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Indochine 1953-1955

En partant pour l'Extrême-Orient, je savais par ce que m'avait écrit l'Adjoint du Commandant en chef, le général B. que je recevrai un commandement en arrivant à Saigon. Les loisirs que m'offrit mon embarquement sur le Pasteur me permirent de me préparer moralement à cette tâche. Depuis octobre 1944, j'étais resté éloigné de la troupe. Tant à la 1ère Armée qu'à l'Etat-Major de l'Armée et au SHAPE, j'avais eu à traiter des problèmes d'organisation, de conduite des opérations, bref à me pencher davantage sur la stratégie que sur la tactique. Bien que ne connaissant pas, par contact direct, le théâtre d'opérations où j'allais être engagé, je m'étais efforcé, par des conversations nombreuses avec de « vieux » indochinois, de dégager les idées les plus générales sur le genre de guerre qui m'y attendait. Je savais l'Indochine un pays très attachant, aux larges dimensions, ses habitants attachants aussi, proches de nous par l'ancienneté de leur civilisation, très éloignés cependant par la démarche même de l'esprit asiatique, polis mais méfiants vis à vis des Français. En Afrique, j'avais pu me rendre compte de la mentalité « orientale », de la politesse cérémonieuse des chefs locaux, de la nécessité de ne jamais perdre la face, de l'importance essentielle de l'autorité comme de la justice, de la valeur de « l'équation personnelle », de la prudence dans les relations avec tout indigène. J'avais pu toucher du doigt bien des erreurs commises par la légèreté nationale vis à vis de croyances, des mœurs, des tabous africains. Je savais ce qu'avec un peu de gentillesse et de « considération », on pouvait obtenir de tous, grands et petits. J'avais eu le temps de réfléchir à tout ce que Lyautey avait dit et écrit sur les relations des « colonisateurs » et des colonisés, sur l'objectif lointain de libération politique à envisager. Je pouvais mesurer les résultats que j'avais obtenus, à mon petit échelon, par l'application méthodique de ces principes. Ceux-ci étaient devenus, en quelque sorte, une seconde nature et je n'éprouvais aucune appréhension à aborder des problèmes qui, nouveaux dans le détail, trouveraient, dans leurs grandes lignes, une solution reconnue d'avance.


Il s'agissait ainsi d'œuvrer avec bon sens dans l'application d'une méthode. Mais lorsque je me tournais vers la guerre elle-même, plus j'en creusais les réalités, plus je sentais grandir en moi, non des inquiétudes personnelles, mais une redoutable certitude. Le principe en vertu duquel la force française entendait se réimplanter en Indochine était faux. En effet, il n'y avait pas eu, il ne pouvait pas y avoir eu en Indochine de « résistance», au sens où il était possible de l'admettre en France. L'occupation japonaise n'avait été que le corollaire asiatique de notre défaite en Occident. Le reflux japonais n'était que la conséquence politique de la victoire américaine dans le Pacifique, victoire à laquelle se trouvait associée l'URSS par la faute insigne de nos alliés anglo-saxons. La Chine et la Grande-Bretagne nous avaient précédés sur le Fleuve Rouge et à Saigon. L'Amérique ne cessait d'intriguer contre nous à Hanoi dès la signature de l'armistice de Mac Arthur. Le problème indochinois était donc - fondamentalement - un problème politique. En avoir fait un problème militaire était une erreur politique d'une insoupçonnable gravité. Je n'ignorais pas la lettre que, en septembre 1945, l'Empereur Bao-Daï avait adressée au gouvernement français. Sans nier les droits et les intérêts de la France, l'Empereur avait demandé à l'auteur du discours de Brazzaville une part dans l'administration interne de son pays. Il eût été sage de reconnaître le bien-fondé de ses demandes. Bien plus, après le « coup » de la Syrie, où les Anglais nous avaient infligé une pénible humiliation, Churchill avait fait offrir - secrètement - les bons offices de la diplomatie britannique et même une coopération militaire sous la réserve que les forces anglo-françaises seraient placées sous les ordres du général B., indochinois chevronné. L'offre avait été repoussée. Enfin, l'amiral Decoux, qui avait été assez habile pour ne pas perdre totalement la face, avait été « effacé » de l'Indochine dans des conditions peu honorables pour son propre pays. Ce n'est pas lui qui avait perdu la face, mais la France de 1945. Je pense qu'il fallait dire cela, car ce sont ces faits qui ont noué le problème indochinois plus que les erreurs subséquentes.


Tchang Kaï Chek était - théoriquement - notre allié. Mais le retrait des troupes chinoises du Delta, troupes commandées par un chef jaloux de Tchang, eût été plus aisément obtenu par voie diplomatique que par la présence en baie d'Along d'un croiseur portant le général Leclerc. Il était impossible d'employer à Hanoi les méthodes du Tchad. Si l'on ajoute à cela que Staline pouvait à juste titre - se croire les mains libres en Extrême-Orient après les abandons consentis en Chine par Roosevelt à Yalta, il est aisé de comprendre à quel point l'Indochine, en 1945, requérait de prudence et combien peu l'appareil militaire avait de chances de réussir. Les affaires s'étaient aggravées en 1949 lorsque Mao Tsé Toung eut conquis la Chine. Il était, à partir de ce moment, évident que la présence à Hanoi d'une puissance capitaliste était hors de question et que, faute de traiter avec la Chine de Mao - ou de battre ses troupes - notre maintien sur la frontière chinoise était une vue de l'esprit. Il y a tout lieu de penser que, lorsqu'il partit pour Hanoi, le général de Lattre avait perçu ces évidences Une seule chance subsistait : rétablir nos affaires militaires sur le Fleuve Rouge, remettre l'Amérique dans notre jeu militaire et traiter au plus vite avec l'interlocuteur que nous avions nous-même suscité : Ho Chi Minh. La guerre de Corée, l'alliance atlantique y aidaient puissamment. La mort prématurée du général, en janvier 1952, remettait tout en cause et replongeait la politique française en Indochine dans le néant. Ce néant fut consommé par le lâchage de l'empereur Bao Daï. En acceptant à Saigon le gouvernement d'un protégé américain, connu pour ses sentiments anti-français, la France laissait entendre qu'elle était prête à tout abandonner. En laissant traiter de « play-boy » le souverain traditionnel, représentant d'une unité contestée, seul capable d'en imposer au Viet minh, la France avait, une seconde fois, perdu la face. En cette fin de 1953, il m'était donc évident que j'allais assister et participer à un « baroud d'honneur ». Hélas.

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Note d'Yves: Dans la marge du paragraphe suivant, est écrit : à rejeter plus loin. Comme il n 'y a pas d'indication ultérieure, je le laisse à la place où il se trouve dans le manuscrit.


Sur le plan militaire, l'aide américaine allait créer les plus dangereuses illusions. Il était impossible en France de comprendre la nature des opérations d'Indochine. Français d'un côté, Viets de l'autre se faisaient deux guerres différentes. Les Français continuaient de penser en termes de Divisions, de troupes de toutes armes, de fronts de batailles. Les Viets, fantassins de bataillons ou de compagnies, ne livraient que de rapides combats et évitaient la moindre rencontre importante, se bornant à des coups de mains meurtriers exploités politiquement. Insaisissables, ils ne pouvaient donc être battus « en rase campagne ». Ravitaillés par le nord, ils savaient ne pas avoir à craindre d'usure. L'afflux de matériel américain ne put donc qu'entretenir le fallacieux espoir d'une de ces batailles décisives où la force triomphe de la faiblesse. Dien Bien Phu en demeure la plus pénible illustration.


