, que des affaires de l'Etat; milieu réactionnaire, ai-je besoin de le dire, mais de tendances libérales, très imbu de ses traditions, mais aussi dédaigneux des petites intrigues que des affaires privées. Si le mot de grand commis a jamais eu un sens, c'est pour désigner ces hommes intègres, cultivés, d'un commerce très agréable et rompus aux affaires. Elevé dans un collège catholique, facilement studieux, je représentais assez bien les espoirs que pouvait mettre en moi le milieu un peu fermé où je suis né.”


“Le code familial comportait des sujets "tabous" l'argent, par exemple; je n'ai pas entendu parler du budget de mes parents avant ma vingtième année, et un garçon bien élevé ne devait pas se préoccuper de ces questions. En somme, la vie était une chose sérieuse, vouée au service du Pays. Nos relations étaient étendues, et, grâce aux réceptions assez fréquentes, l'atmosphère n'était pas lourde. Nous allions parfois au théâtre, mais le cinéma restait une distraction exceptionnelle. Nous passions nos vacances à la mer et dans l'une des propriétés de la famille; tennis et promenades à pied constituaient la trame ordinaire de nos mois de détente. A partir de ma quinzième année, chaque été, j'accompagnai mes parents dans le petit voyage qui coupait le congé paternel, et la très grande variété de choix de nos villégiatures me fit rapidement connaître la France. Mes Parents avaient beaucoup voyagé autrefois et j'entendais fréquemment parler des pays limitrophes et même de l'Afrique et de la Scandinavie. Si je vous donne tous ces détails, c'est pour vous faire comprendre que, en dépit du cadre social étroit où j'ai vécu une vingtaine d'années, ma curiosité était éveillée, j'avais vu et entendu beaucoup de choses, et je peux même dire que j'avais beaucoup réfléchi.”


“J'étais dans le mathématiques jusqu'au cou quand un stupide accident vint me clouer au lit pour cinq mois à la veille des concours auxquels je me préparais; j'avais vingt ans et le coup fut très dur. Le diplôme d'une grande Ecole n'étant pas nécessaire pour entrer au service de l'Etat, je tournai le dos aux maths et je fis deux ans à l'Ecole des Sciences Politiques, passant un an en avance les examens de sortie et je fis mon service militaire. Je me trouvai bientôt sous lieutenant. J'avais été reçu sans histoire à tous les examens ou concours et ce n'est pas la perspective de nouvelles études qui me fit renoncer aux espoirs que ma famille et moi-même entretenions. Je dus faire bonne impression dans mon régiment , puisque mes chefs m'engagèrent avec beaucoup d'insistance à rester dans l'Armée. J'avais une garnison de choix, quelques généraux amis de mon père m'appelèrent "mon Lieutenant" en me promettant un bel avenir. Le métier me plaisait, j'avais des chevaux, je montais en concours hippique et cela m'avait sorti du niveau très subalterne où m'eût confiné mon grade en d'autres circonstances. En outre, les hautes relations que j'avais avouées facilitaient bien des choses. Je vécus ainsi deux ans comme un petit seigneur.”


“L’Ecole d'Application consacra la bonne opinion que j'avais pu donner de moi et je fus titularisé lieutenant. La vie était belle!"


"Votre vocation a été, en somme, implicite, Colonel."


"Oui et non, car, si j'ai indéniablement le goût du commandement, ce goût n'est pas essentiellement militaire; il a trouvé un débouché si j'ose dire. Ce sont donc les circonstances qui ont infléchi vers le métier des armes le capital de dévouement à la chose publique que ma famille avait accumulé. C'est vous dire si j'ai toujours ressenti comme une sorte d'offense personnelle toute atteinte à la grandeur de notre pays. Je suis réellement associé à la firme France, par toutes les fibres de mon cœur et par toutes les affinités de mon esprit.”


"Je comprends mieux votre amertume à certains moments, Colonel, et vous me permettrez de vous dire combien j'admire votre conception exigeante du métier de serviteur de l'Etat; je ne l'oublierai pas."


“Je reste certainement marqué par une éducation familiale sévère dans son principe. Je n'enviais pas la richesse, mais je n'ai pas souffert de la pauvreté. La dignité de l'existence que nous menions remplaçait les douceurs que d'autres recherchent. Je n'ai jamais souhaité la fortune; j'ai du reste bien fait, ajouta-t-il en riant.”


"En dehors de ces influences familiales, Colonel, il y a certainement des hommes qui ont exercé une action formatrice sur vous?”


"Vous me donnez l'occasion de leur payer l'hommage de gratitude que je leur dois. Un saint prêtre, d'abord, qui m'a suivi de ma première Communion à mon mariage, dont l'affection et la largeur d'esprit ont rendu facile ma formation d'homme; je lui dois mon aversion profonde pour l'hypocrisie. Mon professeur de français, en rhétorique ensuite, dont le sobre élégance vestimentaire allait de pair avec ses exigences de styliste. Je lui dois d'aimer les pensées claires et le style châtié. Mon professeur de Mathématiques Spéciales enfin qui, pendant trois ans, m'a donné un merveilleux exemple de travail et le sens du relatif. Il m'a ouvert à la philosophie des sciences."


"Heureux celui qui sait reconnaître ses maîtres, Colonel, car il les idéalise un peu, et, par là, tend encore à devenir meilleur."


