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Souvenirs

Première Partie

C'est un 2 septembre 1907 qu’était réservé l'honneur de me voir naître. Je reçu les nombreux prénoms de René, Xavier, Edmond, Napoléon. J'étais paraît-il brun et assez grassouillet. Un télégramme rappela  mon père alors en tournée d'inspection des finances. La dépêche était conçue si drôlement «je suis né ce matin. Marie» que papa ne pu deviner si j'étais garçon ou fille. L’imbroglio se dénoua heureusement assez vite et papa fut ravi de trouver à son retour un petit marmot pour lui tendre les bras.

 

L'on me baptisa à St-Sulpice le 2 décembre et dès lors, je commençais de grandir et d'être insupportable, autoritaire et irritable comme la plupart des enfants. Je connus assez tôt les succès incomparables du fouet et les mises en pénitence. De la sorte, mes premiers instants de turbulences se calmèrent sans trop de désastre.

 

Je signalai mes premières années par un abcès au cou et un anthrax à la tête. Tout cela se termina sans dommages et rendit intéressante ma petite et modeste personne dont les dimensions et la rondeur atteignaient des proportions considérables.

 

Ma mémoire cherche en vain des points de repères sans en pouvoir trouver avant 1910. La naissance de ma sœur en mai 1909 changea forcément mes habitudes. La nouvelle arrivante s’appela Colette, Co comme je disais pour simplifier. Il était dit que papa devait être absent à la naissance de ses enfants. Il était alors aux confins du Sahara… Je passais mes vacances à Juvigny dans la Manche entre Mortain et Avranches chez mon arrière-grand-mère. J'étais déjà fort gâté par ma chère bonne-maman et considéré comme un bonhomme important à côté de ma sœur encore toute petite. Notre excellente Marie-Louise, dont je retrouve de vagues images dans mon souvenir, souvent malade, s’occupait malgré tout de nous deux. En dépit d'un anthrax que j’eus à la tête à deux ans, je grossissais rapidement. Les photographies que j'ai de cette époque me font une lune grasse et joyeuse où deux yeux clairs s'ouvrent encore ahuris  sur le monde extérieur. À Juvigny, je fus cajolé par ma cousine Geva qui s'amusait avec son gros poupon de cousin et qui le poursuivait en riant dans les allées du jardin où il essayait ses premières gambades…

 

Le cher jardin, le joli jardin! Une émotion m’étreint quand j'y pense encore. Aujourd'hui mon grand oncle vit seul retiré à Juvigny; des affaires de famille l'ont brouillé avec mes grands-parents. J'ai vu Juvigny pour la dernière fois en 1922. Son image est restée fixée à jamais dans mon souvenir. De grandes pelouses semées de corbeilles de roses, de chrysanthèmes et de bégonias. Là un palmier, ici un araucaria, le sycomore immense, le vernis du Japon. Là-bas au fond, le magnifique sapin dont les branches tombaient à terre sur un si grand espace. Il avait près de 25 m de tour… Près de la vieille maison où courait le lierre parmi des corbeilles de roses un massif de rhododendrons source d'une petite charmille.

 

Et le fond du jardin! Une fois franchie la grille qui menait au vieux puits, c'étaient les écuries et le jardin potager… C'étaient les longues allées fleuries aux corbeilles de pensées, c'était en été la course pour une poire, une fraise, une groseilles à maquereau, une framboise voire pour une figue. C'était le grand rideau d'arbres verts où, enfant, je venais regarder entre les feuilles, avec une terreur superstitieuse, l’ourse dont maman me dépeignait la cruauté… Ah! Si l'on venait manger des fraises en cachette, l’ourse mangerait les petits gourmands! Hélas, un jour, sceptique, je franchis le rideau d'arbres à travers les branches; tremblant je regardais: point d’ours… Rien que le chenil du boucher qui égorgeait à côté les pauvres petits agneaux bêlants…

 

Les fraises cette année-là, aux dires du jardinier, donnèrent moins que les autres années… Mais certains petits ventres pour en avoir trop goûté s’en repentirent par la suite sans que les parents le sussent! Au fond, tout à fait au fond, une jolie terrasse donnait sur les prés, les bois, la campagne. Un horizon bleuté s'étendait là, tranquille, paisible, reposant que l'on contemplait sans se lasser  jamais, juché sur la balustrade de briques.

 

Comme nous nous amusions! Et les écuries… Où est le temps où nous grimpions dans la calèche nos poupées dans les bras, pour partir, tels des princes charmants à la conquête de quelques rêves lointains. Nos poupées! J'avais une passion pour les petits soldats à tête de porcelaine bien rose que je dorlotais avec amour et que j'embrassais souvent avec tendresse. J’avais alors un petit soldat anglais délicieux. Un beau jour, je le lâchai maladroitement en montant en voiture. Il se fracassa sur le sol. Je le pleurai longtemps… Qu’étaient-ce que ces chagrins d’enfants? Pleurer sur une poupée de porcelaine, et de vraies larmes. Où est le temps où jouant à cache-cache nous montions au grenier nous ensevelir silencieusement dans les bottes de foin. Soudain, l'odeur prenante nous piquait le nez… Un bruyant atchoum dénonçait les petits farceurs! Où est le temps où nous nous dissimulions derrière les grands dahlias, où nous effarouchions en courant les canards, les poulets, les coqs, où nous venions caresser entre deux jeux la nuque de notre vieille Finette! Où est ce temps-là?

 

Le soir quand l'ombre remplissait de ses terreurs nos imagination d'enfants, quand se taisaient les 1000 bruits de la campagne quand l'église, de sa cloche, avait annoncé l'angélus, nous rentrions pour retrouver près du bon feu de bois nos parents, notre bon oncle qui savait nous amuser. Les bonnes parties de l'auto et de dominos. Notre oncle, tonton, annonçait les numéros d'une voix claironnante ajoutant à la plupart des nombres une épithète burlesque: 33 les deux bossu et tant d'autres dont je ne me souviens plus.

 

Après le dîner, mon arrière grand-mère marraine comme je l'appelais (puisqu’elle était ma marraine) m’invitait à jouer avec elle aux dominos. Pour me faire gagner, elle pêchait volontairement dans le tas des dos et elle souriait doucement quand je mettais mon dernier domino et que, les yeux brillants je disais: «Domino, j'ai encore gagné!». Et je me croyais un excellent joueur. Quelles étaient douces ses illusions d'enfants! 

 

Quand les feuilles dans le jardin commençaient de faire un épais tapis rouge, nous revenions à Paris conservant un souvenir charmant des mois ainsi passés, ne concevant d'autres paradis que notre Juvigny, notre univers, notre petit domaine où les grands arbres même ne nous intimidaient plus.

 

Si ce n'était Juvigny, c'était Sourdeval chez mes grands-parents. Ma mémoire est plus courte à ce sujet. La maison était simple, en briques et en granite, donnant de plain-pied sur le jardin.

Une grande pelouse entouré de mur couvert de lierre et de vigne, un saule pleureur au milieu, beaucoup d'espace et là-bas un petit parapet où l'on allait s'asseoir et d'où l'on lançait des cailloux dans la petite mare pour faire des ronds et pour troubler les grenouilles. De l'autre côté, une sorte de petit champ de pommier par où l'on arrivait, avec dans un coin une vieille fontaine dont l'eau claire en été, par grand soleil, semblait promener des paillettes d’or. C’est tout …

 

Un gros vide se creuse dans ma tête et je me vois encore cette fois, à La Baule en 1910 sur la plage par un soleil épouvantable. Le sable chaud brûle les pieds; ma sœur et moi nous faisons des pâtés, distrait seulement de notre travail par le passage du tram de Pornichet au Pouliguen. Je revois l'avenue Pierre percée notre petite villa, enfouie dans la verdure et les fougères avec son jardin minuscule où après le dîner maman nous poursuivait en riant… Villa les Fougères… 

Bièvre! La Motte Carrée! Les bois de Verrières! C'était en 1912 au mois de juin, nous venions d'arriver au château de la Motte Carrée, une grande maison blanche cubique, précédée d'une grille imposante et trônant au milieu d'un vaste parc où les rochers moussus se cachait à l'ombre de grands châtaigniers.

 

À une extrémité du parc, il y avait un arbre énorme tout recroquevillé par les ans et qui remplissait pour nous l'office de cheval de bataille. Papa nous menait tous là, ma sœur, mon cousin Jacques et moi nous plaçait sur le vieux chêne et, tels trois hardis chevaliers nous foncions, immobiles, sur quelques ennemis imaginaires que nous croyons entrevoir entre les branches. Et nous crions à tue-tête, chantant, ardents, enthousiasmés jusqu'au moment où, lassés de chevaucher sur un coursier si paisible, nous nous laissions aller dans les bras de papa.