Comme dans les drames antiques, les jeux étaient faits. II ne restait plus aux acteurs qu'à jouer jusqu'à l'issue fatale. Perdue sur les plans politique et stratégique, la guerre offrait-elle une issue tactique honorable ? Je me raccrochais à cet espoir, confiant dans les perspectives de redressement qu'avait évoquées, précisément avant son départ pour Saigon, l'adjoint du Commandant en chef. Je le vis le lendemain de son arrivée. Il voulut bien faire faire pour moi, en sa présence, un exposé de la situation par un officier du 3ème Bureau. J'appris ainsi que, au début de 1954, l'opération Atlante dégagerait l'Annam et rétablirait les communications entre Hué et Nha-Trang et qu'il serait alors possible de porter les forces françaises sur la transversale Savannakhet - Tourane, ligne de défense « classique » de l'Indochine. Quand l'exposé fut fini, je demandai comment se déroulerait la phase politique de l'opération, dans une région où nous étions absents depuis sept ans environ, et de quelles réserves disposerait le Commandant en chef une fois l'opération engagée pour nourrir sa bataille dans une zone aussi profonde. Les réponses évasives qui me furent faites me jetèrent dans la consternation. C'était à mes yeux la preuve que rien n'avait été préparé avec sérieux, comme si cette guerre se faisait à tout coup du fort au faible, alors que…


Affecté au commandement d'un Groupe d'Artillerie Vietnamien, je me présentai au Commandant de l'Artillerie. J'appris alors qu'il n'existait en Indochine qu'un « inspecteur », c'est à dire non pas un manœuvrier des feux, mais un fournisseur de groupes. Le général P. m'exposa - à son tour - ses idées. Je prenais le commandement d'un Groupe qui n'avait encore été engagé que batterie par batterie. Je disposais d'un bon mois pour rassembler mes unités, compléter mes dotations et effectuer mes Ecoles à feu. J'aurais les munitions que je demanderais et l'on escomptait que le Groupe serait « opérationnel » vers la fin janvier. Je pouvais ne pas rejoindre immédiatement mon PC, car un chef de corps avait des visites à faire , Nous étions le 20 décembre. Je pris contact avec le Chef d'Etat-Major, les bureaux, me renseignai minutieusement auprès de mes amis du 2eme Bureau, et recueillis quelques invitations pour Noël. Je vis l'Ambassadeur D. à qui j'avais un pli à remettre. Il me dit de rester en liaison avec lui et me laissa entendre qu'après mon temps de commandement, il m'appellerait au Palais Norodom. J'avais l'impression de vivre dans un rêve, rappelé au réel par la sordide installation du camp des braves, séjour bien nommé des officiers en transit. Des avis officieux me donnèrent à penser que j'étais désormais seul, livré aux caprices de la fortune et qu'il fallait « marcher ou crever ». Je brusquai alors les choses, envoyai un message à mon PC (au sud du Mékong) pour demander une voiture et prévenir de mon arrivée le 24. Une Jeep m'arriva avec l'officier auto du Groupe. Pendant le long trajet (200 km, deux fleuves à traverser en bac), je me fis exposer la situation intérieure de mon unité. J'appris que je remplaçais un officier mal vu des Vietnamiens, redouté de la poignée de Français qui l'assistait. Je sus le nombre de véhicules qui manquaient, la dispersion des batteries, l'absence des moyens radio. Le mauvais rêve continuait.


A Cantho, où j'arrivai pour le dîner, la présentation des officiers, le dîner lui-même firent diversion. J'examinai la jeunesse qui m'entourait, parlai des projets immédiats, instruction, regroupement, puis allai à la messe de minuit, chez les Marins. Je ne pouvais que remettre au lendemain une visite au Commandement local. Je passai le 25 à examiner les notes de mes officiers, à prendre connaissance du dossier du Groupe avec mon adjoint, à rédiger ma première directive. La popote était sympathique, l'impression de discipline, un peu trop contrainte à mon gré, me réconfortait. Nous dînions lorsqu'un planton vint m'apporter une convocation urgente par le Commandant d'Armes. Un télégramme m'y attendait : départ le 26 à midi pour une destination inconnue. Première étape Saigon. Je demeurai stupide. Que devenaient les ordres de l'Inspecteur de l'Artillerie ? Je me persuadai un instant que les choses allaient un peu vite, mais que l'essentiel demeurait et que j'avais bien fait de ne pas passer Noël à Saigon. La nuit se passa à donner des ordres et à préparer, plutôt fébrilement, un départ en opérations. Je ralliai Saigon le 26 en récupérant du Bassac (?) et du Mékong deux de mes batteries; la troisième m'attendait à Saigon. Le 27 au matin, je reçus la visite du chef d'EM de l'Inspecteur. Il n'était au courant de rien. Je le sentis préoccupé et me précipitai au 3ème Bureau où j'appris que l'on m'expédiait au Laos le lendemain. Je forçai la porte du tout-puissant chef des opérations et lui exposai - à mon tour - ma situation. Il comprit, à mon exposé, que j'étais hors d'état de partir le 28 et me laissa jusqu'au 1er janvier.


Grâce à mes relations d'EM, dans la hâte la plus folle, j'arrachai aux services tout ce qui me manquait. L'arrivée de cet afflux de véhicules et de matériel radio électrisa pour de bon tout le personnel. Mes Français firent des miracles et les suivirent. Le 1er au matin, un dimanche, nous prenions la route, pour quatre étapes totalisant 1000 km. Pour un début, ce n'était pas mal. Je n'avais encore rien vu. Le parcours Saigon - Kratie sur une route en bon état fut sans histoire. Après les six jours qui m'avaient jeté dans l'action la plus exigeante, puisqu'il fallait partout improviser, la pause qui s'imposait à moi me permettait de faire le point, de classer mes impressions et d'en tirer les nécessaires leçons. D'abord le Commandement L'EMIFT (Etat-Major Interarmées des Forces Terrestres) n'avait rien d'un EM opérationnel. C'était une administration, à prépondérance terrestre, où quelques marins et aviateurs jouaient les utilités. En dehors des quatre bureaux classiques et d'une chancellerie, rien qui permît de prendre des décisions rapides sur les plans aérien et naval. Un seul homme, en fait, le dominait : le sous-chef opérations, le colonel B. dont les échecs successifs me dispensent de parler. Il ne disposait en propre d'aucun moyen de transmissions moderne. Les commandements aérien et naval, très éloignés géographiquement, n'avaient pas avec le commandant en chef ces liaisons personnelles permanentes indispensables à un vaste théâtre d'opérations. Chacun faisait sa guerre, avait ses renseignements, sa logistique propres. Rien à en attendre d'efficace. Mondes fermés, papyrophages, auto-contemplateurs, où la routine tenait lieu de doctrine. La moindre difficulté en faisait des rivaux, pire, des frères ennemis. Au delà, épars dans Saigon et sa banlieue, les services, autres microcosmes jaloux de leurs prérogatives, considérant les armes comme des gêneurs. En disant « services », j'englobe ces directions d'armes ou inspections où foisonnaient les irresponsables donneurs de conseils et brasseurs de vents. Dans cette jungle, il était difficile d'évoluer utilement, à moins d'être connu au moins du chef d'Etat-Major. Encore convenait-il de ne demander aucune décision, subordonnée, en principe, à l'olympien EMIFT. Un peu plus loin, les zones ou régions, les « missions » de liaison avec l'Etat-Major vietnamien, autres microcosmes où pétaradaient voitures, plantons et AFAT. Ce monde de fonctionnaires avait cependant l'avantage de recevoir courtoisement et de se défausser agréablement de toutes les questions. Bref un néant bourdonnant. Enfin, le SPDN, secrétariat permanent de la Défense, puis le COMIGAL, autorité civile ou plutôt politique, temples de la stratégie, où se pratiquait la difficile exégèse des directives de la métropole, rares et fumeuses. Dans Saigon surchauffé, toute cette maffia se partageait voitures, villas, popotes, sans compter les filles. Il y avait là quelque chose d'un peu scandaleux, si l'on oubliait un instant que cela se passait en Extrême-Orient. Persuadé, à tort peut-être, que la guerre est une chose sérieuse, je ne pouvais, en me remémorant telles et (telles ) images de ce Saigon en guerre, que les balayer de mon souvenir et les englober dans un mépris définitif. Je n'avais certes pas la prétention de faire la guerre tout seul, ni là (?), mais ce n'était certes pas le genre de baroud que j'attendais.


Je commençais à comprendre pourquoi certains camarades avaient insisté auprès de moi, en me disant : « Dès que tu auras une difficulté, rends compte, prends date et rejette la responsabilité. » Je sentais confusément que, quoique je fasse, je serais seul, nul ne se préoccupant à Saigon des difficultés que pouvait éprouver tel ou tel commandant d'unité. Chacun pour soi ! Marche ou crève ! Pensant aux autres États Majors locaux auxquels j'aurais à faire, je me demandais si j'y trouverais les mêmes mœurs et l'invraisemblable désinvolture dont je ne cessais de percevoir les échos ou les traces. Si cela était, il me faudrait marcher tout seul et faire la guerre la moins bête possible, c'est à dire la moins coûteuse en hommes. Je peux dire que c'est de ce moment-là que je pris la décision de principe de provoquer les ordres plutôt que de les attendre pour n'avoir pas à les enfreindre et, en l'absence d'ordres, de m'en remettre au bon sens… La réponse à ces questions ne tarda pas. Arriver à Kratie un dimanche 1er janvier avec cent véhicules et plus de mille hommes était incorrect. J'attendis deux heures que mon bivouac fut fixé et que l'on put se ravitailler en essence et huile. Pas de popote où de mess de garnison où, pour le jour de l'an, les officiers de passage pussent boire un verre. Il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur. Ce n'était qu'une nuit à passer, après tout.


