Souvenirs
Première Partie
C'est un 2 septembre 1907 qu’était réservé l'honneur de me voir naître. Je reçu les nombreux prénoms de René, Xavier, Edmond, Napoléon. J'étais paraît-il brun et assez grassouillet. Un télégramme rappela mon père alors en tournée d'inspection des finances. La dépêche était conçue si drôlement «je suis né ce matin. Marie» que papa ne pu deviner si j'étais garçon ou fille. L’imbroglio se dénoua heureusement assez vite et papa fut ravi de trouver à son retour un petit marmot pour lui tendre les bras.
L'on me baptisa à St-Sulpice le 2 décembre et dès lors, je commençais de grandir et d'être insupportable, autoritaire et irritable comme la plupart des enfants. Je connus assez tôt les succès incomparables du fouet et les mises en pénitence. De la sorte, mes premiers instants de turbulences se calmèrent sans trop de désastre.
Je signalai mes premières années par un abcès au cou et un anthrax à la tête. Tout cela se termina sans dommages et rendit intéressante ma petite et modeste personne dont les dimensions et la rondeur atteignaient des proportions considérables.
Ma mémoire cherche en vain des points de repères sans en pouvoir trouver avant 1910. La naissance de ma sœur en mai 1909 changea forcément mes habitudes. La nouvelle arrivante s’appela Colette, Co comme je disais pour simplifier. Il était dit que papa devait être absent à la naissance de ses enfants. Il était alors aux confins du Sahara… Je passais mes vacances à Juvigny dans la Manche entre Mortain et Avranches chez mon arrière-grand-mère. J'étais déjà fort gâté par ma chère bonne-maman et considéré comme un bonhomme important à côté de ma sœur encore toute petite. Notre excellente Marie-Louise, dont je retrouve de vagues images dans mon souvenir, souvent malade, s’occupait malgré tout de nous deux. En dépit d'un anthrax que j’eus à la tête à deux ans, je grossissais rapidement. Les photographies que j'ai de cette époque me font une lune grasse et joyeuse où deux yeux clairs s'ouvrent encore ahuris sur le monde extérieur. À Juvigny, je fus cajolé par ma cousine Geva qui s'amusait avec son gros poupon de cousin et qui le poursuivait en riant dans les allées du jardin où il essayait ses premières gambades…
Le cher jardin, le joli jardin! Une émotion m’étreint quand j'y pense encore. Aujourd'hui mon grand oncle vit seul retiré à Juvigny; des affaires de famille l'ont brouillé avec mes grands-parents. J'ai vu Juvigny pour la dernière fois en 1922. Son image est restée fixée à jamais dans mon souvenir. De grandes pelouses semées de corbeilles de roses, de chrysanthèmes et de bégonias. Là un palmier, ici un araucaria, le sycomore immense, le vernis du Japon. Là-bas au fond, le magnifique sapin dont les branches tombaient à terre sur un si grand espace. Il avait près de 25 m de tour… Près de la vieille maison où courait le lierre parmi des corbeilles de roses un massif de rhododendrons source d'une petite charmille.
Et le fond du jardin! Une fois franchie la grille qui menait au vieux puits, c'étaient les écuries et le jardin potager… C'étaient les longues allées fleuries aux corbeilles de pensées, c'était en été la course pour une poire, une fraise, une groseilles à maquereau, une framboise voire pour une figue. C'était le grand rideau d'arbres verts où, enfant, je venais regarder entre les feuilles, avec une terreur superstitieuse, l’ourse dont maman me dépeignait la cruauté… Ah! Si l'on venait manger des fraises en cachette, l’ourse mangerait les petits gourmands! Hélas, un jour, sceptique, je franchis le rideau d'arbres à travers les branches; tremblant je regardais: point d’ours… Rien que le chenil du boucher qui égorgeait à côté les pauvres petits agneaux bêlants…
Les fraises cette année-là, aux dires du jardinier, donnèrent moins que les autres années… Mais certains petits ventres pour en avoir trop goûté s’en repentirent par la suite sans que les parents le sussent! Au fond, tout à fait au fond, une jolie terrasse donnait sur les prés, les bois, la campagne. Un horizon bleuté s'étendait là, tranquille, paisible, reposant que l'on contemplait sans se lasser jamais, juché sur la balustrade de briques.
