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Le Maroc 1940-1943

Au cours des semaines qui avaient suivi le 17 juin, pris dans le tourbillon des évènements, accablé de mille besognes pour acheminer l'escadrille vers l'Afrique du Nord, j'avais eu peu de temps pour réfléchir et faire le point Les soucis personnels de chacun étaient identiques et nous évitions d'en parler. La sérénité de notre « patron », la jeunesse de tous, le besoin de réagir contre le cauchemar de cette défaite, la nouveauté même de notre situation, tout contribuait à nous faire vivre dans une sorte de rêve. A Alger, nous avions peu à faire, sauf le matin et l'après-midi, après la sieste, nous allions nous baigner sur quelque plage des environs. Mais une telle existence ne pouvait durer. L'aviation de reconnaissance était morte, aucune décision sérieuse ne pouvait être prise en faveur de la poignée d'observateurs « de toutes armes ». Il n'était pas possible de traîner plus longtemps. Mes camarades cavaliers et moi souhaitions rentrer dans nos armes. L'accord de l'Air fut vite obtenu.

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Je fus donc remis à la disposition du général Ct l'Artillerie en Algérie. Après les adieux à l'escadrille, je me retrouvai seul. L'ambiance de guerre, les souvenirs communs, la solide amitié du baroud, tout se rompait en un instant. Et, en  étranger dans une unité de réserve, mais soudée, j'eus, il faut l'avouer, un triste réveil. Le capitaine de réserve commandant ma batterie était négociant en vin dans le civil et ne pensait qu'à son commerce. Il paraissait le matin et s'évanouissait à midi. Peu d'homogénéité dans ce groupe de Maison Carrée. Mal commandée, la batterie était en fait aux ordres de l'adjudant. J'étais habitué à autre chose. Matin et soir, je prenais le minable tramway d'Alger. L'instruction était à peu près nulle. L'incertitude sur le futur paralysait tout le monde. Le soir, en rentrant à l'hôtel, je me retrouvais seul avec les pensées les plus sombres. Certes, j'avais pu rassurer les miens et avoir de brèves nouvelles. Rasséréné dans l'immédiat, je pouvais faire le point. Tout ce que je voyais hérissait mes habitudes d'ordre et de méthode. Quinze jours de cette vie à Maison Carrée épuisèrent ma patience et je me souvins à propos de la présence, à l'Etat Major du général Noguès, commandant le théâtre d'opérations en AFN (TOAFN) d'un ami aviateur. Je le contactai et par lui, obtins de quitter Alger pour le Maroc.

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Je quittai donc Alger sans regret et, après un bref passage à Rabat, me retrouvai à Meknès. Je revivais. Le Maroc, nouveau pour moi, m'offrait les plus magnifiques spectacles. Les effets de la défaite ne s'y faisaient pas encore sentir L'été était superbe. Le commandement paraissait assuré. Bref, l'ambiance était bonne. Si j'ajoute à cela que le Maroc était en pleine prospérité, tout y respirait cet air de sereine beauté qu'avait voulu le maréchal Lyautey, il sera aisé de comprendre le retour d'optimisme qui m'animait en rejoignant mon nouveau régiment, le RAA. Chose curieuse, les officiers venant de France, loin de faire figure de vaincus, arrivaient comme auréolés d'une sorte d'héroïsme. J'avais à peine débarqué d'Algérie, déjà assisté à quelques défilés où tirailleurs et légionnaires rivalisaient d'allure et, chaque fois, un petit groupe d'officiers échappés à la déroute se trouvait auprès du commandant Supérieur… Tant il est vrai que le français a le talent de transformer ses défaites en héroïque résistance. Je dois dire que le résultat de cette attitude était évidemment de « regonfler » le moral militaire du vaincu de la veille.

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Je me retrouvai commandant la 103ème batterie du 64, c'est-à dire une « unité de dépôt ». Douze cents hommes, quarante-cinq sous-officiers, cinq cents chevaux… En plus, l'administration de la portion centrale du Régiment. Je m'attelai donc à ces fonctions assez nouvelles pour moi. Fort heureusement, j'avais un sous-lieutenant, ancien sous-officier, excellent comptable et un «Chef» de premier ordre. Enfin, l'adjudant-chef, qui commandait aux écuries était tout à fait à la hauteur. Là encore, la besogne me dispensa de faire beaucoup de réflexions. Chaque soir, je rentrais à l'hôtel, la tête farcie de chiffres, de problèmes insolubles, de découvertes aussi, car toutes les questions se posaient ensemble et nécessitaient autre chose que des solutions de temps de paix. Mais je remontais à cheval et cette nécessaire détente me procurait des moments bien agréables. Je retrouvais le cadre que j'avais aimé et, en dépit des responsabilités quotidiennes, je ne pouvais que me réjouir d'avoir quitté Alger. Surtout je caressais l'espoir de faire venir les miens à Meknès. Ma vie eût repris un cours à peu près normal. Qui pourrait reprocher à un officier d'avoir de telles pensées?