Le second « gîte d'étapes », Hat Saï Khoun, n'était qu'un ancien poste non entretenu, où il était impossible de faire tenir mon groupe et le bataillon qui m'escortait. On campa comme on put, avec l'avantage de ne pas sentir la population locale indifférente. Paksi, à l'entrée du Laos, représentait la troisième étape. La « route » devenait progressivement mauvaise, puis presque impraticable. J'avais dû abandonner le command-car pour une jeep, tant le premier manquait de confort sur ces pistes défoncées. La chaleur était lourde dès le matin ; il avait fallu réduire la vitesse à 10 mètres (?) environ, les chauffeurs s'endormaient, les pneus chauffaient, crevaient ou éclataient. Mon convoi s'étirait et je dus pratiquer des haltes toutes de deux heures contre les ordres. J'entraînais en outre dans mon sillage quatre vingt dix camions d'essence, camions dits « chinois », c'est à dire de curieux véhicules dont j'avais compris, dès Kratie, qu'il était préférable de les laisser circuler à la grâce de Dieu, en raison de l'état des voitures et de la route. Grâce à mes liaisons radio, je savais à peu près où mes batteries en étaient, tant en ce qui concernait leur point (?) que la situation du matériel. Les haltes périodiques et fréquentes faisaient du bien et, quels que fussent les risques, je me promis de ne pas accélérer l'allure.


Note d'Yves: La fin de ce chapitre a été écrite par Papa plus tardivement, car l'écriture manuscrite en est abîmée par l'accident vasculaire qu'il fit en 1962. La rédaction de ce passage est donc postérieure à cet événement. Papa l'avait classé à la suite du texte ci-dessus  Je n'ai aucune raison de ne pas le placer ici. On peut y trouver une certaine redondance avec le paragraphe plus haut que Papa voulait « rejeter plus loin ». C'est peut-être la solution qu'il a finalement choisie.


Il est certain qu'il est difficile de passer sous silence l'un des aspects de l'aide américaine au Vietnam. Sur le plan politique d'abord, il était et restait certain, lorsque le général de Lattre reprenait des contacts avec les USA, que les vieilles préventions n'avaient pu être dissipées et que l'anti-colonialisme de principe des Américains n'avait aucune raison de disparaître dès lors qu'il s'agissait des rives occidentales du Pacifique. L'année 1951 après l'agression de 1950 - laissait encore très sensible tout ce qui touchait à la Chine et la Corée était devenue plus un problème chinois que n'allait le devenir l'Indochine un ou deux ans plus tard. Il est donc certain que le principe d'une aide militaire US à la France en EO était d'une grande portée politique. Je n'ai pas été assez au courant des affaires pour savoir si le problème de l'Empereur a été évoqué rapidement. A de nombreux points de vue, Bao Daï ne pouvait convenir aux préjugés américains en Asie. Il représentait en outre, à tort ou à raison, un homme plus ou moins à la dévotion de la France. Mais que le problème de l'Empereur ait été abordé ou non importe peu. Le général de Lattre n'avait pas qualité pour l'aborder et il eût été même dans ce cas à peu près impossible de lier les problèmes de la Constitution du Vietnam et ceux d'une aide militaire qui impliquait une certaine dose d'accords ou d'options politiques.


Il n'est que trop clair que l'Empereur fut sacrifié à plus ou moins longue échéance. Ce n'est un secret pour personne que le Président Eisenhower avait une dette électorale vis à vis des catholiques américains. II est aussi clair que Ngo Dinh Ziem représentait une sorte d'archétype de politicien asiatique selon le cœur de Washington. Ancien jeune ministre, le futur président Ziem de religion catholique n'avait jamais fait mystère de ses sentiments hostiles à la domination française. Il faut bien rendre cette justice que ce fils de grand mandarin avait de bonnes raisons de ne pas porter dans son cœur un pays dont les fonctionnaires avaient pris la place des membres de sa famille ou de ses relations et avaient altéré le sens même du gouvernement annamite. La France avait indiscutablement fait perdre la face, non seulement à la dynastie, mais aussi à tout ce qui avait constituée l'armature politique de l'empire annamite. Il ne faut jamais perdre de vue ce point de haut honneur politique. Ce n'est pas ici le moment de discuter si le choix de Ziem était heureux ou malheureux. Ce qui est indiscutable, c'est que la France abandonnait l'Empereur et que le futur chef de l'Etat vietnamien, non seulement serait peu francophile, mais, chose beaucoup plus grave, serait inféodé aux USA, c'est à dire que la solution politique du problème vietnamien ne serait pas française. Telles sont les réflexions que suggère la reprise des contacts avec les USA, sans qu'il soit un seul instant question d'imaginer une quelconque action ou arrière-pensée politique du général de Lattre. Sur le plan politique, l'abandon de l'Empereur était une faute sur l'échiquier français.


Reste le problème plus épineux peut-être des conséquences militaires de l'aide américaine. Sur un plan très général, cette aide ne pouvait se traduire que par l'octroi de matériels anciens réparés ou reconstruits au Japon. Cela posait des problèmes stratégiques qui ont du peser peu dans la balance. Mais l'équipement à l'américaine, non seulement du Corps Expéditionnaire, mais de la future armée vietnamienne posait le redoutable problème de la forme de guerre que l'on allait mener pour la phase apparemment finale d'un conflit dont l'issue militaire ne pouvait faire de doute aux gens sensés. En d'autres termes, la France acceptait de transporter sur le théâtre d'opérations vietnamien un système de guerre qui apparaissait de plus en plus étranger aux problèmes politico-militaires qui se jouaient. Face à un ennemi qui améliorait chaque jour sa théorie et sa pratique de la guérilla dans un pays rude et immense, nous nous engagions dans un système d'opérations qui paraissait peu convenir à un objectif général que nous pouvions nous proposer. Expliquons-nous un peu plus sur ce sujet à la fois passionnant et brûlant, qui m'apparut très vite comme de nature à compromettre sans rémission nos chances militaires de nous présenter en bonne position lors des inévitables négociations politiques.

Ankhé

« Capitaines, et vous

Seigneurs, qui menez

Les hommes à la mort,

Puisque la guerre

N'est autre chose…»

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Montluc

Les nuits, sur les plateaux Moïs, en cette période sèche, sont calmes et belles. Ciel pur, bleu foncé, illuminé, vers minuit, par la resplendissante Croix du Sud (sic!). Le silence est impressionnant. En prêtant l'oreille, on perçoit le froufroutement soyeux des minuscules cascades du proche Song Pas un souffle d'air. La température est douce et tiède. Le G.M. dort, mais que d'yeux et d'oreilles attentives. De temps à autre, le tonnerre d'un coup de 105 éveille les échos de la montagne. Le fracas de l'éclatement se répercute au loin quelques secondes plus tard. Et le silence retombe à nouveau. Au PC le commandant vient de rentrer d'un briefing nocturne au GM. Il jette un coup d'œil à ses cartes, médite un instant sur l'échiquier du plan de feux où les tirs préparés marquent les pions de la défense, un autre coup d'œil aux relevés des tirs précédents. Du PCT, on perçoit le grésillement du 608 en écoute permanente Bien qu'au ralenti, la machine tourne, la machine qui peut se mettre en route d'un instant à l'autre et vomir ses barrages et ses feux croisés, en réponse aux brèves demandes du DLO.

​

Le téléphone appelle:

- Coca écoute.

- Ici 22. Deux sonnettes viennent de rentrer de 23-98.

- Merci.

- Appelez la 2, dit le commandant. Passez moi 20.

- Allô 20?

- 20 écoute

- Ici Coca. 22 me dit qu'il se mijote quelque chose à partir du nord-est. Il vous alertera directement.


Le silence retombe. Le commandant sort en allumant une cigarette Quelques ombres rejoignent le PCT. Le commandant va à son command-car. Le radio est immobile, le regard sur son 608. Il détourne les yeux vers son chef et sourit Les deux hommes se regardent. Le petit cambodgien, attentif et fidèle, sait que la présence du commandant annonce une prochaine bagarre. Dur métier que celui de ces radios qui assurent une écoute incessante et sur qui repose la sécurité du GM. Tout à l'heure, peut-être, le téléphone sera coupé et il ne restera plus pour mener le combat que le frêle réseau radio Le commandant a tendu le bras. C'est la demande du micro.

​

- Allô 10

- Ici 10 écoute

- Ici Coca. Passez moi Thi

- Ici Thi, mon commandant

- La nuit sera agitée, attention

- Bien, mon commandant

- Allô 30, allô 30

- Ici 30 écoute

- Ici Coca. Passez moi Quan

- Ici Quan, mon commandant

- Ici Coca. Mon petit Quan, ça va de votre côté ? Il est à trente kilomètres de là.