Comme nous nous amusions! Et les écuries… Où est le temps où nous grimpions dans la calèche nos poupées dans les bras, pour partir, tels des princes charmants à la conquête de quelques rêves lointains. Nos poupées! J'avais une passion pour les petits soldats à tête de porcelaine bien rose que je dorlotais avec amour et que j'embrassais souvent avec tendresse. J’avais alors un petit soldat anglais délicieux. Un beau jour, je le lâchai maladroitement en montant en voiture. Il se fracassa sur le sol. Je le pleurai longtemps… Qu’étaient-ce que ces chagrins d’enfants? Pleurer sur une poupée de porcelaine, et de vraies larmes. Où est le temps où jouant à cache-cache nous montions au grenier nous ensevelir silencieusement dans les bottes de foin. Soudain, l'odeur prenante nous piquait le nez… Un bruyant atchoum dénonçait les petits farceurs! Où est le temps où nous nous dissimulions derrière les grands dahlias, où nous effarouchions en courant les canards, les poulets, les coqs, où nous venions caresser entre deux jeux la nuque de notre vieille Finette! Où est ce temps-là?
Le soir quand l'ombre remplissait de ses terreurs nos imagination d'enfants, quand se taisaient les 1000 bruits de la campagne quand l'église, de sa cloche, avait annoncé l'angélus, nous rentrions pour retrouver près du bon feu de bois nos parents, notre bon oncle qui savait nous amuser. Les bonnes parties de l'auto et de dominos. Notre oncle, tonton, annonçait les numéros d'une voix claironnante ajoutant à la plupart des nombres une épithète burlesque: 33 les deux bossu et tant d'autres dont je ne me souviens plus.
Après le dîner, mon arrière grand-mère marraine comme je l'appelais (puisqu’elle était ma marraine) m’invitait à jouer avec elle aux dominos. Pour me faire gagner, elle pêchait volontairement dans le tas des dos et elle souriait doucement quand je mettais mon dernier domino et que, les yeux brillants je disais: «Domino, j'ai encore gagné!». Et je me croyais un excellent joueur. Quelles étaient douces ses illusions d'enfants!
Quand les feuilles dans le jardin commençaient de faire un épais tapis rouge, nous revenions à Paris conservant un souvenir charmant des mois ainsi passés, ne concevant d'autres paradis que notre Juvigny, notre univers, notre petit domaine où les grands arbres même ne nous intimidaient plus.
Si ce n'était Juvigny, c'était Sourdeval chez mes grands-parents. Ma mémoire est plus courte à ce sujet. La maison était simple, en briques et en granite, donnant de plain-pied sur le jardin.
Une grande pelouse entouré de mur couvert de lierre et de vigne, un saule pleureur au milieu, beaucoup d'espace et là-bas un petit parapet où l'on allait s'asseoir et d'où l'on lançait des cailloux dans la petite mare pour faire des ronds et pour troubler les grenouilles. De l'autre côté, une sorte de petit champ de pommier par où l'on arrivait, avec dans un coin une vieille fontaine dont l'eau claire en été, par grand soleil, semblait promener des paillettes d’or. C’est tout …
Un gros vide se creuse dans ma tête et je me vois encore cette fois, à La Baule en 1910 sur la plage par un soleil épouvantable. Le sable chaud brûle les pieds; ma sœur et moi nous faisons des pâtés, distrait seulement de notre travail par le passage du tram de Pornichet au Pouliguen. Je revois l'avenue Pierre percée notre petite villa, enfouie dans la verdure et les fougères avec son jardin minuscule où après le dîner maman nous poursuivait en riant… Villa les Fougères…
Bièvre! La Motte Carrée! Les bois de Verrières! C'était en 1912 au mois de juin, nous venions d'arriver au château de la Motte Carrée, une grande maison blanche cubique, précédée d'une grille imposante et trônant au milieu d'un vaste parc où les rochers moussus se cachait à l'ombre de grands châtaigniers.
À une extrémité du parc, il y avait un arbre énorme tout recroquevillé par les ans et qui remplissait pour nous l'office de cheval de bataille. Papa nous menait tous là, ma sœur, mon cousin Jacques et moi nous plaçait sur le vieux chêne et, tels trois hardis chevaliers nous foncions, immobiles, sur quelques ennemis imaginaires que nous croyons entrevoir entre les branches. Et nous crions à tue-tête, chantant, ardents, enthousiasmés jusqu'au moment où, lassés de chevaucher sur un coursier si paisible, nous nous laissions aller dans les bras de papa.
Puis c'était la poursuite de la partie haute du parc, les parties de cache-cache qui ne finissaient jamais, le «Petit Paul perdu dans les bois», abandonné par un cruel papa qui se cachait derrière un gros tronc!
Le matin, quand j'étais habillé, Bonne Maman m’ appelait dans sa chambre et, à genoux près de son lit, je répétais après elle les premiers mots du Credo, du Pater, de l'Ave Maria. C'est aussi que j'ai appris à connaître et à aimer le petit Jésus. Puis une fois relevé, je devais jeter mes yeux encore bien inattentifs sur les premières lettres. J'appris à lire! Pensez donc, je devais, au mois d'octobre, entrer en 11ème chez Madame Faber! C'était déjà sérieux!
