Le Maroc 1940-1943
Au cours des semaines qui avaient suivi le 17 juin, pris dans le tourbillon des évènements, accablé de mille besognes pour acheminer l'escadrille vers l'Afrique du Nord, j'avais eu peu de temps pour réfléchir et faire le point Les soucis personnels de chacun étaient identiques et nous évitions d'en parler. La sérénité de notre « patron », la jeunesse de tous, le besoin de réagir contre le cauchemar de cette défaite, la nouveauté même de notre situation, tout contribuait à nous faire vivre dans une sorte de rêve. A Alger, nous avions peu à faire, sauf le matin et l'après-midi, après la sieste, nous allions nous baigner sur quelque plage des environs. Mais une telle existence ne pouvait durer. L'aviation de reconnaissance était morte, aucune décision sérieuse ne pouvait être prise en faveur de la poignée d'observateurs « de toutes armes ». Il n'était pas possible de traîner plus longtemps. Mes camarades cavaliers et moi souhaitions rentrer dans nos armes. L'accord de l'Air fut vite obtenu.
Je fus donc remis à la disposition du général Ct l'Artillerie en Algérie. Après les adieux à l'escadrille, je me retrouvai seul. L'ambiance de guerre, les souvenirs communs, la solide amitié du baroud, tout se rompait en un instant. Et, en étranger dans une unité de réserve, mais soudée, j'eus, il faut l'avouer, un triste réveil. Le capitaine de réserve commandant ma batterie était négociant en vin dans le civil et ne pensait qu'à son commerce. Il paraissait le matin et s'évanouissait à midi. Peu d'homogénéité dans ce groupe de Maison Carrée. Mal commandée, la batterie était en fait aux ordres de l'adjudant. J'étais habitué à autre chose. Matin et soir, je prenais le minable tramway d'Alger. L'instruction était à peu près nulle. L'incertitude sur le futur paralysait tout le monde. Le soir, en rentrant à l'hôtel, je me retrouvais seul avec les pensées les plus sombres. Certes, j'avais pu rassurer les miens et avoir de brèves nouvelles. Rasséréné dans l'immédiat, je pouvais faire le point. Tout ce que je voyais hérissait mes habitudes d'ordre et de méthode. Quinze jours de cette vie à Maison Carrée épuisèrent ma patience et je me souvins à propos de la présence, à l'Etat Major du général Noguès, commandant le théâtre d'opérations en AFN (TOAFN) d'un ami aviateur. Je le contactai et par lui, obtins de quitter Alger pour le Maroc.
Je quittai donc Alger sans regret et, après un bref passage à Rabat, me retrouvai à Meknès. Je revivais. Le Maroc, nouveau pour moi, m'offrait les plus magnifiques spectacles. Les effets de la défaite ne s'y faisaient pas encore sentir L'été était superbe. Le commandement paraissait assuré. Bref, l'ambiance était bonne. Si j'ajoute à cela que le Maroc était en pleine prospérité, tout y respirait cet air de sereine beauté qu'avait voulu le maréchal Lyautey, il sera aisé de comprendre le retour d'optimisme qui m'animait en rejoignant mon nouveau régiment, le RAA. Chose curieuse, les officiers venant de France, loin de faire figure de vaincus, arrivaient comme auréolés d'une sorte d'héroïsme. J'avais à peine débarqué d'Algérie, déjà assisté à quelques défilés où tirailleurs et légionnaires rivalisaient d'allure et, chaque fois, un petit groupe d'officiers échappés à la déroute se trouvait auprès du commandant Supérieur… Tant il est vrai que le français a le talent de transformer ses défaites en héroïque résistance. Je dois dire que le résultat de cette attitude était évidemment de « regonfler » le moral militaire du vaincu de la veille.
Je me retrouvai commandant la 103ème batterie du 64, c'est-à dire une « unité de dépôt ». Douze cents hommes, quarante-cinq sous-officiers, cinq cents chevaux… En plus, l'administration de la portion centrale du Régiment. Je m'attelai donc à ces fonctions assez nouvelles pour moi. Fort heureusement, j'avais un sous-lieutenant, ancien sous-officier, excellent comptable et un «Chef» de premier ordre. Enfin, l'adjudant-chef, qui commandait aux écuries était tout à fait à la hauteur. Là encore, la besogne me dispensa de faire beaucoup de réflexions. Chaque soir, je rentrais à l'hôtel, la tête farcie de chiffres, de problèmes insolubles, de découvertes aussi, car toutes les questions se posaient ensemble et nécessitaient autre chose que des solutions de temps de paix. Mais je remontais à cheval et cette nécessaire détente me procurait des moments bien agréables. Je retrouvais le cadre que j'avais aimé et, en dépit des responsabilités quotidiennes, je ne pouvais que me réjouir d'avoir quitté Alger. Surtout je caressais l'espoir de faire venir les miens à Meknès. Ma vie eût repris un cours à peu près normal. Qui pourrait reprocher à un officier d'avoir de telles pensées?