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L'évolution de la conjoncture internationale provoquait en outre de nombreuses conversations à la « popote » et j'y ajoutais - pour moi - certains arguments tirés de ce que je venais de vivre en France quelques mois auparavant. Tout d'abord, beaucoup avaient la conviction que le Maréchal Pétain et le Général de Gaulle avaient partie liée. Naïvement, ils concevaient mal que le général pût lutter contre le parrain de son fils. En outre, la soudaineté de notre défaite, l'enjeu des innombrables prisonniers justifiaient le recours à une politique de temporisation. La bataille aérienne d'Angleterre, qui ne tourna pas à l'avantage de Hitler, accrut les raisons de penser que la guerre serait longue et que, loin des renseignements sérieux, il fallait se remettre au travail et reconstituer les cadres. La visite du Général Weygand, en décembre, fit disparaître les réticences du plus grand nombre. Le général expliqua très simplement la situation telle qu'il l'avait trouvée à son rappel de Syrie. Il eut l'élégance de ne pas appuyer sur l'attitude britannique sur le canal Crozat, il ne fit pas la moindre allusion au Général de Gaulle et il affirma avec l'autorité qui était la sienne que rien n'était perdu. C'est tout ce que nous voulions entendre. La présence d'un tel chef en Afrique était le gage d'une renaissance, nécessairement discrète, de l'armée d'Afrique. Pour moi, rappelant mes souvenirs récents, évoquant la ruée des panzers vers la Mer du Nord et tenant compte de l'échec aérien d'octobre, je tenais pour assuré que l'Angleterre, maîtresse des mers avec l'aide américaine, ne lâcherait pas. La reconquête de l'Europe occidentale était affaire de temps. Et l'attaque de la Russie par Hitler n'était pas envisagée. C'est donc sur des perspectives moins pessimistes que s'ouvrit pour moi l'année 1941.

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Les conséquences immédiates de la bataille de France s'estompaient. Le brassage du personnel consécutif à l'armistice touchait à sa fin. La disparition des batteries de dépôt s'imposait. Au début de février, j'appris mon affectation à Agadir. Le Général Weygand avait obtenu la rétrocession de canons de 155 GPF livrés aux Italiens, en arguant de la nécessité de défendre les côtes marocaines contre d'éventuels débarquements. Ancien «volant» je n'avais aucune compétence en matière d'artillerie lourde. Mais j'ai tout lieu de penser que la villa - encore inoccupée que j'avais louée - offrait quelques possibilités à mon colonel. Il me demanda, en effet, de la lui céder. Je compris et partis. Atteindre Agadir était alors une expédition. Les cars et camions étaient déjà équipés de gazogènes et il fallait entre 20 et 24 heures pour aller de Marrakech à Agadir (pour 280 km de routes de montagne ). Ce que j'appris à mon passage à Rabat ne m'enthousiasma guère. Je trouverais sur place un premier groupe de personnel. Le matériel suivrait plus tard. En attendant, j'avais à faire pour le mieux. J'allais passer sous la coupe de la marine et avais l'appui de l'artilleur des confins (?), régnant à Tiznit, à 85 km au sud d'Agadir. Jeune encore au Maroc, je n'avais pas alors les relations nécessaires pour faciliter mon voyage. Au reste, nul ne s'en préoccupa.