Cette année-là eut lieu au mois d'août le mariage de Madame Preud’homme (mademoiselle Slekinger) avec le capitaine H. Preud'homme, j'étais garçon d'honneur. À cinq ans, c'est de la précocité… J'étais donc on ne peut plus fier du rôle important que l'on me confiait. On me présenta à une charmante petite fille – qui aujourd'hui est près de se marier - dont je devais tenir la main. J'étais fort intimidé mais il paraît que je me suis conduit en excellent cavalier. La mariée m'embrassa en pleurant et en souriant à la fois sous son voile blanc.
Quelques jours auparavant, certaines petites boules rouges du parc m'avaient tenté. Mon pauvre ventre en avait pâti, si bien que je fus dispensé d'assister au déjeuner. On me conduisit en voiture chez une amie de ma bonne-maman, Madame Lalou, qui m' accueilli de façon charmante et avec qui je déjeunais. Je me souviens toujours des excellents œufs brouillés qu'elle me fit servir ce jour-là! Ah, ces œufs brouillés… Comme je regrette ce temps-là!
Octobre 20. Nous rentrâmes à Paris et un beau matin, maman me conduisit chez Madame Faber (21, rue de Varenne). Les demoiselles à qui l'on me confia furent émerveillées de me voir conserver les yeux secs tandis qu'un de mes petits compagnons refusait, au milieu de torrents de larmes de quitter sa maman, ce qui d'ailleurs ne m'empêchait pas d'être aussi triste que lui.
Je fus à cette époque un brillant élève. J'étais fier de ma supériorité intellectuelle sur les petites filles et les petits garçons qui commençaient comme moi d'apprendre à lire, à écrire et à compter. On récompensa mon zèle par le «premier des premiers prix». Madame Faber me l'a remis en présence de maman et elle complimenta l’heureuse mère d’un lauréat aussi complet. Ce fut mon premier succès.
Nous passâmes nos vacances à Villerville, près de Trouville, à l'embouchure de la Seine, en face du Havre. Notre petite bicoque, car c'en était une malgré son joli nom d’ «Oeillets», me plut tout de suite. Nous n'étions pas trop loin de la plage… Un mois fut vite passé, Juvigny nous attendait.
Élève modèle en 11ème, je devais être brillant en 10ème. C'est ce qui arriva. Mais on ne distribua pas de «premier des premiers prix». Je m'en consolai vite quand papa nous annonça que nous retournerions à Villerville avec toute la famille, dans une des plus jolies villas de l'endroit, le Colombier. La vue était splendide: la mer était à nos pieds… Un jardin très ombreux entourait la villa. Le mois de juillet se passa à peu près calmement. Quand éclata l'incident de Sarajevo, mes parents étaient en Bosnie, après avoir parcouru les Dolomites. Ils se hâtèrent de rentrer en France, mais bientôt une dépêche appelait papa sous les drapeaux…
Je me rappellerai toujours ce matin de juillet, le plein soleil dans la grande salle à manger claire. L'émotion, la tristesse pesaient. La guerre… Je ne comprenais pas encore ce que c'était que la guerre mais à la façon dont Papa m’embrassa avant de partir, je devinai que ça devait être bien grave.
On parla dès lors du danger qui il y avait à rester auprès d'un port de guerre. Nous quittâmes Villerville. Une immense auto vint nous prendre et nous emmena vers Juvigny. Peu habitués aux longs voyages en voiture fermée, mon cousin et moi nous eûmes un mal de cœur déplorable et je me vois encore sur la route, laissant malgré moi peu du déjeuner du matin… Ces détails gastriques sont souvent les plus durables!
L'hiver fut triste. Les préoccupations assiégeaient tous les esprits. Le mois de novembre arriva. Paris nous retrouva sans papa cette fois. Cela semblait tout drôle de n'être plus que trois à table, le soir. Quittant Madame Faber, j’entrai chez les frères de la rue de Grenelle où m'accueillit le frère Alexandre. Je devins bientôt un des meilleurs de la classe et je pris alors le goût de l'étude, le goût du travail et de la réflexion, car, bien que je fusse enfants, je comprenais que dans l'absence de papa je devais être un homme.