L'évolution de la conjoncture internationale provoquait en outre de nombreuses conversations à la « popote » et j'y ajoutais - pour moi - certains arguments tirés de ce que je venais de vivre en France quelques mois auparavant. Tout d'abord, beaucoup avaient la conviction que le Maréchal Pétain et le Général de Gaulle avaient partie liée. Naïvement, ils concevaient mal que le général pût lutter contre le parrain de son fils. En outre, la soudaineté de notre défaite, l'enjeu des innombrables prisonniers justifiaient le recours à une politique de temporisation. La bataille aérienne d'Angleterre, qui ne tourna pas à l'avantage de Hitler, accrut les raisons de penser que la guerre serait longue et que, loin des renseignements sérieux, il fallait se remettre au travail et reconstituer les cadres. La visite du Général Weygand, en décembre, fit disparaître les réticences du plus grand nombre. Le général expliqua très simplement la situation telle qu'il l'avait trouvée à son rappel de Syrie. Il eut l'élégance de ne pas appuyer sur l'attitude britannique sur le canal Crozat, il ne fit pas la moindre allusion au Général de Gaulle et il affirma avec l'autorité qui était la sienne que rien n'était perdu. C'est tout ce que nous voulions entendre. La présence d'un tel chef en Afrique était le gage d'une renaissance, nécessairement discrète, de l'armée d'Afrique. Pour moi, rappelant mes souvenirs récents, évoquant la ruée des panzers vers la Mer du Nord et tenant compte de l'échec aérien d'octobre, je tenais pour assuré que l'Angleterre, maîtresse des mers avec l'aide américaine, ne lâcherait pas. La reconquête de l'Europe occidentale était affaire de temps. Et l'attaque de la Russie par Hitler n'était pas envisagée. C'est donc sur des perspectives moins pessimistes que s'ouvrit pour moi l'année 1941.
Les conséquences immédiates de la bataille de France s'estompaient. Le brassage du personnel consécutif à l'armistice touchait à sa fin. La disparition des batteries de dépôt s'imposait. Au début de février, j'appris mon affectation à Agadir. Le Général Weygand avait obtenu la rétrocession de canons de 155 GPF livrés aux Italiens, en arguant de la nécessité de défendre les côtes marocaines contre d'éventuels débarquements. Ancien «volant» je n'avais aucune compétence en matière d'artillerie lourde. Mais j'ai tout lieu de penser que la villa - encore inoccupée que j'avais louée - offrait quelques possibilités à mon colonel. Il me demanda, en effet, de la lui céder. Je compris et partis. Atteindre Agadir était alors une expédition. Les cars et camions étaient déjà équipés de gazogènes et il fallait entre 20 et 24 heures pour aller de Marrakech à Agadir (pour 280 km de routes de montagne ). Ce que j'appris à mon passage à Rabat ne m'enthousiasma guère. Je trouverais sur place un premier groupe de personnel. Le matériel suivrait plus tard. En attendant, j'avais à faire pour le mieux. J'allais passer sous la coupe de la marine et avais l'appui de l'artilleur des confins (?), régnant à Tiznit, à 85 km au sud d'Agadir. Jeune encore au Maroc, je n'avais pas alors les relations nécessaires pour faciliter mon voyage. Au reste, nul ne s'en préoccupa.