- Rien à signaler, mon commandant

- Bon. Ici, on attend quelque chose. Faites attention dans votre coin et prévenez le Ct Kuan. On tâchera de vous ramener demain près de nous. Bonsoir Quan

- Bonne nuit mon commandant.


Fidèle à sa méthode, le commandant a vérifié que ses capitaines sont sur l'œil; pour l'immédiat, ils sont en garde. Dans quelques instants, on sera sans doute en pleine action et les contacts humains auront fait place à l'échange impersonnel des ordres et des compte-rendus. Mais rien ne vaut ces quelques mots qui relient la pensée du chef à celle de ses exécutants juste avant. Le commandant appelle son adjoint et, ensemble, ils font quelques pas sur la route.

​

- Alors, mon commandant?

- Le GM s'attend à un coup cette nuit. Deux sonnettes de Hinh (un des chefs du bataillon) se sont repliées. J'ai prévenu An, Thi et Quan. Allez donc faire un tour chez An.


L'adjoint se perd dans la nuit. Comme le commandant rentre dans son PC, le fracas des canons de la 2 réveille la montagne.

​

- Ca y est, mon commandant, dit Tin, le chef du PCT

​

C'est le tir d'arrêt de la 2. D'un coup d'œil, le commandant a vu chacun à son poste. Il s'assied à sa table et allume une nouvelle cigarette. La mécanique est remontée.

​

- Des armes automatiques en 20-89, dit le téléphoniste.

- 16 coups sur 017 plus loin 200

Le PCT transmet à 10.

​

Quelques secondes plus tard, la réponse vient:

- 10. Tir terminé

- Allô Coca?

- Ici Coca

- Ici 22. Le Ct Hinh redemande le même tir

- Mêmes éléments pour 10, dit le commandant.

​

Et, à nouveau, le téléphoniste branché sur 10 annonce, après quelques secondes, «10, tir terminé».

​

- Allô Coca? Ici le colonel

- Coca écoute

- Hinh me dit qu'il est attaqué sur sa gauche.

- Je m'en occupe, mon colonel.


Le commandant regarde sa carte et compare les positions de ses pions.

​

- 10 et 20. Chacune 16 coups sur 06 à droite 100


Le commandant regarde sa montre. La trotteuse chemine… Dix secondes, vingt secondes, le PC tremble sous le souffle des huit tubes.

​

- 10, tir terminé

- 20, tir terminé

- 22 redemande le tir d'arrêt

- OK, dit le commandant

- Quelle heure?

- 23 h 25, mon commandant

- Consommation?

- 112 mon commandant


Le colonel rappelle.

​

- Allô Coca? Hinh me dit qu'il y a une accalmie. Je pense que le Viet va essayer sur la face sud ou est. A3 m'a signalé une infiltration au pied du Kong.

- Bien, mon colonel

- Tin, demandez à A3 des précisions, dit le commandant au chef du PCT.

- Ils ont vu tout à l'heure des lueurs de lampes électriques un peu sur leur droite.


Le commandant médite. Le mamelon de Kong est cerné par une piste qui rejoint le RCQ. A3 ne peut pas faire grand-chose dans ce coin boisé. Il y a une petite clairière où il est bien possible que les Viets…


- 32 coups, 1 cpm (1 coup par minute ) sur T15, dit le commandant.

- 22 demande le tir d'arrêt de gauche

- Le tir d'arrêt pour 20, l'autre pour 10

- ….20, tir terminé

- ….10 , premier coup parti

- Allô 22

- Ici 22

- Ici Coca. Où en êtes-vous?

- Ca tiraille sur la face sud. Vos coups sont très bien placés

- Je laisserai 10 sur ce tir prête à la reprendre. Dites le à Hinh

​

Le commandant fait un signe à l'adjoint qui vient à lui.

​

- Prévenez l'AD de ce qui se passe. Dites que j'aurai besoin d'un ravitaillement en munitions. Qu'ils prévoient 1000 coups. Les Viets remettront l'affaire, puisque la surprise n'a pas joué cette nuit. Et il rôde trois bataillons dans le coin. Le PC était redevenu silencieux. Le commandant se leva et fit du regard le tour du PC, arrêtant ses yeux sur chacun. Sur ces visages, il lisait le calme et la confiance, qualités qu'il prisait avant tout. Il sourit et sortit du PC. Il prêta l'oreille. Quelques rafales de mitrailleuses pétaradaient dans la direction du bataillon Hinh. La nuit était toujours merveilleuse. Allumant une cigarette, il se prit à réfléchir, repassant dans son esprit tous les renseignements des jours précédents, pesant soigneusement les hypothèses qui se présentaient à son esprit. L'accalmie du moment n'était sans doute que le prélude à la reprise de l'attaque Viet, peut-être sur la face sud du bataillon. Il supputait les diverses possibilités, essayant d'imaginer le cheminement des Viets sur le terrain dont chaque mètre lui était connu. Il rentra au PC.

​

- Le harcèlement de 10 est terminé?

- Oui, mon commandant

- Demandez aux montagnards de nous remplacer avec leur 120 sur les mêmes éléments, un coup toutes les trente secondes pendant dix minutes. Laissez 10 sur T15.

​

Les téléphonistes s' affairèrent.

​

- Distance de RI 3, demanda le commandant

- Sept mille deux

- L'heure?

- Une heure vingt deux

- Mettez 20 sur R 13. 48 coups à 1h 30. Cadence maxima. Il y a longtemps que le commandant pensait à cet objectif, qui pouvait être le PC de combat Viet de cette nuit.  Il relut les renseignements, médita à nouveau sur ses cartes et ses photos. Le téléphone appela.

​

- 22 appelle Coca

- Ici Coca

- L'attaque par le sud paraît imminente

- J'attends votre signal pour tirer. Le harcèlement est bon?

- Bien placé, pour le moment


Le commandant regarda sa montre : 1 h 25

​

- Ici 22

- Ici Coca

- L'attaque sud vient de commencer

- 32 coups sur T15, dit le commandant.

​

Les deux tirs sur T15 et R13 partirent presque en même temps. Le commandant sourit et regarda son chef de PCT. Un sourd grondement pénétra dans le PC et l'officier mécanicien entra.

​

- Sur quoi tire-on, dit-il au commandant?

- Pourquoi ?

- Je viens de voir une énorme lueur vers Hinh peu après le marteau. Comme un dépôt de munitions sautant. Le commandant ne répondit pas. Est-ce que R13 était le PC Viet ? Il frémit de contentement. Le coup de chance, si c' en était un, allait sans doute modifier le tour des évènements.

- Demandez à 22 ce qui se passe, dit-il


Il se ménageait ainsi quelques secondes de réflexion, estimant les conséquences possibles d'une destruction d'un dépôt Viet.

​

- 22 redemande le tir sur T 15. L'attaque sud est chaude

- OK

- Rameutez-moi 20 sur T15, 200 mètres plus près. 32 coups tout de suite, cadence maxima.


Le PC trembla une fois de plus. Un peu de poussière tomba du toit sur les cartes.


- 10 et 20, tirs terminés

- Un peu de café ne ferait pas de mal, dit le commandant, appelez Nhan.


C'était l' ordonnance du commandant.

​

- Consommation?, demanda le commandant

- 204 coups

- Bien. L'heure?

- 2 heures sept


Le fidèle Nhan entra.


On ne te voit plus, Nhan, dit le commandant en se retournant. Nhan lui versa un peu de café, puis fit la distribution.


- Ca ne va pas mal, fit le commandant en regardant tout son monde. Mais ça n'est pas encore fini

- Le colonel vous appelle, mon commandant, dit Tin

- Allô, c'est Coca

- Hinh redemande vos tirs, car l'attaque par le sud est violente

- Je remets ça tout de suite, mon colonel.


Il refit face à son bureau.

​

- En route. 10 et 20 sur mêmes éléments

- Le commandant Hinh au téléphone, mon commandant

- Allô Hinh? Oui c'est moi

- Magnifiques, ces tirs; pouvez vous les entretenir?

- Bien sûr. Deux cpm, ça va?

- Jusqu'à preuve du contraire

- OK

- Vous avez entendu, interrogea le commandant en regardant Tin

- 10, 20, tirs terminés

​

Le PCT passa les nouveaux ordres. Le commandant s'étira longuement. Puis il se plongea à nouveau dans ses pensées.


- Quelle heure ?

- Quatre heures et demie

- Consommation?