 

Puis c'était la poursuite de la partie haute du parc, les parties de cache-cache qui ne finissaient jamais, le «Petit Paul perdu dans les bois», abandonné par un cruel papa qui se cachait derrière un gros tronc!

 

Le matin, quand j'étais habillé, Bonne Maman m’ appelait dans sa chambre et, à genoux près de son lit, je répétais après elle les premiers mots du Credo, du Pater, de l'Ave Maria. C'est aussi que j'ai appris à connaître et à aimer le petit Jésus. Puis une fois relevé, je devais jeter mes yeux encore bien inattentifs sur les premières lettres. J'appris à lire! Pensez donc, je devais, au mois d'octobre, entrer en 11ème chez Madame Faber! C'était déjà sérieux!

 

Cette année-là eut lieu au mois d'août le mariage de Madame Preud’homme (mademoiselle Slekinger) avec le capitaine H. Preud'homme, j'étais garçon d'honneur. À cinq ans, c'est de la précocité… J'étais donc on ne peut plus fier du rôle important que l'on me confiait. On me présenta à une charmante petite fille – qui aujourd'hui est près de se marier - dont je devais tenir la main. J'étais fort intimidé mais il paraît que je me suis conduit en excellent cavalier. La mariée m'embrassa en pleurant et en souriant à la fois sous son voile blanc.

 

Quelques jours auparavant, certaines petites boules rouges du parc m'avaient tenté. Mon pauvre ventre en avait pâti, si bien que je fus dispensé d'assister au déjeuner. On me conduisit en voiture chez une amie de ma bonne-maman, Madame Lalou, qui m' accueilli de façon charmante et avec qui je déjeunais. Je me souviens toujours des excellents œufs brouillés qu'elle me fit servir ce jour-là! Ah, ces œufs brouillés… Comme je regrette ce temps-là! 

 

Octobre 20. Nous rentrâmes à Paris et un beau matin, maman me conduisit chez Madame Faber (21, rue de Varenne). Les demoiselles à qui l'on me confia furent émerveillées de me voir conserver les yeux secs tandis qu'un de mes petits compagnons refusait, au milieu de torrents de larmes de quitter sa maman, ce qui d'ailleurs ne m'empêchait pas d'être aussi triste que lui.

Je fus à cette époque un brillant élève. J'étais fier de ma supériorité intellectuelle sur les petites filles et les petits garçons qui commençaient comme moi d'apprendre à lire, à écrire et à compter. On récompensa mon zèle par le «premier des premiers prix». Madame Faber me l'a remis en présence de maman et elle complimenta l’heureuse mère d’un lauréat aussi complet. Ce fut mon premier succès.

 

Nous passâmes nos vacances à Villerville, près de Trouville, à l'embouchure de la Seine, en face du Havre. Notre petite bicoque, car c'en était une malgré son joli nom d’ «Oeillets», me plut tout de suite. Nous n'étions pas trop loin de la plage… Un mois fut vite passé, Juvigny nous attendait.

 

Élève modèle en 11ème, je devais être brillant en 10ème. C'est ce qui arriva. Mais on ne distribua pas de «premier des premiers prix». Je m'en consolai vite quand papa nous annonça que nous retournerions à Villerville avec toute la famille, dans une des plus jolies villas de l'endroit, le Colombier. La vue était splendide: la mer était à nos pieds… Un jardin très ombreux entourait la villa. Le mois de juillet se passa à peu près calmement. Quand éclata l'incident de Sarajevo, mes parents étaient en Bosnie, après avoir parcouru les Dolomites. Ils se hâtèrent de rentrer en France, mais bientôt une dépêche appelait papa sous les drapeaux…

 

Je me rappellerai toujours ce matin de juillet, le plein soleil dans la grande salle à manger claire. L'émotion, la tristesse pesaient. La guerre… Je ne comprenais pas encore ce que c'était que la guerre mais à la façon dont Papa m’embrassa avant de partir, je devinai que ça devait être bien grave.

 

On parla dès lors du danger qui il y avait à rester auprès d'un port de guerre. Nous quittâmes Villerville. Une immense auto vint nous prendre et nous emmena vers Juvigny. Peu habitués aux longs voyages en voiture fermée, mon cousin et moi nous eûmes un mal de cœur déplorable et je me vois encore sur la route, laissant malgré moi peu du déjeuner du matin… Ces détails gastriques sont souvent les plus durables!

 

L'hiver fut triste. Les préoccupations assiégeaient tous les esprits. Le mois de novembre arriva. Paris nous retrouva sans papa cette fois. Cela semblait tout drôle de n'être plus que trois à table, le soir. Quittant Madame Faber, j’entrai chez les frères de la rue de Grenelle où m'accueillit le frère Alexandre. Je devins bientôt un des meilleurs de la classe et je pris alors le goût de l'étude, le goût du travail et de la réflexion, car, bien que je fusse enfants, je comprenais que dans l'absence de papa je devais être un homme.

 

1915 nous apporta de tristes nouvelles. Mon oncle Raymond, blessé mortellement aux Éparges, après plusieurs jours d'agonie et de souffrance, avait été rappelé à Dieu dans des conditions dignes d'un chrétien et d'un français. Comme cet oncle n'avait pas toujours été sérieux et qu'il risquait de ruiner sa mère, l'on considéra que Dieu avait bien fait en lui accordant de donner sa vie pour la France. Ce deuil rapprocha nos familles. Tante Germaine nous invita à passer le mois de juin à Saint Pavi avec ses enfants. Colette et moi nous étions enchantés à la pensée de retrouver Rémi, encore couché par sa coxalgie, Jacques, Anne-Marie, Francois, Michel et Philippe ainsi que leurs cousins Rouvillois. Un mois fut vite passé de la sorte. Maman s’avisa de nous faire passer les mois de juillet et août à Jullouville à 4 km de Saint Pavi. L'hôtel de la bruyère nous hébergea.

 

Jullouville était délicieux. Une autre plage magnifique, un bord de mer extraordinaire, de jolies villas et des bois frais encore jeunes… le séjour fut charmant. Papa vint nous retrouver quelques jours. Comme les années précédentes, le mois de septembre se passa à Juvigny. La petite vie monotone recommença. Je lisais les communiqués sans trop comprendre ce qu'ils voulaient dire. Papa nous écrivait de temps à autre. La grande distraction était de deviner sur la carte l'endroit où il se trouvait, car il ne pouvait l'indiquer. D'après la précision qu'il nous donnait, nous arrivions à situer son cantonnement. Ne rien savoir que les initiales et le secteur…

Et les angoisses quand les lettres n'arrivaient pas. Les longues soirées auprès du feu, serrés les uns contre les autres, pensant à l'absent qui, là-bas sous le canon, dormait sur une paillasse où couraient les rats…

 

Mon oncle Pierre fut à cette époque grièvement blessé dans un accident d'automobile. Ce fut par miracle qu'il en réchappa. L'auto dans laquelle il se trouvait aux environs de Furnes en Belgique capota. Mon oncle demeura trois jours dans le coma. Il guérit mais il devait toujours se ressentir de la terrible commotion. Il a perdu le sens olfactif et il goûte mal. J'ajoute d'ailleurs qu'il était réformé et qu'il fit tout ce qui était possible pour s'engager dans les automobiles. Son beau geste lui a coûté cher, comme à tant d’autres… 

 

A l'état-major, oncle Maurice risquait moins. Il nous rapporta un obus de 77, des fusées, des balles de mitrailleuses etc. que nous mettions religieusement sur nos cheminées, comme pour avoir perpétuellement sous les yeux une idée du massacre de tous les instants qui se faisait dans le feu, le fer et le sang sous Verdun ou sur la Somme…

 

Mon cousin Pierre Rénon s’engagea, malgré sa jeunesse dans les fusiliers marins. Un an après en 1917 il devait tomber au moulin de Laffaux à la tête d'une compagnie. Il laissa sa jambe gauche dans un trou d'obus, lui qui était si beau, si jeune, si élégant… Quelle tristesse de voir cet officier, encore un enfant marchant avec des béquilles, alors que tant d'autres, lâches et déserteurs, ont non seulement conservé leurs jambes et leurs bras, mais ont profité du carnage pour se remplir les poches et pour vendre le salut de la France! Ce fut vraiment un miracle que notre victoire militaire. Nos ennemis du dehors étaient-ils comparables à ceux de l’intérieur. Malvy, Caillaux, Almereyda…! Dieu sauve la France!