Je pris donc le train pour Marrakech, où je ne pensai même pas à faire halte, peu enclin que j'étais à voir le bon côté de ma mutation. Parti le lendemain matin vers cinq heures, j'arrivai à Agadir après vingt-deux heures de route, au cours desquelles il fallut déculasser, un caillou échappé à l'épurateur ayant coincé une soupape. A Agadir, je trouvai un lieutenant de réserve déjà arrivé, qui me conduisit à mon gîte. Le compte-rendu qu'il me fit après quelques heures de sommeil avait de quoi me consterner. Tout était à faire et le commandement local, aux mains d'un officier des AI (Affaires Indigènes) s'en remettait au commandant de la marine, lequel à son tour, s'en remettait à Rabat et à Casablanca, où siégeait l'amiral - Maroc. La reconnaissance de la position de batterie future avait été faite par un officier de l'EM de Rabat et me fixait un point sur la carte, au milieu des rochers et des arganiers. Pas d'eau, pas l'ombre de communications, bref, une position tout juste susceptible de convenir à un exercice d'artillerie de campagne et non pas à l'emplacement d'une batterie lourde. Une telle absurdité m'ouvrait heureusement une voie de recours. Grâce à la voiture dont je pus disposer quelques jours, je parcourus les environs immédiats et trouvai une position répondant mieux à la mission et aux conditions de vie. J'eus la chance extraordinaire que l'amiral - Maroc, l'amiral d'Harcourt eût été, en 1917, le premier commandant d'une batterie de 155 GPF. Il vint me voir et je le convainquis de la justesse de mes vues. La réaction ne se fit pas attendre. Le commandant de l'Artillerie du Maroc, ancien cavalier, réputé pour son épouvantable caractère, débarqua quelques jours plus tard et me fit une scène violente. Fort des paroles de l'amiral, je tins bon. Le général eut la fâcheuse inspiration de me dire que l'amiral savait tout juste que le canon se chargeait par la culasse. La réponse était facile. Elle le cloua net. Il me tourna le dos et s'en alla sans un au-revoir. Mais j'avais gagné.
Revenu à une solution raisonnable et rasséréné, je pus faire face à la tâche écrasante qui m'attendait. Dans le même temps, ma femme m'annonçait sa proche arrivée. Je pus prendre un avion pour aller la chercher à Oran, avec mes deux fils, le plus jeune malade. La présence des miens me fit oublier d'un coup mes récentes préoccupations et j'eus enfin le dérivatif nécessaire à toutes les difficultés qui me poursuivaient. Il fallait tout faire, sans moyens, bien entendu. Mes canons m' arrivèrent par bateau. On les sortit non sans difficultés des cales. Pour conduire leurs douze tonnes sur la position, le chef d'Etat Major d'Agadir avait imaginé de remettre en action un vieux tracteur Latil rescapé du Djebel Sagho (1934). Je n'avais même pas exprimé de réserves, sûr du résultat. On accrocha sans histoires le GPF au Latil, qui le remorqua sur dix mètres, puis la boîte de vitesse explosa, heureusement sans blesser personne. Force fut de recourir à la SATAS, société civile de transports qui se fit un plaisir de me procurer le matériel nécessaire. Bien entendu, le personnel troupe ne connaissait pas le matériel. On entreposa donc ce dernier au parc et je me mis à l'instruction avec mes hommes. Heureusement, mon adjudant était à la hauteur. Je pus obtenir que des plate-formes bétonnées fussent construites aux emplacements choisis et que des topographes « distingués » vinssent suppléer l'absence totale des moyens qui caractérisait ma batterie. J'obtins un bâtiment pour y installer un PC. Il ne fut pas question de voiture. Une bicyclette suffisait.
Ma mission impliquait des tirs en mer. Je me souvins à propos des études faites sept ans plus tôt à Fontainebleau et me remis aux abaques et aux règles à calcul. J'obtins un observatoire, bétonné lui-aussi, bien placé pour dominer la côte, à 200 m d'altitude. Enfin un bataillon de Légion vint construire ce que j'appelai ma « ligne Maginot » pour abriter munitions et personnel. Il fallut plus d'un mois de travail pour creuser, étayer, camoufler et rendre habitable. Le personnel de ma batterie se consacra à la fabrication de briques de « bengali », terre et paille mêlées et séchées. Après six mois d'effort et de tours de force, la batterie était présentable. Je ne peux passer sous silence les brimades permanentes dont je fus l'objet de la part de l'EM d'Agadir, ignorant mes servitudes et peu familier avec les exigences d'une batterie lourde. Seul l'amiral d'Harcourt m'aidait de Casablanca et m'obtenait ce que la dureté des temps et l'incompréhension des hommes me refusaient. J'eus cependant la visite du Général Juin à mon observatoire, accompagné de l'amiral qui se contenta de regarder d'un air goguenard l'équipe d'artilleurs qui flanquait le général. J'eus le bonheur de passer inaperçu. Peu après, le futur Général Carpentier, alors chef de 3eme Bureau du Général Weygand, vint me voir et il me confia qu'il s'agissait essentiellement pour moi de former des cadres d'artillerie lourde. Je pensai - à part moi - que j'aurais pu l'avoir su plus tôt. L'inspection d'un officier de la commission allemande d'armistice acheva de me convaincre que toute la mise en scène dont j'avais été l'inconscient acteur faisait partie d'un plan fort habile. Je me souviendrais à peine de ce contact avec un Allemand en terre marocaine s'il n'avait pas jugé utile de me dire en partant (nous étions le 15 juillet 1941) : « D'ici un mois, la campagne de Russie sera terminée. » Nous étions, en effet, au lendemain de l'attaque de la Russie par la Wehrmacht. Je rapprocherai plus tard ces paroles d'une démarche à peu près concomitante de l'amiral Canaris auprès de son collègue italien. Mais ceci est une autre histoire.