"Voilà une très belle idée, mon cher ami, dit vivement le Colonel, et je la retiendrai. Et ces trois hommes, outre les qualités qu'ils ont pu développer en moi, contribuaient encore à faire de l'attachement inconditionnel au devoir la pierre angulaire de ma vie, par leur existence même, comme par l'abnégation dont ils faisaient preuve quotidiennement. Leurs talents leur eussent assuré une carrière plus brillante hors d'une maison religieuse, il n'y a pas le moindre doute là-dessus. Et ils ont dispensé les trésors de leur intelligence dans des conditions matérielles telles que, lorsqu' ils ont pris une retraite méritée, il a fallu demander une aide financière à leur anciens élèves pour que leur vieillesse ne fût pas misérable."


“Nous avons déjà remarqué qu'aucun sacrifice n'est inutile lorsqu' il est consenti à une belle cause, Colonel, et vous confirmez cette vérité réconfortante. Elle répond à certaines de vos questions d' hier."


“Je le voudrais, dit-il en hochant la tête. Il me reste encore une chose à vous dire, avant de clore mon panégyrique,, ajouta-t-il en me regardant d'un air interrogateur.”


"Je vous écoute, Colonel."


“J'étais entré dans ma vie d'homme avec de beaux sentiments, mais je manquais certainement de données pratiques, et j'avais tendance à négliger tous les aspects matériels, dont ma famille avait écarté le spectacle de mes jeunes yeux. La vulgarité sous toutes ses formes m'était étrangère. Et la vie militaire comporte des misères physiques et morales qu'il faut regarder en face, puisque elles sont congénitales. Aimant mon métier, je me suis efforcé de combler mes lacunes. Quelques vieux sous-officiers m'ont pris en affection et m'ont initié avec beaucoup de finesse aux petits côtés de la vie du soldat. Je leur dois une très grande reconnaissance. Ce sont eux, plus sans doute que mes instructeurs, qui ont éveillé en moi, par la confiance qu'ils m'ont témoignée, cette sollicitude du chef pour ses hommes. J'ai appris que ce qui était de petites choses pour le jeune bourgeois que j'étais, constituaient l'essentiel de la vie de mes recrues, petits paysans pour la plupart. Et il est bien rare que l'on ne finisse pas par s'attacher aux êtres et même aux choses que l' on étudie. Et c'est ainsi que j'ai compris que la connaissance des hommes est, non seulement le ressort du commandement, mais aussi le secret du succès. J'ai lu, vers cette période, de nombreux ouvrages de ou sur Lyautey. Sa curiosité des hommes, sa bienveillance aristocratique pour tous ceux qui le servaient, son dédain des idées toutes faites, sa recherche passionnée de l'action, le soin qu'il prenait de tout voir, de ne rien laisser faire, mais de tout ordonner, autant de modèles pour le boujadi que j'étais alors."


“Vous étiez à bonne école, Colonel; et cela se voit."


"Napoléon et Foch ont dit, à cent ans de distance, que ce qui importe, dans l'étude de l'histoire, c'est "la mentalité des chefs". Je n'ai jamais perdu de vue cet enseignement, et j'espère bien vous convertir à cette idée, à ce principe fondamental. C'est dans ce sens que j'ai étudié quelques grands hommes, et je crois en avoir retiré le plus grand profit. Les Français y apprendraient à se méfier des improvisations, leur pêché mignon; ils comprendraient que l'orgueil est le pire chancre de l'intelligence et que c'est sur soi-même que l'on remporte les seules victoires."


“Votre système est austère, Colonel."


“Les hommes qui ont proposé à leurs semblables un idéal difficile ont presque toujours été suivis, je vous prie de le noter,me réplique-t-il un peu sentencieusement. Et plus ils se sont montrés exigeants dans le domaine moral, plus ils ont réussi. Ceci est à mettre à l'actif de l'homme en général et doit rendre optimiste. La purification par l'ascèse et le sacrifice est la caractéristique des grandes religions, puisque que l'individu se transcende en sloubliant devant un idéal supérieur. C'est pourquoi la démagogie me soulève le cœur. Tout près de nous, Churchill a galvanisé son peuple en ne lui offrant que des larmes, du sang et de la sueur. Quel homme! Quel profond psychologue! Ceci condamne définitivement à mes yeux toute doctrine matérialiste. Les hommes se lassent d'attendre sans un mieux-être matériel; ils n'ont jamais cessé de s'interroger sur la finalité."


“Ne serait-ce pas là l'un des secrets de l'Asie? Qu'en dites-vous, Colonel?”


“Je suis fixé, quant à moi, répondit-il; malgré le dépaysement, je me suis senti très vite chez moi en Indochine, et je vous ai déjà dit les souvenirs que j'en garde. J'y ai connu, des âmes admirables qui n'ont ancré davantage dans mes convictions. Et je ne suis pas le seul."


"Je commence à vous connaître, Colonel, dis-je. Et je commence aussi à comprendre bien des choses qui m'échappaient à propos des militaires. Comme vous n'êtes certainement pas une exception, cela me réconcilie un peu avec un type d'homme sur lequel j'avais trop d’idées a priori."


“C’est très bien, ce que vous venez de dire; c'est chic, c'est même très chic, et je vais vous retourner le compliment. Les préjugés, l'orgueil, nous en revenons à l'essentiel!"

bottom of page