 

Jullouville nous avait tellement séduit que nous y retournions en 1916 avec toute la famille. Nous louions une petite villa, l'Ave Maria, presque sur la plage où nous allions nous amuser follement. Tous les matins, de bonne heure, nous descendions sur la plage où nous retrouvions des camarades de jeu et nous creusions avec entrain le sable fin tandis que la mer bruissait sur la grève humide. Bon papa nous avait donné un magnifique drapeau français. Nous nous promenions fièrement parmi les forts de sable, soldats en herbe, redoutables avec leurs pieds nus et leur pelle comme arme… Un soir, pendant le dîner, on vint nous prévenir que la tempête faisait rage et que la mer menaçait notre cabine. Nous accourûmes. Trop tard. Comme nous arrivions, une lame énorme entraînait notre cabine vers la haute mer… On ne retrouva quelques jours après que la hampe de notre drapeau!  

 

Papa venait de temps en temps oublier le son du canon. Je me souviens de la fierté avec laquelle je donnais la main à mon père. Souvent, je levais les yeux sur sa Légion d’Honneur et l'orgueil se mêlait à la joie.

 

Comme les années précédentes, nous rentrâmes à Juvigny en septembre. Un beau jour- le 16, je crois - papa nous annonça qu'il était rappelé à Paris pour une mission au Ministère de la Guerre. Je me vois encore, dans la calèche qui nous emportait, maman et moi, vers Mortain où nous allions chercher papa, me demandant si vraiment mon papa revenait pour tout de bon, si je le verrais tous les jours… Dieu le voulut ainsi.

J’entrais en septième! Je me trouvais cette année-là avec le vieux monsieur Camerade, un brave homme tout ratatiné qui n'aimait guère les bavardages. Nos notes étaient inscrites sur des cartes que nous devions chaque semaine faire signer par nos papas. Quand je causais trop avec mon voisin «Votre carte, Goussault, grinçait le vieux Camerade!» J'apportais ma carte, il y mettait un point au crayon et je retournais à ma place! Pour mettre fin à ces déplorables habitudes, Monsieur Camerade me mit à côté de François Janicot – qui aujourd'hui prépare Centrale. C'était mieux, Francois – comme nous l'appelions alors – était bavard lui aussi. Entre autres anecdotes, je me souviens qu'une fois François s'était fait marquer 2 points sur sa carte. Revenu près de moi, il se mit à pleurer, car il était sensible, et comme j'étais aussi fautif que lui, je le consolai de mon mieux. Malgré ces aventures, j’eus à la fin de l'année de nombreux prix. Monsieur de Cabanoux, curé de Saint Thomas d’Aquin me dit, en me remettant mon livre de prix «Héros!» «Comme eux, mon enfant, soyez aussi plus tard un héros! Cette parole sonne étrangement à mes oreilles aujourd'hui… 


Nous retournâmes à Jullouville, à l'annexe de l'hôtel Cabrières. Comme je devais entrer en sixième à la fin des vacances, papa résolut de me faire commencer le latin. Entre deux parties sur la plage, je rentrais à l'hôtel, je montais dans notre chambre et tout en regardant du coin de l'œil la mer et les îles Chausey, je répétais «Aquila volat et Rosa la rose». C'est ainsi que j'appris la langue de Cicéron. J'entrai en sixième. Grâce à mon avance en latin, je me maintins constamment à la tête de la classe, ce qui me valut les compliments répétés de mon professeur, Monsieur Chauvelot.


Un beau matin le canon tonna. Épouvante alarme! Chacun se hâta de rentrer chez soi. Le lendemain, l'on se retrouva dans une des classes du bas. Le frère Ehrard, car le frère Alexandre était mort l'année précédente, nous tint un petit discours où il nous rassura sur les dangers du canon. En deux ou trois semaines nous étions habitués à ce genre d'exercice. La nuit, quand les sirènes de Notre-Dame et des Invalides ululaient, nous descendions à la cave. J'emportais souvent mon Histoire de Malet et, à la clarté d'une lampe à pétrole, j'apprenais les victoires d’ Assurbanipal tandis que les bombes tombaient. Paris ne connu pas la peur.


Voilà de vrais souvenirs! Après ma première communion privée de 1916 où papa eut la tristesse de ne pouvoir assister, il fallait la consécration de la première communion solennelle. J'allais avoir 11 ans et je commençais à comprendre la gravité de cet acte. Les vicaires si dévoués de Saint-Thomas nous préparèrent à merveille. Dans la crypte de l'église, par crainte du canon, nous écoutions les avis de Monsieur le Curé qui, des sanglots dans la voix, nous exhortait à être souverainement purs et blancs pour le grand jour. Le 2 mai 1918 fut le plus beau jour de ma vie. Je compris qui était Dieu et je l'ai reçu, entre deux coups de canon, circonstances inoubliables. Le lendemain, Monseigneur Le Roy nous confirma. C'était une époque heureuse.


1918 nous apporta une grande douleur. Marraine mourut de vieillesse à 94 ans au mois de janvier, le 16. Quelle tristesse nous étreignit quand nous revinmes à Juvigny en juillet… Quel est le vide que celui-là… Je n'ai pas oublié. Et cependant, l'été fut aussi gai. C'était le dernier que nous devions passer à Juvigny! Nous étions désolés de rentrer à Paris car nous nous doutions bien malgré tout que c'était fini et bien fini.


Ici s'ouvre une nouvelle période de ma vie. Le 15 octobre, maman me conduisit à Stanislas où je devais continuer mes études. Quelle nouveauté pour moi. Je devais retrouver les Janicot et un cousin éloigné, Jean Clément. Bien que très timide, je fis vite connaissance avec mes nouveaux camarades. Le premier mois fut excellent. Je décrochais l’ordre du jour et la place de premier. Dès lors, je devais continuer jusqu'en Mathématiques la série des succès. Parmi mes camarades, j'en distinguai bientôt un. J'étais en cinquième rose avec Monsieur Satin. La Rose avait comme toutes les sections un fourrier. Une sympathie très spontanée  nous poussa l’un vers l'autre. Guy de Lapeyrière devint mon ami, mon meilleur ami. Le destin et le temps nous ont séparés, mais nous sommes restés fidèles l'un à l'autre. Notre amitié est de celle que rien ne saurait détruire, car elle est fondée sur une longue expérience et sur un «commerce» comme on disait au XVIIe siècle dans la douceur et sans pareil. J'aime mon ami Guy comme un frère. En même temps que mon cÅ“ur s'ouvrait à l'amitié, mon esprit apprenait à s'épanouir dans la beauté. Outre mon goût très prononcé pour les lettres, j'avais un don très net en dessin. Mes différents maîtres, et je dis cela sans la moindre fatuité, se sont accordés pour me reconnaître du talent. Juste un concurrent redoutable en Saugeron. Mais comme nous dessinions dans des genres différents, notre rivalité nous rapprocha et aujourd'hui encore nous sommes les meilleurs amis du monde. D'ailleurs je reparlerai de lui plus loin.

Quant à la musique, bien que je sois incapable de déchiffrer un morceau un peu compliqué, j'adore le piano. J'en joue avec assez de sentiments et je raffole de tout ce qui est musique. 

L'automne de 1918 fut marqué par le grand événement de l’Armistice. Oh, ce 11 novembre! Monsieur Satin était souffrant. Le directeur du Petit Collège, Monsieur Lemorge corrigeait un thème Latin quand les cloches se prirent à sonner. Il se leva ému, nous l’imitâmes. Une minute de recueillement nous permit d'envisager l'importance de cet événement. La guerre était finie! On nous conduisit sur l’heure à la chapelle où nous entonnâmes de grand cœur le Te Deum. Je crois que jamais je n'ai chanté avec autant d'enthousiasme. Aujourd'hui que je réfléchis à cette armistice, je me prends à songer et à regarder tristement en arrière. J'ai grandi, avec l'âge est venu la réflexion et le grand amour de notre France.