De nombreux exercices furent faits avec des sous-marins venus de Casa. Je rodais l'outil et, en novembre, une école à feu vint contrôler le résultat de mon action. Le commandant de l'Artillerie vint y assister et, fidèle à ses habitudes d'aménité, ne me dit pas un mot. Comme je venais de passer capitaine et que j 'avais changé de colonel, mon retour à Meknès était possible. Ma mutation m'arriva au début de novembre. Je ne peux clore le chapitre « Agadir » sans dire un mot des conditions de vie que j'y ai connues, car c'est à elles que je dois de conserver un bon souvenir de cette période de ma vie militaire. A mon arrivée, la garnison d'Agadir comprenait, outre un Etat Major, un bataillon de Légion, un bataillon de Tirailleurs, le commandement de la Marine et des éléments de services. L'aviation était à Bon Sergao. Tous les locaux étaient occupés. Le personnel réduit de mon unité logeait au Parc et je n'avais pas le moindre bureau à ma disposition. Je vivais donc avec mes trois officiers à l'hôtel, si l'on peut donner ce nom à l'endroit qui nous avait été assigné. Nous prenions nos repas, puisqu'il n'était pas question de « popote », à un restaurant baptisé par nous « Le Ranch», car il se présentait sous l'aspect des « saloons » des Westerns américains Nous y prîmes pension pour quatorze francs par jour Les repas étaient excellents et l'atmosphère des plus pittoresques, car tous les « nomades » français du coin s'y donnaient rendez-vous. Je groupai, autour de notre noyau d'artilleurs, quelque fantassins célibataires et, lorsque ma famille m'eut rejoint, une bande sympathique et joyeuse se constitua au Ranch, en même temps qu'au « Club Nautique » où nous nous retrouvions sur la plage dès que nous avions un instant de libre. La plage d'Agadir était merveilleuse, la température variant de 13 à 25 0 au cours de l'année, et la mer offrant à nos ébats ses rouleaux impressionnants. Très amateur de natation, je trouvais dans ces longues heures de mer un dérivatif aux préoccupations du métier , Les distractions étaient inexistantes, jusqu'au moment où le cinéma du seul bel hôtel d'Agadir, le Mahraba, reprit et nous vit empressés à y alier en bande. J'avais réussi à trouver un minuscule « appartement » au rez de chaussée d'une maison arabe. Je la meublai des tapis achetés à Meknès et de rares meubles que je fis fabriquer dans un des souks d'Agadir. Le confort y était succinct, mais ma femme et moi avions pris le parti d'accepter avec le sourire des conditions de vie peu brillantes, puisque aucune demande officielle n'avait abouti... «Le Ranch» et la plage compensaient à mes yeux le caractère presque misérable de nofre foyer Le dimanche, sur la plage de la ville indigène, le Talbordj, toutes sortes de vendeurs marocains de Souss se donnaient rendez-vous. Rien de plus animé, de plus coloré que ce bariolage de burnous, de djellabas, de couffins, d'animaux, d'éventaires improvisés. Des charmeurs de serpents attiraient la foule bigarrée et mes fils appréciaient beaucoup ce spectacle nouveau et fascinant pour eux. Comme gage de bonheur, nous eûmes droit à l'imposition de la tête de petits cobras sur la paume droite. Je reverrai longtemps la tête de mon adjudant qui S'était joint à nous, certain dimanche, lorsqu'un de ces charmeurs lui passa autour du cou un serpent à l'allure peu engageante Je suppose que ma présence seule l'empêcha de prendre la fuite…
Mes trois lieutenants étaient d'origines très diverses aussi des discussions passionnées les opposaient-elles lorsque nous nous retrouvions à table. Le plus ancien, militairement parlant était un grand ch'timi, du type communément appelé « grande gueule », d'origine très modeste, dans le civil chez Peugeot. C'était au fond un brave garçon, mais un peu fruste et dont la tenue peu soignée comme la langue imagée contrastaient avec celles des deux autres , Il se sentait imperceptiblement snobé et réagissait sans nuances aux plaisanteries les plus innocentes. La présence de ma femmes avec qui il s'entendait fort bien, heureusement, limitait les dégâts verbaux: il constituait ainsi l'élément agressif du groupe et s'opposait, assez violemment, à un certain conformisme de ses camarades. Les sujets de discussion ne manquaient pas et l'abandon