- 480 coups

- Merci


Il fit signe à l'adjoint. Tous deux sortirent et écoutèrent. Comme tout à l'heure, de rares rafales de PM cinglaient( ? )la nuit.


- Le Viet ne va pas tarder à décrocher, fit le commandant. Le brouillard descend. Le jour se lèvera vers 6 heures et demie. S'ils remettent ça maintenant, ce sera le signal Je me demande par où ils vont filer? Le nord, l'est?

- Ils sont apparemment venus par le pied du Kong et vont repartir par la piste nord

- Le coup de leur PC probable va les inciter à se méfier de l'itinéraire est. Vous avez sans doute raison. On va leur préparer un harcèlement sur votre piste nord. Voulez-vous voir ça ? Je reste dehors à écouter.

​

… Cinq heures

​

- Ca redémarre sur la face nord, dit l'adjoint en sortant du PC

- Préparation ou décrochage. Ils se regroupent sans doute. J'arrive.

​

Il rentra. L'adjoint expliqua les mesures prises pour harceler l'itinéraire nord commandant approuva de la tête.

​

- Allô 22?

- Ici 22

- Ici Coca. Je crois que les Viets décrochent

- Le Ct Hinh est de cet avis. On voit (?) quelques armes automatiques au nord

- Où?

- Vers 18-84

- OK, je m'en occupe


Coup d'Å“il au plan de feux


- 10 et 20 sur R9, plus près 100. 16 coups chacune. Dites-le à 22. Qu'il me prévienne dès que ce baroud nord s'arrêtera.

- 22 redemande les derniers tirs

- OK

- … 10, 20, tirs terminés

- Le colonel pour vous, mon commandant

- Coca écoute

- Hinh me dit que les Viets décrochent

-  Je pense qu'ils vont partir par le nord. Je fais un harcèlement à partir de maintenant?

- Bien sûr

- Mettez moi 20 sur R9 et 10 sur le harcèlement nord. Cadence 1 cpm. Pendant 15 minutes. Le PCT s'affaira.

​

-  Je crois que c'est fini pour cette nuit, dit le commandant. Il est cinq heures et demie. Ils en ont assez. Quand les harcèlements seront terminés, cessez le feu pour tout le monde. En surveillance sur les éléments finaux. Corvée de douilles et tous au lit. Prévenez 30. Je vais au GM. Et, débouclant son ceinturon qu'il jeta sur sa table avec son revolver, le commandant se coiffa de son calot, fit un petit signe à chacun et disparût dans l'aube blafarde.

La Commission Internationale de Contrôle 1954 - 1955

Je quittai le 1 er GAVN le 31 août 1954. Nous étions revenus en quelques jours de Tuy-Hoa, à 120 km au nord de Nha Trang. Presque sans transition, nous étions passés des ruines et de la misère à la vie facile que l'on retrouvait à Saigon comme à Dalat. Du dénuement où nous étions restés trois mois, sur cette bande côtière de l' Annam ravagé par la guerre, ravitaillés par avion, coupés de tout, il ne restait plus rien. La facilité même de notre déplacement, sur des routes où nous étions seuls à circuler, la variété comme la beauté des paysages, l'abandon de la plupart des précautions prises de longs mois durant, tout cela donnait une impression d'irréalité, de provisoire ; le temps lui-même paraissait aboli. Mon commandement touchait à sa fin. Chaque minute, chaque tour de roue me rapprochaient du terme tour à tour espéré et redouté. J'ignorais le sort qui m'attendait ; je ne voyais que trop les difficultés auxquelles ce Groupe allait se heurter dès son retour à sa base. Et je savais aussi que je serais hors d'état de l'aider. Je savais aussi que j'allais déposer (?) une lourde responsabilité. Rassuré sur le sort de mes prisonniers du Deonang (?), je pouvais examiner sans crainte le bilan de ces mois de guerre. Je ramenais à sa base une unité bien soudée, dont l'action efficace me remplissait de joie comme de regrets. Tout en admirant cette belle nature dont les aspects les plus variés s'offraient à mes yeux à chaque instant, je repassais dans mon esprit les étapes de cette presque brève campagne. Le départ brutal, la montée harassante vers le Laos, la bataille de Seno, Dong Heu, Ban Hin Sin, les plateaux Moïs, Ankhé, Pleiku, le M' Drak, (blanc ), Tuy Hoa, tous ces noms désormais chargés d'histoire pour moi et mes compagnons évoquaient des souvenirs tour à tour merveilleux ou sinistres. Les plus pénibles s'estompaient déjà et je m'efforçais de revivre par la pensée les heures les plus pleines, c'est à dire celles où tous, lancés dans l'action, donnaient le meilleur d'eux-mêmes à notre commune tâche.


Et je m'émerveillais, une fois de plus, de ce pouvoir que la guerre confère au chef, pouvoir presque magique puisqu'à certains moments il apparaît presque comme illimité : disposer de la vie des autres, amis et ennemis, déchaîner la destruction et la mort, récompenser, encourager et finalement aimer tous et chacun parce que, réellement, ils ne font qu'un avec soi. Je mesurais le prix de ces suprêmes instants, la joie de tous ces jeunes hommes à revoir leur village et leur rizière, à déposer les soucis et la fatigue, à vivre enfin sans crainte. Je me sentais porté par leur allégresse comme, chaque matin, la joie que je lisais sur tout les visages ravivait l'amertume de mon départ prochain. Encore un peu de temps et je ne les verrais plus. Je m'interrogeais aussi sur le sens de cette guerre. A quoi bon ces morts, ces blessés, ces prisonniers, ces malades, ces ruines, toute cette pauvre misère à quoi nous étions faits, à laquelle nous ne pouvions remédier que par la plus vaine des pitiés, à laquelle nous ne pouvions répondre qu'en évoquant nos propres sacrifices ? Certes, chacun de nous sentait mieux le prix de la vie, pour en avoir mesuré la fragilité. Mais qui ne songeait aussi que d'autres avaient payé plus cher que nous. Pourquoi ? En fin de compte, alors que dans l'action, chacun vivait intensément et sentait le poids de sa vie dans l'effort commun, lui reconnaissait un sens, maintenant, rendus à la vie, à la vie toute simple et unie, pleine d'espoirs immédiats, tous, comme moi-même, s'interrogeaient confusément sur le pourquoi même de cette vie et supputaient leurs chances.

Déjà à Nha Trang, nos pauvres défroques de guerriers poussiéreux, notre quasi nudité, étaient vite apparues comme ridicules, devant ces belles villas, ces fleurs, ces routes intactes, cet air de paix et d'abondance. Il avait fallu faire toilette, troquer le chapeau de brousse contre une coiffure moins martiale, abandonner les armes, les grenades dans la jeep, renoncer à la plus grande part de l'appareil militaire qui entourait nos anciens bivouacs. A Dalat, à Saigon, nous nous étions sentis comme étrangers. Des revenants, nous étions bien des revenants, presque fantomatiques, de ces êtres dont on se demande où ils vont et d'où ils viennent, leurs engins de mort enveloppés de housses protectrices comme s'il fallait cacher leur mortel pouvoir. Nous revenions vivre parmi les vivants.


Le Groupe bivouaqua à Saigon près du tombeau de l'évêque d'Agra. J'étais pressé de me retrouver à Cantho, sur le Bassac, d'où nous étions partis en hâte huit mois plus tôt. J'obtins de déposer de nuit des bacs sur le Mékong et le Bassac Nous arrivâmes à Cantho à quatre heures du matin. Je savais, pour l'avoir appris au passage à Saigon, que j 'étais réclamé pour diriger, au sud, la mission de liaison auprès de la Commission de Contrôle de l'armistice. J'étais attendu et il fallait accélérer le passage des consignes. Mais je ne devais laisser derrière moi qu'une minuscule mission française et je sentais mon successeur vietnamien impatient de prendre la barre. Nhan m'avait beaucoup déçu. J'avais essayé de l'initier à toutes les charges qui l'attendaient, mais, ambitieux, vaniteux, il ne voyait dans ce commandement qu'une brève étape dans son « cursus honorum » et les questions humaines, si importantes à mes yeux, ne lui apparaissaient que comme un permanent ennui. Il n'était pas aimé du personnel. Et la remise en ordre de nos affaires, après huit mois d'absence, exigeait une collaboration loyale de tous avec lui. Il n'en était pas question. Cette certitude me pesait Mais le temps disposait de nous et je n'eus que vingt quatre heures pour liquider le plus urgent, conscient d'ailleurs que, moins que jamais, je dusse m'attacher à maintenir une quelconque tradition française. Il fallait partir en beauté, si possible. Mes jeunes officiers m'étaient très chers et je savais ce que ces mois de guerre avaient tissé de liens subtils et forts entre nous. Ils appréhendaient de rester seuls. Pour notre dernière soirée en commun, ils m'entourèrent d'attention et de gentillesse. Je m'efforçai de leur montrer que la nouvelle tâche qui les attendait demandait qu'ils fissent preuve du même esprit de discipline que j'avais sans cesse prêché par l'exemple, je leur fis les instances les plus pressantes pour que l'instruction morale et nationale des petits cadres et de la troupe reçût le maximum de soins. Je fis part des intentions que j'avais, depuis un certain temps, pour remanier les attributions de certains officiers. Le retour à la base allégeait les charges opérationnelles du commandant de Groupe mais modifiait singulièrement les fonctions administratives des commandants de batterie. Chef de corps, j'avais, en opérations, réduit au minimum ce genre d'attributions de mes capitaines. Dispersées autour de Cantho, les batteries allaient reprendre une certaine autonomie, sans ces liens que la présence du chef et ses transmissions immédiates avaient maintenus si étroits au cours des mois passés. Il fallait nettoyer, bâtir même, réparer, asseoir sur de nouvelles bases une unité qui avait pris des habitudes de nomadisme et d'austérité. Tout ceci était bien neuf pour cette jeunesse rompue seulement à la vie de l'artilleur en campagne. Je sentais leur effarement à découvrir un monde inexploré et plein d'incertitudes. Mais il fallait partir.