A ce propos, un petit souvenir: un soir pendant la guerre, je lisais un récit de jeunes français à l'étranger. Et, arrivant à l'endroit où ces enfants, loin de leur douce patrie, plaçaient dans leur chambre un drapeau tricolore. Je me mis à pleurer, car je compris alors tout ce que contenait un seul mot, la France! France, pauvre France où en es-tu? Qu’as-tu fait de ta victoire militaire? Qu’as-tu fait de l'armistice? Foch, Clémenceau qu’avez-vous fait! Qu’avez-vous fait? Quelles responsabilités ont assumés les Loyd George et les Wilson… Eh quoi? Griffonner des conditions douces, gaspiller le sang de la France pour permettre aux hordes teutones de rentrer à Berlin avec des œillets au canon du fusil? Est-ce pour cela que nous avons perdu notre oncle, est-ce pour cela que nous n’avons plus que de la mousse et de la terre là où s’élevaient jadis nos maisons? Est-ce pour cela? La France a gâché sa victoire, parce qu’elle ne l'a pas gagnée jusqu’au bout. Pourquoi Napoléon est-il entré à Vienne, à Berlin, à Moscou? Pourquoi Louis XIV est-il entré à Strasbourg, en Hollande. Pourquoi Bismarck est-il entré à Paris? Oui, pourquoi? Et pourquoi Foch n'est-il pas entré à Berlin? Oui pourquoi? Pauvre France!


Avec 1919, vinrent les négociations de la paix. Le traité de Versailles fut signé en juin. Les années suivantes devaient nous montrer éloquemment qu'il était plus que les autres un torchon de papier! Mais ce qui dépassa le traité, ce qui dépassa la victoire, ce fut le défilé du 14 juillet. Ce jour-là, vraiment j’eus le sentiment du prestige des armes françaises. Voir défiler ces héros de la guerre dans la grande voie où jadis Napoléon encore triomphant revint en France, voir les héros de la Grande guerre dans l'avenue de la Grande armée, voir ses soldats passer innombrables sous les voûtes de l'Arc de Triomphe, voir les drapeaux usés à la mitraille flotter encore au vent de la victoire, voir le déploiement admirable des troupes était un spectacle émouvant entre tous. La souillure de 1871 était effacée. Paris redevenait pur. Le géant de ton été pour un instant humilié. Cet instant dura trop peu! Aujourd'hui le Germain relève le front!


Après cette fête inoubliable, ce furent les prix. J'étais fort ému à la pensée de monter sur l'estrade pour me faire féliciter par Monseigneur Baudrillard. Finalement quand on eut proclamé mes six prix et trois accessits, tout rouge de plaisir, j'allais tendre ma couronne à Monseigneur et je revins à ma place pour savourer toute ma joie. Mais premiers prix! Avec quelle volupté je défis lentement le ruban vert qui les enserrait et aussi quelle fierté de m’en aller avec mes livres sous le bras, mes couronnes enfilées sur l'autre. Papa et maman voulaient m'aider à porter mon bagage, mais je refusai énergiquement. C'est ainsi que se termina ma première année à Stanislas.

Depuis 1917 nous avions coutume de passer les vacances de Pâques dans notre villa à Saint-Pierre en Port. Chère villa Chimène! Que j'aimais notre petit domaine! La maison était grande et jolie. Dans le salon, tout en longueur, de joyeuses ébats. Comme il faisait bon de se sentir chez soi, de retrouver les mille petits riens qui font un intérieur! J'avais ma chambre tout en haut coquette, menue. En soulevant mes rideaux je découvrais au-dessus des arbres du jardin la mer et la falaise d'en face… La mer! A cette époque, j'avais peur de la mer, mais je l'aimais parce qu'elle était belle et toujours vivante. Le matin en me réveillant, j'ouvrais ma fenêtre pour humer le vent du large et pour écouter le ressac des vagues sur les galets. Quel plaisir, aussitôt habillé, de courir dans les allées, de dévaler les pentes de notre petit bois, planté par papa et oncle Maurice! Comme c'était amusant de se cacher dans les touffes de troènes, sous les pommiers. Comme c'était amusant de cueillir les primevères humides de rosée, de sentir les doigts glisser sur les corolles veloutés, de respirer les parfums du printemps, d'être libre et ardent comme la mer qui sur la grève jouait entre les rochers… 


Et nous partîmes cet été là pour Saint-Pierre. Nos cousins Pilliard étaient arrivés quelques jours avant nous. L'on s'installa joyeusement et ce furent dès lors des parties interminables dans le petit bois et sur la plage. Un soir, nous jouions au ballon. Je voulus l'arrêter avec mon genou. Un silex se cachait dans l'herbe… Quand je me relevai, j'avais le genou ouvert! Une magnifique fente rouge de 6 cm… On me porta chez le docteur Loewy qui me mit des agrafes et 15 jours durant, je fut condamné à conserver le lit par un temps superbe. Rester enfermé quand le soleil dorait les blés sur les falaises, quand la brise impalpable courait entre les colzas, quand la mer azurée comme le ciel se frangeait d'écume toute blanche, quand les immenses falaises se réfléchissaient sur le miroir des eaux! Tout cela passa… Quand je fus rétabli, oncle Pierre nous emmena Jacques et moi à Rouen, à Bon Secours. Je fis connaissance avec Saint Maclou, Saint-Ouen, la cathédrale, la vieille horloge… La petite chapelle peinte de Bon Secours, le pont transbordeur… Tout cela m'amusa et m’ intéressa fort car je raffolais déjà des cathédrales gothiques. A l'occasion du 15 août, les Pilliard et nous, nous décidâmes de donner la comédie dans le petit bois, au «belvédère». Nous avions installé une confortable tente avec tous les tapis que nous avions pu trouver à la cave. C'était magnifique… Les troènes avaient servi de pieux pour suspendre des draperies: scène verdoyante et théâtre de verdure. Nos parents vinrent assister à la fête qui eut beaucoup de succès. Les acteurs étaient enchantés. Leur imagination débordante avait trouvé son écho! Le mois de septembre fut magnifique. Les derniers jours furent charmants nous partîmes quand les fruits commençaient à tomber et quand les premières feuilles jaunissantes émaillèrent nos gazons …


En quatrième, j'étudiais sous Monsieur Verzaux. Brave homme que j'aimais bien… En étude j'avais obtenu d'être à côté de Guy et en classe j'étais à côté de Jean. Ici, petite parenthèse. Sans très bien connaître à ce moment-là Jean Leuret, j'étais cependant en très bon terme avec lui. Cette quatrième marque le commencement d'une amitié très stable et très fidèle qui dure toujours et qui est pour moi une source de joies toujours nouvelles car il n'y a pas de meilleur ami que Jean. D'ailleurs son nom désormais reviendra à chaque page ainsi que celui de Guy, car j'avais et j'ai encore une passion pour mes amis. Je commençai le grec avec Monsieur Verzaux et je m'y intéressais, car ce que j'aimais avant tout dans la langue de Démosthène, c'était l'harmonie. Je commençai aussi à prendre des leçons de diction et je me souviens encore que mon premier morceau fut: «Le coche et la mouche ». Mon professeur me poussa et je devenai vite un des meilleurs diseurs de la classe. C'était fort amusant. J'aimais à me mettre pour ainsi «dans la peau» du personnage que je représentai et c'était une grande préoccupation que d'étudier mes gestes et mes tirade en présence de l'armoire à glace qui me renvoyait l'image d'un petit bonhomme gesticulant et bavard en train de déclamer «O, rage o désespoir»… avec la conviction et la chaleur qui n'appartiennent guère aux jeunes esprits.