de fait où nous laissaient les « autorités », en particulier, expliquait ses prises de position presque quotidiennes. D'idées politiques « avancées », il brocardait avec passion les thèmes développés par le reste de l'assistance. Je dois dire que dans la situation où nous nous trouvions tous dans ce coin, alors perdu, du sud marocain, il était facile de critiquer, et bien malaisé de comprendre la partie qui se jouait ailleurs. Lors de la première visite du commandant de l'Artillerie, il avait, par son képi légèrement incliné sur la droite, provoqué une manifestation du général, lequel avait la manie des képis « droits ». A peine en notre présence, alignés que nous étions au garde à vous, le général s'était rué sur lui et lui avait brutalement tripoté son képi avec une observation furieuse. Il m'avait ensuite invité à surveiller plus attentivement la tenue de « mes lieutenants ». Cet incident comique était, bien entendu, rappelé sans motif valable par les deux confrères et provoquaient, évidemment, les réponses attendues, j'allais écrire souhaitées. Tout cela était plutôt innocent. Les discussions politiques l'étaient moins et auraient été interminables, apparemment, si elles avaient eu lieu hors du « ranch » où notre présence en tenue, obligeaient à une discrétion comprise de tous. Mais, de sujets généraux, elles dégénéraient, le plus souvent, en virulentes attaques personnelles dont il ne s'agissait plus que de rire.
Le second, venant aussi de chez Peugeot, mais d'un poste plus élevé dans les services techniques, était, par le plus grand des hasards, un de mes ex-condisciples de Stanislas. Il contrastait en tout avec son homologue. Petit, brun, pacifique, très peu militaire d'esprit, mais fin et spirituel, il désarmait avec une indifférence étudiée les pétards les plus soigneusement amorcés par son camarade et se faisait un malin plaisir de provoquer ses invectives Nos souvenirs communs lui permettaient des allusions qui, mal comprises du premier, l'irritaient à dessein. Bref, ils étaient comme chien et chat à la première occasion, sans méchanceté Le troisième, beau garçon grand et blond, d'une correction vestimentaire méritoire à cette époque, un peu raide et d'une politesse parfois cérémonieuse, faisait le plus plaisant repoussoir à ses deux camarades Lui non plus ne manquait pas d'esprit, mais il était susceptible et rougissait comme une jeLme fille dès qu'il était piqué. Nous nous moquions tous un peu de lui, sans ébranler pour autant sa permanente. Les différences de caractères n'étaient pas pour me déplaire, car, dans le cours un peu monotone de notre vie professionnelle, trop de similitudes eût abouti au plus effroyable ennui. Tous trois faisaient d'ailleurs fort bien leur métier et il y avait tant de choses à faire, les distances étaient si grandes entre Agadir et mon PC que nous étions rarement ensemble, sauf à notre popote d'occasion. Bref, l'équipe était bonne et le moral excellent. Il n'en fallait pas, alors, demander davantage.
Malgré les conditions difficiles dans lesquelles j'avais mis cette batterie sur pied, je lui étais attaché. Les adieux furent quelque peu mélancoliques Certes, j'allais retrouver à Meknès un cadre moins décevant, je n'aurai plus à me battre pour l'habillement, la nourriture, le couchage, plaies d'une unité isolée, mais les heures sombres passées en commun avaient tissé des liens subtils entre mon personnel et moi. Le départ très matinal des cars de Marrakech réduisit les formalités et les ultimes poignées de mains… Peu enclin à me retourner vers le passé. je tournai finalement la page sans regret. Le retour à Meknès nous permit de sympathiques haltes à Marrakech et à Rabat. Je me sentais un peu comme un écolier en vacances. La perspective de vivre d'une manière moins misérable réjouissait ma femme. Les enfants ouvraient leurs jeunes yeux aux spectacles tour à tour merveilleux et pittoresques qu'offraient l'Atlas et la capitale du sud. La vie grouillante de Marrakech, le jour comme la nuit, captivait l'attention de nous quatre. A Rabat, la beauté du site, la blancheur de la ville administrative, la richesse encore partout présente, le mouvement d'une cité jeune, nous faisaient oublier les longs mois précédents. (Visite au Glaoui ).