Le 31 août, au matin, je fis des adieux brefs. Il ne pouvait être question d'une prise d'armes. Arrivé vingt quatre heures avant le départ en opérations, je repartais vingt quatre heures après le retour. Je n'étais, somme toute, que leur chef de guerre. Je brusquai les choses et, accompagné du seul et fidèle Tin, je quittai ce Groupe où je laissais tant de moi-même. La saison des pluies était proche, il faisait gris. Nous retraversâmes le Bassac et le Mékong et je me séparai là de mon cher collaborateur de tant d'instants difficiles. Nous étions émus l'un et l'autre. Que dire qui ne fût banal, alors que nous sentions le prix de ces ultimes minutes et le chagrin de cette séparation. J'arrivai seul sous la pluie à Saigon. J'avais conservé chauffeur et ordonnance, et ma vieille jeep. Heureusement, le tourbillon de la vie saigonnaise, les fonctions très nouvelles qui m'attendaient, la mise sur pied de la mission m'empêchèrent de penser les premiers jours, à autre chose qu'aux difficultés du moment. Cette activité forcée me fut salutaire et m'interdit les regrets. Aussi bien, la page était tournée.


La Commission Internationale de Contrôle de l'armistice (ou CIC) avait pour mission de veiller à l'exécution des clauses de l'armistice de Genève. Elle devait installer, au nord et au sud du 17eme parallèle un certain nombre de missions composées d'officiers indiens, canadiens et polonais. A Saigon même, il y avait peu de difficultés, hormis les habituelles et infernales préoccupations financières. Mais à Tourane, mais à Nha  Trang, à Tan Chan, à Ban Ngoi, au cap Saint Jacques même, que de problèmes insolubles. Heureusement, un système de transport aérien fut vite mis sur pied qui me permit d'aller traiter sur place les questions brûlantes que posait à chaque instant le chef de la Commission militaire, le général indien Baghat. Il voulait tout et tout de suite et, dans un pays à demi-ruiné, il exigeait, pour lui-même et ses officiers, un confort bien peu compatible avec la situation du moment. Sans directives précises, tiraillés que nous étions par les délais et l'abominable centralisation, il fallut une fois de plus improviser, marchander, supplier, exiger… et obtenir lentement. Les Indiens se montraient les plus pressants. Rien n'était trop beau. Et, en cas d'impossibilité totale, il ne restait qu'à disparaître pour un vol opportun à l'autre bout de l'Indochine... Une bonne petite équipe se constitua autour de moi, de jeunes capitaines et lieutenants, venus de tous les coins, peu préparés à la diplomatie, indignés des exigences de ces seigneurs étrangers qui se comportaient plus souvent en juges et en vainqueurs qu'en conciliateurs. Les relations avec le gouvernement Vietnamien n'étaient pas le moindre de nos soucis. Grâce à Dieu, les amitiés que j'avais nouées avec de nombreux officiers vietnamiens m'ouvrirent beaucoup de portes. Il fallait bien comprendre - et admettre - que l'armistice apparaissait aux yeux de beaucoup d'entre eux comme un lâchage, une trahison. Les ruinés de la guerre parlaient plus haut que les vieilles constructions. L'ordre français - ou ce qu'il en restait - n'était pas apprécié au prix où nous l'imaginions. Les contraintes mêmes de la guerre, ou tout ce qui en subsistait, devenaient, du jour au lendemain, de lourdes charges. L'indépendance, dans la pauvreté et l'incertitude, avait une saveur amère. Tout conspirait contre nous. Il aurait fallu d'ailleurs une singulière force de caractère à tous les français qui avaient vécu de ce pays pour oublier, du jour au lendemain, les habitudes de pensée et de vie coloniales sinon colonialistes. Du côté vietnamien, tous les froissements antérieurs resurgissaient, non chez les humbles qui en avaient peu souffert, mais chez les officiels du jour qui songeaient à une revanche. Les plus généreux ne pouvaient dissimuler une inconsciente satisfaction à voir humiliés les maîtres de la ville. Et ceux qui, comme le Président Ngo Dihn Diem, avaient par tradition nourri des sentiments hostiles, n'avaient que trop de raisons sentimentales de Les propos qu'il me tint peu avant sa disparition de la scène m'avaient amené à lui dire, en toute simplicité, ce que je pouvais penser de cette action. Je savais à quel point la mentalité américaine était éloignée de l'asiatique. J'avais pu, quelques années auparavant, sonder les cÅ“urs et les reins de nombreux officiers US et non des moindres. Les illusions qu'ils entretenaient sur les affaires asiatiques n'avaient pas cessé de me plonger dans l'étonnement, pour ne pas dire dans l'effroi. Le général Hinh m'écouta avec attention, mais sa jeunesse comme son caractère le portaient peu à la méfiance. La confiance et l'affection de l'armée vietnamienne n'avaient pas de poids politique. Au reste, son affiliation à la famille Tan le marquait. Comme elle avait contribué à sa fortune en d'autres temps, elle devait provoquer sa chute et l'entraîner dans la débâcle. Il est très évident que, faute de s'être gardé du côté US, défavorablement vu par Ngo Dinh Diem, il était sacrifié à temps. Il ne pouvait être remplacé que par des créatures du nouveau régime. Ayant accepté de lâcher l'Indochine, la France n'avait pas l'ombre d'une raison de défendre le jeune général, sinon par noblesse morale. On sait que ce sentiment n'avait plus cours. Le départ du général Hinh, qui fut imposé en fait par la politique américaine, ne pouvait qu'entraîner la politisation de l'armée vietnamienne, dont les cadres supérieurs n'avaient que des traditions françaises. Or c'était précisément ces traditions qu'il s'agissait d'extirper pour leur substituer je ne sais quelle mixture « made in USA ». Il ne s'agit pas ici de défendre un système qui avait au moins le mérite d'exister et d'être la base de la formation morale de l'Armée. Il s'agit de savoir si l'on peut impunément, en Asie, rompre avec des méthodes éprouvées par le temps et lancer dans l'aventure une jeunesse formée par des traditions millénaires. Je ne crois pas qu'un tel viol soit bénéfique. Et, à dire vrai, des étrangers ne peuvent violer tout un peuple. Je tiens que la noblesse innée des Vietnamiens, que j'ai notée chez les plus humbles, n'a cessé de s'opposer à ces apports extérieurs. Et j'ai vu, au contact des Indiens qu'il fallait des siècles pour adjoindre quelques habitudes, externes dirais-je, à la vieille mentalité asiatique.


La civilisation chrétienne, on le sait, avait pénétré en Asie bien avant que la France intervint en Extrême-Orient. Le clergé espagnol s'était implanté en Annam et avait étendu son action religieuse au Tonkin. Les semences plantées là s'y étaient profondément enracinées et la France avait certes bénéficié de cette action. Vers la fin du XIXème siècle, la sage politique des amiraux gouverneurs avait permis de donner un pavillon à la pénétration religieuse et l'influence française se développait dans un climat favorable. Comme me l'on dit certains ministres de l'actuel régime, la législation française, expression d'une philosophie de l'individu, garante de ses droits, venait à point pour ouvrir le sud-est asiatique à la vie moderne. Ne heurtant pas de front les coutumes ancestrales, s'accommodant de la souriante liberté que la présence française renouvelait, apportant en même temps un véhicule de pensée qui faisait défaut, cette législation ne pouvait pas marquer les peuples indochinois. Elle fait partie de ce que l'un de mes officiers appelait poétiquement le « trésor de famille ». Par delà les erreurs ou les vices du « colonialisme », il faut bien admettre que ce « trésor de famille », parfois inconsciemment gardé, n'a pas encore perdu de son prix. C'est sans doute à lui que les Etats-Unis ont dû de pouvoir trouver et élever la famille Go. Sans doute aussi l'ignorent-ils.