Je ne sais, à la vérité, pourquoi cette année est peu marquée dans ma mémoire. J'ai cherché à rassembler des faits, à évoquer des figures, je ne vois guère que Landonay pleurant sur sa leçon de latin oublié, Verzaux traitants de laqué et de moderne le grand De Preaulx, et Cahour hurlant sur le même ton guttural: «what have you done?»…


Pour rester en famille pendant les vacances, il fallu se résigner à demeurer dans les environs immédiats de Paris. Dans le courant de juin, nous avions visité une fort jolie maison à Saint-Germain, rue de Poissy. Quelques jours après les prix où je récoltai quelques lauriers, nous arrivions par un soleil radieux et nous nous installions aussitôt dans la maison claire et fraîche. Le jardin était assez petit, mais il y avait au milieu une magnifique avenue bordée d’épais marronniers où il faisait frais à toute heure du jour. Je commençai d’aller à bicyclette et je fis mes premiers essais autour des pelouses. Nous travaillions peu et nous jouions beaucoup. C'était encore l'époque heureuse où l'on avait à faire que des devoirs de vacances et quels devoirs! Entre-temps nous allions en forêt, sans nous lasser jamais de parcourir à pied ou à bicyclette les longues avenue ombreuses, menues, qui le matin sentaient frais et bon. Souvent, nous allions avec papa nous suspendre aux branches des charmes. Le petit monde  grimpait aux arbres, se trémoussait et s’agitait parmi le feuillage léger, en quête de surprises ou d'aventures palpitantes derrière les gros tronc moussus. Tantôt c'était des courses éperdues dans les taillis parmi les petits bosquets où l'on pénétrait en se courbant tout à fait, tantôt c'était les poursuites dans les hautes herbes fraîches et veloutées, parmi les fleurettes des bois, parmi les champignons et les mousses, le sable blond et les lianes où se jouaient les rayons du soleil… Comme il faisait bon à l'ombre des chênes, comme c'était amusant de se plonger les jambes dans les herbes douces dont le contact léger semblait un chatouillement, comme il faisait bon de sentir les mille parfums du bois, d’entendre les mille petits bruits de la nature, dans le lent bruissement des feuilles agitées par le vent. Les Bonnes Filles. C'était notre allée favorite, celle où nous courions chaque matin, dont les arbres nous étaient familiers et où l'on allait voir, du petit pont, passer le train de Ceinture pour faire signe aux rares voyageurs… Parfois, en bande, on prenait le train et l'on allait à Saint-Nom-la-Bretèche, au mois de septembre pour voir jaunir les châtaigniers, pour voir jaunir les hautes fougères et pour profiter des derniers beaux jours. Ah, ces courses dans les fougères où l'on disparaissait tout entier, où l'on se jetait sans crainte de tomber, où l'on sentait cette odeur si particulière de terre fraîche et grasse.


Et puis, tout soudain, le vilain octobre se montra. Je retrouvais Paris et Stan. Je l'aimais déjà parce que j’y trouvais de bons amis, et aussi parce que l'on m’y aimait bien. J’entrai en troisième avec le bon Monsieur Lanusse. J'étais presque au fond de la classe avec de Fessard et de Fresnoye. J'étais aussi avec Guy et ce fut une grande joie pour moi que de pouvoir l'aider et de rendre plus fort les liens d'amitié qui nous unissaient déjà. Nous abusions parfois de la bonté de Monsieur Lanusse en faisant marcher en classe des petites crécelles, mais nous travaillions bien tout de même. Je commençais de m'intéresser au latin, d'écrire à peu près correctement en français. En grec j'étais avec le père Nico, un brave homme de foi, drolatique, très calé, très amusant, qui à cheval sur les bancs nous traduisait de l'Aristophane et nous donnait des timbres pour nos collections! Je n'oublierai jamais ces classes de grec qui se passaient dans un éclat de rire! J'avais à me rattraper en anglais car l'année précédente, mes progrès avaient été très quelconques. J’entrai dans la classe de Monsieur Novion avec qui je suis resté depuis lors. Les classes d'anglais étaient charmantes. Tout en traduisant Washington Irving et en commentant Rips, nous faisions de temps à autre mille digressions amusantes. Parfois je m'asseyais sur une table et je lisais les histoires rocambolesques où l'on parlait de grenouilles empaillées, de singes, de perroquets et de mille aventures fantastiques qui éveillaient dans nos jeunes imaginations des rêveries dorées. Dans le cours de cette vie monotone, nous ne trouvions pas le temps de nous ennuyer. Nous n'avions d'autres soucis que de nous intéresser à nos études.


Je m'amusais déjà à caricaturer mes professeurs. Un jour, je dessinai Cornaert, notre professeur d'histoire et, à la fin de la classe j'allai lui offrir mon chef-d'œuvre. Il le regarda, sourit, et se tournant vers moi, il me dit : «Vous m'avez fait bien sévère!». Je pris un air modeste et lui répondis avec un petit salut et un geste confus: «Oh, Monsieur, j'embellis toujours!» À la classe suivante il m'interrogea et me mit une mauvaise note! Voilà ce que c'est que de dessiner en classe…


L’abbé Maire était notre professeur d'instruction religieuse. Il était délicieux. Je ne sais comment il découvrit que je dessinais, mais à une composition, il me demanda de lui faire un Christ en croix, ce que je fis de mon mieux. Nous devînmes très bons amis par la suite et je devais le retrouver fort heureusement en Rhétorique où il fut plus charmant que jamais. J’eus ma saint Charlemagne une ou deux fois, mais hélas, tout cela est déjà loin et je ne retrouve guère que quelques pages dans le livre de ces années-là.


Au mois de juin, j’eus pour la première fois le plaisir de monter en avion au Bourget et de voler une demi-heure. J'étais enchanté. Le décollage fut délicieux et le vol inédit. Nous passâmes au-dessus de Saint-Germain et de Saint-Denis et la descente me paru moins agréable. Je trouvais que tout cela était fort rapide, beaucoup trop, même!


J'étais encore à ce moment-là fervent bonapartiste et je me souviens d'une anecdote assez drôle qui m'arriva à ce propos. Dans le courant de l'année, à une récréation, Bail imagina, pour me taquiner sans doute, de dire quelques billevesées dont il ne pensait pas un mot, sur l'aiglon. Je ripostai, il continua, finalement je lui envoyai ma main sur la figure. Il me rendit le soufflet et là-dessus, nous nous tournâmes le dos. Rentré en étude, je lui rédigeai une belle épître où je le prie de convenir de ses erreurs et après un échange de quelques lettres au ton provocant, nous nous réconciliâmes joyeusement. C'est toujours ainsi que se terminent les disputes entre amis. Une poignée de main et l'affaire est classée! 


Les Pilliard nous invitèrent à passer l'été avec eux à Fontainebleau. Nous acceptâmes avec enthousiasme et nous n'allions pas être déçus. La maison, louée au comte d’Eruville, était faite de ces mille bibelots qui dénotent chez les propriétaires le goût, un de ces goûts rares qui sont l’apanage des vieilles familles. La maison était fraîche, gaie, aimable, très accueillante. Derrière, une cour, une pelouse et un petit bout de jardin où l'on jouait au croquet et un garage avec une immense pièce où nous travaillions et où Jacques et moi avions installé notre «Meccano» et nos jouets. Le matin, après le déjeuner dans le jardin, car l'été était beau et fort chaud, nous partions nous promener à bicyclette pendant une heure. Nous revenions travailler, et le reste de la journée se passait dans la forêt, sur les rochers ou parmi les fougères et les herbes. Fontainebleau était tout nouveau pour nous. Nous ignorions les grandes futaies, les arbres séculaires, les avenues majestueuses, les rochers moussus, les milles sentiers où l'on glisse sur les aiguilles de pin, les friches où courent les lézards, les champs de bruyère… Et nous allions, le guide à la main, de surprise en surprise. Nous allions, avides de voir, d'admirer, de sauter les rochers, de passer sous les quartiers énorme de granite, de nous glisser entre les pierres, de vivre dans la variété, la solitude des bois, plus près du ciel bleu et des arbres verdoyants loin de la ville et de ses tramways… A bicyclette, c'était de longues randonnées à travers la forêt. Nous nous lancions à toute allure, le visage fouetté par l'air frais dans les grandes allées droites. Nous nous enivrions de vitesse parmi les grands arbres agités doucement par la brise dans les sous-bois recueillis où le soleil parvenait à peine, dans cette atmosphère verdoyante aux tons veloutés, aux nuances tamisées par le feuillage léger. Ce n'était jamais ennuyeux. Les plus longs parcours étaient souvent les plus agréables, l'on ne pouvait se lasser d'admirer ces arbres, de lever la tête pour voir leur cîme et de fouler aux pieds les feuilles rousses qui se mêlaient au sable et aux herbes. Nous avions quelques endroits de prédilection où nous aimions à trouver le calme, le frais, étendus sur les rochers aux formes fantastiques, voyant autour de nous s’étendre sans fin les frondaisons ondoyantes, trouées ça et là d’îlots rocheux qui miroitaient au soleil …


J'aimais tout particulièrement la route des Hauteurs de la Solle, dont les mille lacets se perdaient entre les arbres, côtoyant des précipices de rocs et de verdure où s’enfonçaient de si jolis sentiers. J'aimais à m’arrêter à un coin de la route et à m'asseoir sur le banc et là, à gauche une masse sombre d'arbres touffus, où les troncs mauves des pins jetaient des notes claires, à mes pieds le champ de course au sable fauve piqué de touffes vertes, et au fond, fumant à droite une ceinture de rochers dénudés, violacés, enfouis dans les bruyères et les bouleaux. De tout cela montait un chaud parfum d'herbes sèches, de feuilles roussies, parfum aussi imperceptible que la brise tiède des soirées d'été. Le soir, dans le jardin en jouant au croquet, nous voyions peu à peu les paillettes d'or du soleil semées sur les feuilles disparaître lentement, l’occident devenait pourpre, la nuit tombait, le calme venait et quand les premières étoiles s'allumaient, nous montions nous coucher…