1915 nous apporta de tristes nouvelles. Mon oncle Raymond, blessé mortellement aux Éparges, après plusieurs jours d'agonie et de souffrance, avait été rappelé à Dieu dans des conditions dignes d'un chrétien et d'un français. Comme cet oncle n'avait pas toujours été sérieux et qu'il risquait de ruiner sa mère, l'on considéra que Dieu avait bien fait en lui accordant de donner sa vie pour la France. Ce deuil rapprocha nos familles. Tante Germaine nous invita à passer le mois de juin à Saint Pavi avec ses enfants. Colette et moi nous étions enchantés à la pensée de retrouver Rémi, encore couché par sa coxalgie, Jacques, Anne-Marie, Francois, Michel et Philippe ainsi que leurs cousins Rouvillois. Un mois fut vite passé de la sorte. Maman s’avisa de nous faire passer les mois de juillet et août à Jullouville à 4 km de Saint Pavi. L'hôtel de la bruyère nous hébergea.
Jullouville était délicieux. Une autre plage magnifique, un bord de mer extraordinaire, de jolies villas et des bois frais encore jeunes… le séjour fut charmant. Papa vint nous retrouver quelques jours. Comme les années précédentes, le mois de septembre se passa à Juvigny. La petite vie monotone recommença. Je lisais les communiqués sans trop comprendre ce qu'ils voulaient dire. Papa nous écrivait de temps à autre. La grande distraction était de deviner sur la carte l'endroit où il se trouvait, car il ne pouvait l'indiquer. D'après la précision qu'il nous donnait, nous arrivions à situer son cantonnement. Ne rien savoir que les initiales et le secteur…
Et les angoisses quand les lettres n'arrivaient pas. Les longues soirées auprès du feu, serrés les uns contre les autres, pensant à l'absent qui, là-bas sous le canon, dormait sur une paillasse où couraient les rats…
Mon oncle Pierre fut à cette époque grièvement blessé dans un accident d'automobile. Ce fut par miracle qu'il en réchappa. L'auto dans laquelle il se trouvait aux environs de Furnes en Belgique capota. Mon oncle demeura trois jours dans le coma. Il guérit mais il devait toujours se ressentir de la terrible commotion. Il a perdu le sens olfactif et il goûte mal. J'ajoute d'ailleurs qu'il était réformé et qu'il fit tout ce qui était possible pour s'engager dans les automobiles. Son beau geste lui a coûté cher, comme à tant d’autres…
A l'état-major, oncle Maurice risquait moins. Il nous rapporta un obus de 77, des fusées, des balles de mitrailleuses etc. que nous mettions religieusement sur nos cheminées, comme pour avoir perpétuellement sous les yeux une idée du massacre de tous les instants qui se faisait dans le feu, le fer et le sang sous Verdun ou sur la Somme…
Mon cousin Pierre Rénon s’engagea, malgré sa jeunesse dans les fusiliers marins. Un an après en 1917 il devait tomber au moulin de Laffaux à la tête d'une compagnie. Il laissa sa jambe gauche dans un trou d'obus, lui qui était si beau, si jeune, si élégant… Quelle tristesse de voir cet officier, encore un enfant marchant avec des béquilles, alors que tant d'autres, lâches et déserteurs, ont non seulement conservé leurs jambes et leurs bras, mais ont profité du carnage pour se remplir les poches et pour vendre le salut de la France! Ce fut vraiment un miracle que notre victoire militaire. Nos ennemis du dehors étaient-ils comparables à ceux de l’intérieur. Malvy, Caillaux, Almereyda…! Dieu sauve la France!
Jullouville nous avait tellement séduit que nous y retournions en 1916 avec toute la famille. Nous louions une petite villa, l'Ave Maria, presque sur la plage où nous allions nous amuser follement. Tous les matins, de bonne heure, nous descendions sur la plage où nous retrouvions des camarades de jeu et nous creusions avec entrain le sable fin tandis que la mer bruissait sur la grève humide. Bon papa nous avait donné un magnifique drapeau français. Nous nous promenions fièrement parmi les forts de sable, soldats en herbe, redoutables avec leurs pieds nus et leur pelle comme arme… Un soir, pendant le dîner, on vint nous prévenir que la tempête faisait rage et que la mer menaçait notre cabine. Nous accourûmes. Trop tard. Comme nous arrivions, une lame énorme entraînait notre cabine vers la haute mer… On ne retrouva quelques jours après que la hampe de notre drapeau!
Papa venait de temps en temps oublier le son du canon. Je me souviens de la fierté avec laquelle je donnais la main à mon père. Souvent, je levais les yeux sur sa Légion d’Honneur et l'orgueil se mêlait à la joie.
Comme les années précédentes, nous rentrâmes à Juvigny en septembre. Un beau jour- le 16, je crois - papa nous annonça qu'il était rappelé à Paris pour une mission au Ministère de la Guerre. Je me vois encore, dans la calèche qui nous emportait, maman et moi, vers Mortain où nous allions chercher papa, me demandant si vraiment mon papa revenait pour tout de bon, si je le verrais tous les jours… Dieu le voulut ainsi.