Il faut bien ici mentionner l'action personnelle d'un homme que j'ai connu, avec lequel j'ai travaillé et qui a joué un rôle qu'il est trop tôt pour juger. Je veux parler du montrer désormais le moins politique des ressentiments. Ainsi donc, des deux côtés, Français et Vietnamiens « engagés » se regardaient avec inimitié, soucieux d'une vaniteuse dignité, au reste parfaitement inopportune. Il n'était plus temps de remâcher des griefs, si fondés fussent-ils. C'est pourtant ce que faisaient les uns et les autres, par une espèce de masochisme absurde.


Il était bien difficile, à mon échelon, de lutter contre ce courant de passions contradictoires. Il s'agissait d'éviter les frictions, de persuader, d'établir, à propos de chaque problème, un modus vivendi qui ne s'inspirât pas de ces médiocres querelles. J'avais heureusement fait la preuve de l'intérêt réel que je portais à la cause vietnamienne. J'avais rencontré, tout au long de mes étapes guerrières, des officiers et des civils de rangs variés avec lesquels les relations les plus amicales s'étaient établies. Je puis dire que mes services parlaient pour moi. C'est sans doute à cela que je dus de pouvoir m'employer à créer petit à petit un climat de collaboration, jusque dans l'entourage de Ngo Dinh Diem. Je recueillais même des confidences, ce qui me permettait de dissiper de nombreuses préventions. Au palais de l'Indépendance, ex palais Norodom, je rencontrai des hommes comme le général Xuan, alors ministre, très désabusé, mais conscient, comme je l'étais moi-même, des obstacles passionnels qui jalonnaient la route. Je me liai avec le colonel Nam, chargé au cabinet Diem, des relations avec la CIC. C'est évidemment avec lui que je dus faire l'effort le plus persévérant. Mais nous fûmes vite amis et sa caution me servit utilement dans mes négociations et mes approches.


Du Président Diem lui-même, je dirai peu de choses. D'aspect timide, fermé sur lui-même, lourd de l'appui américain, il était certes peu enclin à favoriser la mission de la CIC. Entouré d'une famille remuante âpre aux honneurs, alors que lui-même respirait la réserve et I 'austérité, il ne pouvait que concentrer en lui l'autorité et établir avec précautions et ténacité un pouvoir que ses qualités humaines semblaient lui refuser Les traditions de ses ancêtres, sa position vis à vis de l'ex-dynastie, le fait qu'à Saïgon un catholique du centre Annam était presque un étranger, tout cela contribuait peu à faciliter la tâche écrasante qu'il avait assumée. Il faut bien dire que sa force de caractère fut l'élément déterminant de sa politique, si l'on peut se hasarder à définir sa ligne de conduite. Avec le recul du temps, je crois que la France ne fut ni généreuse ni habile à son égard. L'expérience que venait de faire l'empereur Bao Daï ne pouvait, ce me semble, que remplir de colère et de haine le Président Diem. Si mêlés que pussent être les sentiments vis à vis de son souverain, Diem était de trop bonne race pour ne pas éprouver un certain sentiment de gêne en songeant à la désinvolture avec laquelle Français et Américains avaient écarté le « play boy», comme on voulait bien nommer l'ex-empereur. Les temps étaient révolus, certes, mais les humiliations gratuites dont on abreuvait l'empereur étaient si mesquines qu'elles ne pouvaient rehausser le nouveau pouvoir.


Il faut bien dire ici quelques mots du général Hinh. Il possédait toutes les qualités extérieures qui avaient été refusées à Ngo Dinh Diem. Et, bien sûr, il n'avait à se reprocher, si j'ose dire, aucune des caractéristiques politiques du Président. Je ne l'ai pas suffisamment approché pour prétendre le connaître à fond, encore moins le juger. Je n'ai pas trouvé que son élévation rapide l'eût grisé. Au contraire, je l'ai toujours vu lucide, trop jeune pour être déjà désabusé. S'il a joué un jeu, il a été beau joueur. Son seul tort est sans doute, sur le plan politique d'avoir sous-estimé l'action américaine. « Colonel » E. Lansdale. Cet agent américain, bien connu pour avoir inventé (?) May Say Say aux Philippines, arriva à Saigon en 1954 pour épauler la nouvelle découverte américaine. Fort de ses succès à Manille, Lansdale imaginait avoir seulement à renouveler les procédés qui lui avaient réussi dans d'autres conditions. Il faisait montre d'un zèle ardent pour convertir l'Asie aux bienfaits du Coca-Cola et du DDT. A le voir évoluer en Indochine, je peux douter que son amabilité de façade ait fait illusion aux Vietnamiens qui ont un sens particulier pour reconnaître leurs amis. Les démarches de la froide raison ne peuvent rien pour remplacer ou entamer celles du cœur. Prendre le contre-pied de la France ou la vilipender ouvertement répondaient à certaines passions nationalistes exacerbées par l'accès à l'indépendance. Je ne crois pas que la naturelle dignité de l'Asiatique se puisse accommoder de ce sans-gêne. La mauvaise éducation ne peut engendrer les bonnes mœurs. Tant de témoignages m'ont été spontanément donnés au cours de mon séjour en Indochine, de l'extrême délicatesse de ce peuple, pour que je puisse douter un seul instant du capital affectif dont mon pays disposait encore au lendemain de Genève. Et je pense que nous avons finalement bénéficié, sur ce plan, de la brutalité américaine. L'occasion m'a été donnée de m'en ouvrir avec quelques chefs américains, car je déplorais autant pour eux que pour nous leur puéril aveuglement. Reste à espérer que les erreurs commises depuis quinze ans, jointes à l'évolution naturelle d'un peuple, l'américain, naturellement généreux, ouvrent les yeux des plus sages. La survie d'un certain mode de pensée, d'une certaine conception de l'existence est à ce prix.


… Il fallait donc faire comprendre ce pays à des hommes aussi différents que ces Canadiens, ces Polonais, ces Indiens arrivés à Saigon avec leurs préjugés et leurs méthodes. Je ne m'étendrai pas sur les Polonais, dont l'attitude politique ne faisait pas mystère et qui avaient pour seul objectif de jouer le jeu Viet Minh. Leur comportement ne tarda pas à indisposer Canadiens et Indiens. L'espionnage éhonté auquel ils se livrèrent à peine débarqués réussit à les compromettre plus sûrement que l'action de la mission française. Les Canadiens, dont beaucoup étaient des Canadiens français, apportaient avec eux leur formation angle-saxonne et les plus désarmantes illusions sur ce pays. Il faut bien dire que nos incertitudes politiques ne facilitèrent pas leur action politique, initialement favorable à certaines de nos vues. Ils furent vite désenchantés. Mais il faut dire bien haut que les liens d'amitié noués avec eux sur un plan personnel nous permirent de voir souvent clair dans les collusions polono-indiennes. Ils y ont eu quelque mérite. Les Indiens pouvaient difficilement cacher leur anti-colonialisme bon teint, naïvement satisfaits de donner des leçons aux militaires français. Ils s'y employaient avec zèle, mais leur dévouement à la cause de l'hygiène et de la morale avait de quoi faire sourire et j'eus la satisfaction de leur faire donner de plus cruelles leçons par tel ou tel chef de province vietnamien. Leur formation britannique avait fait perdre à beaucoup d'entre eux cette subtilité, ce sens aigu des proportions, ce tact qui caractérisent l'Asiatique. Ils jouaient un jeu de balance, mais ils l'avouaient puérilement, s'exerçant à une diplomatie enfantine peu compatible avec le jeu de soviets. Les plus intelligents d'entre eux purent cependant comprendre en peu de temps que les dés etaient pipés et que l'intérêt bien compris de l'Inde n'était pas de se compromettre avec les communistes. C'est par les Indiens, je dois le dire, que nous avons été très rapidement au courant des activités d'espionnage des Polonais. Ils finirent par en rire avec nous et se prêtèrent à nos contre-mesures. Je pense qu'il s'est agi là d'une sorte de complicité de soldats. Leur neutralité de fait et leur honnêteté de fond s'accommodaient mal de l'attitude de leurs co-équipiers. Il nous fut donc relativement facile de leur faire partager la plupart de nos vues et d'influencer favorablement leurs rapports. Des réceptions plus fréquentes en haut lieu eussent encore contribué à les maintenir le plus souvent à nos côtés. Mais la CIC coûtait cher et l'ère des dépenses, même fructueuses, était bien close. Une politique lucide, à long terme, eût balayé ces économies malheureuses.