Au commencement de septembre, nous quittions Fontainebleau pour aller passer une quinzaine aux environs de Royan. On nous avait vanté le charme et les agréments de ce pays et nous avions décidé d'en faire l'expérience. Nous voyageâmes de nuit. A la gare de Royan une auto nous attendait qui à travers l'arrière pays nous conduisit au Concre derrière Saint Palais. Nous fûmes désillusionnés. La villa qu’on nous proposait était microscopique, l'endroit était désert… Cependant nous restâmes. Le temps était splendide et chaud. Autour de notre bicoque: «Noémi», s’étendaient les vignes dorées, quelques chênes verts rabougris, une longue route poussiéreuse et blanche, sous le soleil ardent. A quelques mètres de la mer. Une mer bleue, calme, limpide, une mer d’huile qui semblait pesante et dont les flots ne frangeaient à peine d'écume. Des rochers, des pierriers, usés par la mer, troués, déchiquetés, tourmentés, de véritables éponges pétrifiées. Il ne faisait guère bon y tomber. Nous passions nos journées dehors, sans cesse en randonnée pour explorer le pays. Tantôt nous allions faire des châteaux de sable au Platin ou sur la Grande Côte, tantôt nous nous reposions sous les pins, dans le sable fin, chaud et soyeux. Il m'arrivait parfois de rester à demi-couché sur la grève et de ne penser à rien, en regardant la mer monter doucement autour du pont du Diable, en voyant disparaître lentement les têtes de rochers ensevelies par le flot montant… ou bien nous restions sous la tonnelle du jardin, bercée par le bruit monotone du ressac et le léger bruissement de la brise parmi les rares feuilles, à contempler sans nous lasser le ciel infiniment bleu. Ou bien, quittant la mer, nous nous enfoncions dans les terres courant à travers les vignes, grappillant les raisins chauds, sucrés, juteux, parfumés dont l'enveloppe transparente se couvrait de taches dorées et de poussière blonde. Tout soudain sans transition, nous pénétrions dans un bois de pins silencieux, où les aiguilles rousses étouffaient le bruit de nos pas. Nous nous amusions autour des troncs bruns, écrasant dans nos ébats les pommes de pin qui grésillaient sous nos pieds… Nous trempions nos doigts dans les petits pots de résine accrochés aux pins pour sentir le parfum onctueux et velouté de la résine. Nous aimions à caresser de la main le feuillage frais des acacias arrachant les épines pour les replanter dans les branches… Nous cherchions les mille petites fleurs du bois, cachées dans les buissons de mûres, toutes chaudes elles aussi et qui fondaient dans la bouche… Après le dîner, quand la nuit était tombée et que les phares s'allumaient alentour, nous allions sur les pierriers voir se lever la lune. Les plis argentés de la mer venaient mourir à nos pieds, la grande torpeur des soirs d'été semblait tout envahir, les chênes verts s’affaissaient un peu, les oliviers s’agitaient imperceptiblement et rien ne venait plus troubler nos longues rêveries tandis que la blanche lune montait, montait… Parfois un paquebot passait. Nous voyions dans l'ombre les feux de ses mats, son feu de tribord ou de babord et de petits éclairs brillants accrochés à ses flancs qui, se réfléchissant sur les rides des flots, semblaient se multiplier… Le silence infiniment doux, reposant autour de cette vie qui, malgré cette torpeur, se perpétuait  le long de sables humides, à travers l’eau dormante et claire.


Au bout de quelques jours, nous décidions de passer la dernière huitaine à Saint Palais même. L'hôtel où nous descendîmes était presque sur la plage. Une rangée d'acacias nous séparait du sable. Quels bains agréables nous prenions. A n'importe quelle heure, l'eau était là, sur le sable brillant. Il suffisait de l'aller chercher à huit ou dix mètres… De nouvelles promenades s’offrirent à nous: Pontaillac, Royan, Saint-Georges… Chaque jour c'était une nouvelle randonnée sous le même soleil brûlant sur les mêmes routes poudreuses qui ondoyaient parmi les vignes et les pins rabougris à l'ombre rare des chênes verts et des yeuses. Une après-midi, une dépêche nous rappela à Paris. Notre tante Andrée était morte subitement. Le lendemain soir nous quittions Royan. Nous arrivâmes pour l'enterrement par une matinée morne et grise, bien faite pour une si triste cérémonie. Ce fut un de mes premiers chagrins.


Avec la classe de seconde, je dus m'orienter vers les sciences dans le but de passer l'année suivante un baccalauréat mitigé, dit de C, où passant un examen latin sciences, j'aurais à étaler quelques rares connaissances. Il va sans dire que ce baccalauréat était une mauvaise plaisanterie, donc il ne restait, deux ans après, ni latin ni sciences… Autant en emporte le vent. Cependant en vue de cet examen, on commença de nous «chauffer» et de nous habituer aux oraux. Je fis connaissance avec les «colles» de Mathématiques et de Physique. Ce furent les premiers tracas. Je pus à mon aise étudier la psychologie des colleurs et, bien que cette sorte de gens ne me fût guère sympathique, je finis par me faire à ces inquisitions hebdomadaires. J'avais pour professeur principal l'excellent Monsieur Berthaut. La classe de seconde était, selon lui, la classe de la fantaisie. Aussi nous donnait-il des narrations agréables, des versions latines fort intéressantes, et surtout, des notes excellentes. Nous apprenions Virgile avec joie, entraînés par l'emballement de notre maître justement enthousiasmé à la lecture des lamentations de Didon et des regrets du déplorable Enée. «Dissimulare etiam sperati,perfide, tantum posse ne fas…» Je n’ai pas oublié… je m'excitais, en lisant en vers immortels et je commençais à comprendre le génie latin. A la fin de chaque trimestre, Monsieur Berthaut organisait une petite séance récréative où il mettait à contribution nos différents talents. Ma diction facile me permettait de briller et je m'entends encore débitant d'une voix entrecoupée les imprécations de Didon avec derrière moi, dessinée au tableau par moi-même à la craie, la baie de Carthage avec quelques vaisseaux … Nous avions un cahier d’honneur, où les meilleurs devoirs étaient recopiés. J'illustrai le cahier d’enluminures gothiques et j'y inscrivis un thème latin et des devoirs français… Quand nous avions bien traduit Virgile et qu'il restait quelques instants avant la cloche, Monsieur Berthaut nous lisait Koenigsmark. Il lisait à ravir et nous laissions nos imaginations suivre R. Vigneste à Lauterbourg, dans l'atmosphère mystérieuse de la Grande Duchesse… Jean était avec moi en Orange et Guy en rose, avec Monsieur Murand. Pendant le cours de l'année je ne cessai de lui apporter l'aide qui lui était nécessaire pour se perfectionner en latin et en français. C'est dans cette collaboration mutuelle, dans ce travail commun de tous les jours que s’est façonnée lentement notre vieille amitié et que se sont formés des liens que rien ne saurait détruire. Ces souvenirs sont parmi ceux que j'évoque avec le plus de plaisir, car je ne crois pas qu'on puisse mieux aimer ses amis qu’en leur donnant une partie de soi-même et en partageant avec eux les dons que Dieu nous a fait. 


Bien qu'à Stanislas, nos maîtres n’eussent guère de bienveillance pour les amitiés particulières, je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour que Guy fût mon meilleur ami, encore qu'il n’eût pas les mêmes goûts que moi, nous nous entendions fort bien et et les moments que j'ai passés avec lui ont toujours été parmi les plus agréables que j'ai connus. Cependant, comme beaucoup d'affections formées au collège, notre amitié était un peu une amitié d'habitude dont le principal soutien était les causeries quotidiennes. Et s'il est des choses que l'on ne peut jamais oublier, il en est qui s'affaiblissent et la séparation qui survint l'année suivante devait mettre fin pour quelques temps à cette intimité de cœur qui fait le prix de la véritable amitié. J'ai sous les yeux des vers que Jean faisait à cette époque dans les moments que nous nous laissaient les études. Je ne me permettrais certes pas de les juger, mais le pire que j’en puisse dire, c'est qu'il m’est fort agréable de les relire aujourd'hui. Ce m’est une cause de plus de regretter ce temps là… J'écrivais aussi de mon côté; j'achevai un voyage dans Saturne, que Monsieur Berthaut trouva intéressant. Des impressions de classe, des caractères et Jean, de-même, mettait au point quelques portraits de camarades, pochades amusantes, alertes, piquantes qui me font encore sourire chaque fois que je les relis. Ce sont, dans mes souvenirs, autant de précieux points de repère. En retrouvant ces feuillets un peu jaunis et froissés, je reviens doucement sur mes pas et je retrouve, pour quelques instants, la mentalité de l'écolier de seconde, essayant sa pauvre plume sur des sujets familiers.


En même temps, je commençais d'écrire mes Mémoires, désireux de noter au passage des impressions fugitives et surtout de voir évoluer ou demeurer mes affections. Il m'est agréable de retrouver mon écriture d’alors, et surtout de retrouver mon âme, mes sentiments qui, malgré tout, ont changé. Mille petits faits, que ma mémoire a laissés dans l'ombre sortent ainsi tout à coup et, pour un instant je ressens le même plaisir, je pense la même idée, je jouis du même bonheur… Se sentir vivre, soi, se voir pour ainsi dire passer des extrême joies aux pires tristesses, du rire à l'amertume, de la confiance à la faiblesse, mais jamais au désespoir, il y a de quoi séduire le psychologue que je voudrais être et l’introspecteur que je suis.


De cette classe de seconde, je n'ai gardé que de bons souvenirs. Qu'il s'agisse des classes de latin et de français, des heures passées à l'étude de l'histoire ou des mathématiques, tout concourt pour ne me donner que des regrets d'avoir insuffisamment profité des moments agréables que je connus alors. Je ne saurais oublier les classes amusantes de Monsieur Tessier, notre professeur d'histoire et de géographie. Chose extraordinaire pour nous, notre maître ne nous obligeait pas à prendre des notes, nous nous contentions d'écouter les commentaires qu'il nous faisait du livre que nous avions entre les mains. Pour rendre plus vive notre attention et surtout pour la soutenir, il savait à propos égayer le cours par des saillies, des comparaisons inattendues enfin par ce que nous appelions des «astuces» et que nous tâchions de prévoir, car, somme toute, il était difficile d'en trouver toujours de nouvelles. Il s’efforçait avant tout de nous tracer les grandes lignes d'une période, puis l'esquisse terminée, il piquait ça et là des nuances plus vives, augmentées de détails inédits, d'anecdotes plaisantes ou légendaires qui, en renouvelant notre attention, nous distrayaient d'un exposé parfois un peu sec. Aussi c'est avec un réel plaisir que nous allions à nos classes d'histoire.


La Physique et la Chimie étaient pour nous choses nouvelles. Notre maître Monsieur Olivier, chimiste de grand mérite, combattit avant tous les préjugés déplorables que notre inexpérience nous dictait. Je dois dire que la lutte était âpre, car les jeunes cerveaux ont souvent quelques difficultés à abandonner tout d'un coup les vieilles idées préconçues qu'ils ont caressées pendant leurs premières années. L'accoutumance de considérer les phénomènes sous un aspect uniforme que nous devions à la méthode mathématique, introduite dans le domaine complexe et varié des sciences expérimentales ne pouvait que donner de fâcheux résultats. Monsieur Olivier s’attacha à nous inculquer l'esprit de la Physique et à soumettre notre esprit géométrique à cet esprit de finesse qui assouplit les intelligences et leur donne cette faculté d'apprendre et d'entendre parfaitement des sciences si diverses de nature. Encore que nous fussions attachés à l'esprit de géométrie et que, par esprit de contradiction, nous ne voulussions pas nous en séparer, la lutte de tous les instants que notre maître avait engagé presque férocement allait porter ses fruits les années suivantes. Pour moi, il me fallu attendre ma seconde année de Mathématiques Elémentaires pour comprendre ce qu’était la physique. 

C'est dire combien lente était l’évolution d'un cerveau naturellement souple, mais qui, peu  habitué à la variété dans l'unité, ne savait pas discerner dans un phénomène les mille aspects sous lesquels il se révélait. D'ailleurs le programme de la classe de seconde ne présentait pas un intérêt capital pour de jeunes mathématiciens et je dois à la vérité de dire que je n'ai pas conservé grand-chose de mon cours… Je le réapprends peu à peu ou plutôt je le retrouve, mais l'exhumation est souvent pénible - quand elle n'est pas impossible…


Cependant, les études ne m'empêchaient point de me livrer à mes deux distractions favorites: le Méccano et la Comédie. J'avais grand goût pour la mécanique appliquée et, comme j'étais adroit, imaginatif, je concevais des modèles nouveaux et de perfectionnements en perfectionnements, j'étais arrivé à construire des autos, des avions et mille autres objets qui me passionnaient et me tourmentaient sans cesse, car j'étais toujours à la recherche d'un procédé nouveau ou d'une simplification utile. Mon ami Guy et moi avions uni nos efforts pour bâtir et mener à bien une petite usine, actionnée par nos moteurs et qui, par l'ingéniosité de sa disposition, méritait quelques égards. Je résolus de prendre part au Concours et j'ajoutai à ce modèle une auto et un avion, en plus d'une grue énorme. Mon travail ne fut pas récompensé. Je n’eus aucun prix. Nous en fûmes surpris mais notre échec nous donna au moins une leçon d'humilité…


Quant à la comédie, René de Fréminville avait monté chez lui les Fourberies de Scapin. J'avais connu René chez Jean dont il était l'ami intime. Nous avions vite sympathisé et il avait appris, par Jean, de mon désir de jouer et la façon agréable donc je disais. Dire à quelles bouffonneries donnèrent lieu les répétitions dépasse de beaucoup ma plume. Finalement après de nombreuses séances où généralement les acteurs – quand ils étaient présents!…- ignoraient leur rôle, je tombai malade et l’on joua sans moi.  Je l'ai toujours regretté. En même temps, j'interprétai à Stanislas, pour la seconde fois le rôle de Molière. L'année précédente, les répétitions dirigées par l'excellent Monsieur Thuet étaient égayées par la présence de notre directeur, l’abbé Bouvet, qui, jeune et vif, nous donnait le ton et ne craignait pas d'associer sa gaieté à la nôtre. Le jour intéressant était celui de la répétition générale. On avait apporté de fort jolis costumes dans des paniers et, lorsqu'on les en retira, quelques papillons, mites égarées, voltigèrent autour de nous et ce fut une belle hécatombe. Nous riions tous à qui mieux mieux et quand le massacre fut fini, je demandai si le costumier réclamerai sa ménagerie. Ce furent de nouveaux éclats de rire et chacun se déclara innocent! Malgré tout, la comédie fut excellente, très applaudie et nous n'avions qu'un désir: recommencer.


En 1922, la pièce, le triomphe de Molière, me faisait passer par mille aventures aux enfers. Les victimes de l'illustre comique venaient demander justice au roi des enfers et j'avais à soutenir leurs attaques furibondes. A la dernière scène, chacun me couronnait de lauriers…

Les premières répétitions allèrent mal; je ne savais guère mon rôle et, partant, rien n’avançait. Monsieur se fâcha tout rouge et nous congédia. Nous comprîmes et après quelques excuses, les répétitions reprirent et furent des meilleures. On nous avait réservé une surprise agréable: un coiffeur vint nous grimer, on me mit une magnifique perruque poudrée, on me fit quelques rides, mes sourcils devinrent gris, quelques poils bien placés remplacèrent la moustache courte et ainsi paré, un mouchoir à la main et mon chapeau sous le bras, je parus sur la scène. Tout allait bien. La pièce se termina sous les applaudissements. Ce devait être mon dernier succès théâtral!


A l'occasion de Pâques, et après quelques démêlés avec l'administration, papa reste à l’Ouest-Etat, au lieu de reprendre la tournée comme inspecteur général. Les petits avantages qu'il pouvait retirer de son poste valaient bien quelques soucis nouveaux. Comme d'habitude nous partîmes pour Saint-Pierre en Port. Au bout de quelques jours, nous fîmes connaissance avec Jacques et Nanine Prinvault. Jadis oncle Maurice avait joué avec Monsieur Prinvault et papa se souvenait encore d'un gros garçon joufflu! Nous fûmes vite amis et nos premières parties ensemble, joyeuses et fréquentes, se terminèrent par un pique-nique charmant dans un champ de blé, près d'une herse qui nous servit de desserte et que nous arrosâmes d’huile en partant, après mille folies tout à fait de propos. Elles me parurent bien courtes, ces vacances! Et je passai les mois qui suivirent à les regretter et à espérer pour les autres années un aussi agréable concours de circonstances.