De toutes les enquêtes auxquelles j'ai été mêlé, je ne mentionnerai que celles relatives aux catholiques du nord Vietnam réfugiés au sud. Cet exode innombrable ne faisait pas les affaires du Viet Minh. Que plus de six cent mille âmes pussent tout risquer pour échapper à la pression communiste était certes un sérieux démenti à la propagande. Mais que ces femmes et ces hommes, ayant tout abandonné, reprissent foi en eux-mêmes et suivissent leurs pasteurs après tant d'épreuves, il y avait là quelque chose d'exceptionnel, d'anormal, dirais-je, du point de vue du Viet. Les accusations les plus gratuites, les « plaintes » les moins fondées accablèrent la CIC, venant du nord. De savantes marches et contre-marches permirent de retarder une enquête générale de la CIC. Nous souhaitions montrer les nouveaux villages édifiés surtout le long de la route de Dalat, les églises reconstruites, les écoles reformées, la population toute entière au travail. Mais il fallait faire accepter la présence d'officiers Viet minh au milieu des enquêteurs. Je n'en ignorais pas les dangers Les contacts que j'avais pris avec les chefs civils et religieux de ces petites communautés me faisaient craindre des manifestations bien compréhensibles mais redoutables par leurs conséquences. Comment faire admettre que ces malheureux pussent être interrogés en présence de leurs tortionnaires. Et à quoi cela servirait-il ? C'est surtout à cette question que je me heurtais. La réponse était bien difficile. Quelle garantie - même morale - donner que des résultats favorables fournis par ces enquêtes pussent aboutir à la libération d'autres catholiques restés au nord. Tel était l'enjeu. Les autorités vietnamiennes ne montraient aucun empressement à faciliter ces enquêtes dont elles mettaient en doute l'esprit comme les résultats. A cela s'ajoutaient les difficultés à attendre de la méthode même que les enquêteurs prétendaient utiliser: rassembler les populations de chaque village pour interroger le maximum de réfugiés. De tels rassemblements, qui pouvaient varier d'une centaine d'hommes et de femmes à un millier, n'étaient guère faciles à manier. Les éléments les plus jeunes étaient certes les plus difficiles à chapitrer et il était à peu près impossible de prévoir ou d'éviter des incidents.


Je m'efforçai d'abord, par un étalage de chiffres, d'inquiéter la Commission, en lui représentant les délais qu'une enquête minutieuse ne manquerait pas d'entraîner. On me répondit que le temps comptait peu. Après de laborieux palabres, un plan fut élaboré, qui, tout en répondant à la « méthode » laissait cependant une certaine marge de manœuvre. Il faisait malheureusement très chaud et je comptais bien que Canadiens et Polonais se fatigueraient vite de ces colloques en plein soleil. Et je fis en sorte d'ajouter aux distances à couvrir à pied. Les premières journées furent fastidieuses ; la relative liberté qui m'avait été laissée de proposer les itinéraires me permit de prendre beaucoup de temps en allées et venues. Des reconnaissances préalables m'aidèrent aussi à éloigner momentanément d'éventuels « provocateurs ». Mais il était évident que nous ne trouverions personne pour prétendre avoir été amené de force du Tonkin. Or c’était précisément ce que Viets, Polonais et le Président indien s'acharnaient à découvrir. L'insistance mise à poser les questions les plus saugrenues risquait de provoquer les réponses les plus explosives. Les délais rendus nécessaires par la traduction et les réponses étaient aussi des sources de « chahut » dont les représentants français risquaient d'être accusés!


Nous arrivâmes un jour à La Caï, un groupe de villages situé au delà du Dounaï (?), dans une région frontière des plus pittoresques, où se trouvaient rassemblés les réfugiés qui avaient eu le plus à souffrir des Viets. J'avais multiplié mes visites préparatoires aux chefs de village et aux curés, dont j'avais pu admirer l'influence et l'autorité. Mais je sentais bien que, au delà des promesses qui m'avaient été faites, le calme de ces braves gens dissimulait la haine la plus vigoureuse du Viet. Et ce que j 'avais redouté se produisit peu de temps après notre arrivée. Ce furent les enfants qui menèrent la sarabande. Cela commença par les plus petits qui s'infiltrèrent dans les « rassemblements » et vinrent se mêler à la foule qui entouraient les enquêteurs. Nous fûmes bientôt encerclés d'une meute hurlante, vis à vis de laquelle il eût été aussi ridicule qu'inutile de vouloir sévir. Les hurlements firent place au jet de mottes de terre sur les deux officiers Viets. Une bousculade opportune tenta de les isoler du reste de la commission. Il fallut rompre de force le cercle qui s'était formé. Dans la bagarre, un officier Viet perdit sa coiffure et son brassard. Le ton montait. Je ne pus que conseiller au Président de battre en retraite au milieu d'une abominable confusion... Nous nous  retrouvâmes sains et saufs dans l'embarcation qui nous avait amenés. Je lisais sur les visages des Polonais et des Viets la fureur qui les animait. En moi-même j'admirais cette manifestation enfantine, si parfaitement spontanée en apparence, mais lourde de sens à la réflexion. Je m'efforçai de dissimuler ma secrète satisfaction. On rentra à Saigon et le président indien me dit, d'un ton qui laissait peu de doutes sur ses sentiments qu'on reprendrait l'enquête là où on avait dû la laisser. Je lui fis valoir que j'avais besoin d'un délai pour calmer la population. Mais je craignais que le premier incident et la fuite peu glorieuse de la commission ne missent en goût les « enquêtés ». Contre toute attente, j'obtins ce délai de grâce et, le lendemain, je reprenais seul le chemin de La Caï. J'y fus reçu avec chaleur, mais je dus faire comprendre que, tout en partageant les sentiments de ces braves gens, je devais les blâmer de leur attitude. Et je leur dis que j'avais besoin d'un calme total. Un des religieux présents à ma visite me dit que seul un homme pouvait obtenir cela : leur évêque. Je répondis que je le verrais aussitôt rentré à Saigon. Je me présentai à Mgr Chi, évêque de Buichu (?). Cette visite m'a laissé un impression profonde. Mgr Chi me reçut avec la plus extrême courtoisie; il voulut bien écouter mon long plaidoyer. Je fus assez heureux pour obtenir son assentiment. Il fit venir un des prêtres de confiance et le chargea, en ma présence, de porter ses ordres à La Caï.


Je pus mesurer alors le merveilleux pouvoir de cet évêque. La visite se déroula dans le silence le plus complet. Je pus même montrer à la commission ébahie l'école locale, très récemment inaugurée et je fis raconter par un des prêtres le martyre du religieux vietnamien dont l'école avait reçu le nom. Les Viets avaient enfoncé à coups de marteau dans le crâne de ce malheureux d'innombrables clous de charpentier. Les deux officiers Viets étaient atterrés et les Polonais ne savaient plus où se mettre. Ce petit intermède imprévu, joint au silence de la population ne pouvait que donner à réfléchir à tous et je demandai au Président, avec l'appui des Canadiens qu'il fut mentionné au procès-verbal. De nombreuses inscriptions avaient été faites, un peu partout, qui ne laissaient aucun doute sur les sentiments de La Caï. On ne me demanda pas longtemps leur traduction… Comme nous partions, un contingent de jeunes, absents jusqu'alors, nous reconduisit en nous serrant d'un peu trop près. J'eus à enlever des mains de l'un d'eux une serpe qu'il tentait de cacher en s'approchant un peu trop près de l'un des deux Viets. Il était temps. J'eus le triomphe modeste. La Commission comprit-elle ? L'enquête cessa de la passionner et le Président me demanda de lui-même comment réduire le reste des visites prévues. Ce fut à mon tour de protester et d'exiger que le programme fut exécuté. Il le fut en effet, mais je me fis remplacer par un de mes adjoints aux dernières séances, qui eurent lieu dans une indifférence presque générale. Je sus, par les Canadiens, l'embarras où cette série d'enquêtes avait plongé les Viets et leurs supporters. Elle ne pouvait évidemment recevoir la publicité qu'elle eût méritée. Mais réfugiés et français avaient marqué un point. Et, malgré des propositions de notre part, elle ne fut pas étendue à d'autres groupements de villages. Il devenait trop évident que les « plaintes » du nord Vietnam étaient peu fondées. Celle-ci furent sans lendemain et la CIC se lança dans d'autres aventures.

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