Un événement sensationnel pour moi se produisit au mois de mai. On décida de m'acheter une bicyclette. Ce fut une explosion de joie. J'allais choisir cet heureux objet rue du Faubourg Saint-Honoré. Je vois encore la maison et j'attendis avec impatience la première occasion de rouler avec mon nouveau vélo. La Pentecôte vint, nos cousins du Mans nous firent signe et c'est fort joyeusement que nous allâmes y passer quelques jours. C'était la troisième ou la quatrième fois que nous y allions, mais quel plaisir toujours nouveau de retrouver toute la nichée. Rémy se lançait dans l'agriculture, Jacques allait entrer chez les Jésuites pour consacrer sa vie à Dieu et quant aux autres cousins, il poussaient tout doucement à la grâce de Dieu. Nous nous amusâmes énormément. Avec François, Michel, Anne-Marie et Philippe, c'était des parties interminables dans le jardin ou dans les chambres. Avec Poucette, Armelle et Guillemette, alors un gros poupon, c'étaient de longues taquineries innocentes. L'on alla à la Foresterie, et les soirées furent employées à voir jouer la farce du pendu dépendu et le Bourgeois Gentilhomme par M.M. les élèves de Sainte-Croix. Je ne manquai pas de faire quelques portraits, en particulier celui de Philippe qui avait encore ses cheveux longs… 


Mes luttes avec le Préfet! Quelles aventures, j'en ris encore. Notre préfet était certes un brave homme mais il eut été difficile de le supposer malin. Dupé par tous, souvent repris par notre directeur, il se lançait sans preuves dans des histoires abracadabrantes d’où il retirait quelques bosses… morales! Les luttes étaient homériques. La principale affaire fut un faux trafic de points qui, je ne sais trop pourquoi, laissait à penser que j'y avais trempé. Lorsque cette honorable préfet m'avertit des soupçons qui pesaient sur moi, j’éclatai de rire, puis bientôt de colère. Je lui fis comprendre – ou du moins j'essayai – que je n'avais pas coutume à tripoter et qu’il n'était guère dans mes habitudes de mentir. En fin de compte, il maintint ses accusations. Je bondis chez le censeur, l’abbé Martin, je lui contai l'histoire et lui prouvai mon innocence. Le coupable fut pris, dénoncé et bien que mes camarades eussent pris parti contre moi, le censeur fit publiquement mon éloge et asséna au préfet et à mes camarades quelques horions de premier choix. Tout est bien qui finit bien!


Dans le même temps, je m'initiais aux douceurs de l'aviation et de la photographie. J'allai au Bourget avec quelques camarades de papa et je retrouvai mes émotions de l'année précédente: douceur de l'envol, vertige de vitesse, de bruit, de vent, comme une sorte de sentiment de délivrance et d'oppression à la fois. Maman voulut tenter l'expérience. Mal lui en prit. Le vent rendit le vol désagréable et elle retrouva le sol avec une évidente satisfaction. En dehors de ce léger accroc, la journée fut très amusante. Pour ce qui est de la photographie, je venais d'acheter un Kodak, une boîte Brownie pas chère, ma foi et qui était malgré tout encombrante. Mes premières photos furent prises à Jouy-en-Josas et à Versailles et mon premier rouleau me fit infiniment de plaisir. J'allais pouvoir illustrer désormais mes mémoires et fixer en un instant les plus courts moments de joie, les plus rapides coups de soleil et mille autres rien qui composent de charmantes vacances.


Les examens de fin d'année furent dénués d’intérêt. J’évitai l'oral de mathématiques et de physique. Le seul agrément fut pour moi le concours final de diction. Le morceau, Sonnet à Hélène: «Quand vous serez bien vieille» m'avait enchanté. Mes concurrents rivalisèrent de grâce et de sentiments. Néanmoins je l'emportai et mon prix me fit infiniment de plaisir. C'était le couronnement de mes efforts. Je dois à la vérité d'ajouter que j'ai toujours été assez fier de ma diction et qu'elle m'a servi dans quelques circonstances que je ne laisserai pas de noter au passage. Les prix arrivèrent;  je moissonnai six prix et quatre accessits: prix d'excellence, de thème latin, de français, de diction, de dessin, Grand prix d'honneur et divers accessits. Mais je ne me souciais guère que de quitter Paris et de connaître pour quelques mois le plaisir toujours nouveau de joyeuses vacances.


Nous partîmes pour Bagnoles. Notre villa (villa Jeanne d'Arc) était située à une extrémité de  Tein-la-Madeleine. La maison était simple, mais commode. Le salon était clair, aéré et bien exposé. Le jardin était petit, mais bien ombragé et tout à fait séduisant. Le temps nous empêcha seul d'en profiter. Le tennis était à cinq minutes; tout près de nous, le Château Goupil trônait au milieu de la verdure et de rochers fantastiques. Le parc était des plus agréables. Nous aimions à y passer les soirées, à voir les derniers rayons du soleil dorer les troncs mauves des pins, effleurer en mourant les mousses et les sentiers roux d'aiguilles de pin. Alors les écureuils descendaient des cimes et de temps à autre, on voyait une queue fauve qui s'agitait entre les branches. Un bref claquement de mains et la touffe de poils rougeâtre disparaissait…


Le 24 juillet, Michel arriva avec tante Germaine. J'allais les chercher à Coutances par une pluie battante qui ne me laissa pas un poil sec! J'ai rarement vu tomber une telle averse. Heureusement le temps se remit et nous pûmes ainsi faire admirer à notre cher petit cousin les endroits charmants de Bagnoles et ses environs: le château de Conterne du Marquis de Frôté, cachette des Chouans pendant la Terreur et demeure sûre de Charrette et de ses lieutenants, repaire de conspirateurs à fleur de lys! Une vieille demeure féodale replâtrée sous Louis XIII, avec deux tours de briques à poivrière arrondie, des fenêtres courtes et trapues, le tout au bord d'un étang calme, recueilli, parsemé de nénuphars et abrité par de grands vieux arbres tout courbés par les ans; la forteresse de Domfront, son donjon en ruines d'où l'on découvre les environs immédiats, avec la percée de Baranton et la vue magnifique sur la forêt d'Andaines. Aux pieds, de vieilles maisons branlantes accrochées au flanc de la colline, entre des clochetons, des tours à échauguettes, des débris de remparts, tout cela vieilli, fané, à demi-mort, ne conservant de la vie que le souvenir des époques passées et des sièges soutenus; le château de Lassay, restes d'un château-fort avec pont-levis, machicoulis, escarpements, douves, tours épaisses, remparts imprenables, chambres de torture, escaliers dérobés, passages secrets; rien n’y manquait que des archers aux créneaux et des pots de poix bouillante à jeter sur les assaillants. Lui aussi, le vieux château, il n'a que des souvenirs. Ses murs ne connaissent plus les appels joyeux ou pressants des cors, le fracas des trompettes, le grondement des catapultes et des bombardes et le sifflement des carreaux, mêlé au bruit monotone du rouet des arbalètes. Tout est silence maintenant. La herse demeure levée, les cabestans sont rouillés, les herbes poussent dans les coins délaissés, les pierres de la cour se désunissent, le château se tasse, fatigué de vieillir de ne plus vivre comme jadis…. Les ombrages du parc de l'établissement, sa corniche hérissée de pins, ses allées recueillies, ses dômes de verdure, ses descentes vertigineuses de frondaisons denses, face à la ruée grise des rochers du Roc au Chien, éblouissante au soleil… Les allées silencieuses de la forêt d'Andaines, les ondulations lentes des sous-bois où le jour se tamise à travers le voile épais des feuilles; que de jolis coins à découvrir, à chercher, à deviner!


Michel ne resta que quelques jours trop courts hélas, avec nous. Il repartit bientôt pour le Mans. Nos cousins Pilliard ne tardèrent pas à arriver de Saint Enogat. Les randonnées commencèrent, ainsi que les longues parties de tennis, les promenades à Saint-Michel des Andaines où le curé, fort avenant, nous conviait souvent. Nous entrions dans le presbytère par une allée étroite bordée de groseilliers. Rien ne troublait le silence respectueux que les coups espacés d'un vieux cartel au son radieux et éteint. Monsieur le curé nous accueillait d'un sourire et nous causions…

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