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Je pris donc le train pour Marrakech, où je ne pensai même pas à faire halte, peu enclin que j'étais à voir le bon côté de ma mutation. Parti le lendemain matin vers cinq heures, j'arrivai à Agadir après vingt-deux heures de route, au cours desquelles il fallut déculasser, un caillou échappé à l'épurateur ayant coincé une soupape. A Agadir, je trouvai un lieutenant de réserve déjà arrivé, qui me conduisit à mon gîte. Le compte-rendu qu'il me fit après quelques heures de sommeil avait de quoi me consterner. Tout était à faire et le commandement local, aux mains d'un officier des AI (Affaires Indigènes) s'en remettait au commandant de la marine, lequel à son tour, s'en remettait à Rabat et à Casablanca, où siégeait l'amiral - Maroc. La reconnaissance de la position de batterie future avait été faite par un officier de l'EM de Rabat et me fixait un point sur la carte, au milieu des rochers et des arganiers. Pas d'eau, pas l'ombre de communications, bref, une position tout juste susceptible de convenir à un exercice d'artillerie de campagne et non pas à l'emplacement d'une batterie lourde. Une telle absurdité m'ouvrait heureusement une voie de recours. Grâce à la voiture dont je pus disposer quelques jours, je parcourus les environs immédiats et trouvai une position répondant mieux à la mission et aux conditions de vie. J'eus la chance extraordinaire que l'amiral - Maroc, l'amiral d'Harcourt eût été, en 1917, le premier commandant d'une batterie de 155 GPF. Il vint me voir et je le convainquis de la justesse de mes vues. La réaction ne se fit pas attendre. Le commandant de l'Artillerie du Maroc, ancien cavalier, réputé pour son épouvantable caractère, débarqua quelques jours plus tard et me fit une scène violente. Fort des paroles de l'amiral, je tins bon. Le général eut la fâcheuse inspiration de me dire que l'amiral savait tout juste que le canon se chargeait par la culasse. La réponse était facile. Elle le cloua net. Il me tourna le dos et s'en alla sans un au-revoir. Mais j'avais gagné.

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Revenu à une solution raisonnable et rasséréné, je pus faire face à la tâche écrasante qui m'attendait. Dans le même temps, ma femme m'annonçait sa proche arrivée. Je pus prendre un avion pour aller la chercher à Oran, avec mes deux fils, le plus jeune malade. La présence des miens me fit oublier d'un coup mes récentes préoccupations et j'eus enfin le dérivatif nécessaire à toutes les difficultés qui me poursuivaient. Il fallait tout faire, sans moyens, bien entendu. Mes canons m' arrivèrent par bateau. On les sortit non sans difficultés des cales. Pour conduire leurs douze tonnes sur la position, le chef d'Etat Major d'Agadir avait imaginé de remettre en action un vieux tracteur Latil rescapé du Djebel Sagho (1934). Je n'avais même pas exprimé de réserves, sûr du résultat. On accrocha sans histoires le GPF au Latil, qui le remorqua sur dix mètres, puis la boîte de vitesse explosa, heureusement sans blesser personne. Force fut de recourir à la SATAS, société civile de transports qui se fit un plaisir de me procurer le matériel nécessaire. Bien entendu, le personnel troupe ne connaissait pas le matériel. On entreposa donc ce dernier au parc et je me mis à l'instruction avec mes hommes. Heureusement, mon adjudant était à la hauteur. Je pus obtenir que des plate-formes bétonnées fussent construites aux emplacements choisis et que des topographes « distingués » vinssent suppléer l'absence totale des moyens qui caractérisait ma batterie. J'obtins un bâtiment pour y installer un PC. Il ne fut pas question de voiture. Une bicyclette suffisait.

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Ma mission impliquait des tirs en mer. Je me souvins à propos des études faites sept ans plus tôt à Fontainebleau et me remis aux abaques et aux règles à calcul. J'obtins un observatoire, bétonné lui-aussi, bien placé pour dominer la côte, à 200 m d'altitude. Enfin un bataillon de Légion vint construire ce que j'appelai ma « ligne Maginot » pour abriter munitions et personnel. Il fallut plus d'un mois de travail pour creuser, étayer, camoufler et rendre habitable. Le personnel de ma batterie se consacra à la fabrication de briques de « bengali », terre et paille mêlées et séchées. Après six mois d'effort et de tours de force, la batterie était présentable. Je ne peux passer sous silence les brimades permanentes dont je fus l'objet de la part de l'EM d'Agadir, ignorant mes servitudes et peu familier avec les exigences d'une batterie lourde. Seul l'amiral d'Harcourt m'aidait de Casablanca et m'obtenait ce que la dureté des temps et l'incompréhension des hommes me refusaient. J'eus cependant la visite du Général Juin à mon observatoire, accompagné de l'amiral qui se contenta de regarder d'un air goguenard l'équipe d'artilleurs qui flanquait le général. J'eus le bonheur de passer inaperçu. Peu après, le futur Général Carpentier, alors chef de 3eme Bureau du Général Weygand, vint me voir et il me confia qu'il s'agissait essentiellement pour moi de former des cadres d'artillerie lourde. Je pensai - à part moi - que j'aurais pu l'avoir su plus tôt. L'inspection d'un officier de la commission allemande d'armistice acheva de me convaincre que toute la mise en scène dont j'avais été l'inconscient acteur faisait partie d'un plan fort habile. Je me souviendrais à peine de ce contact avec un Allemand en terre marocaine s'il n'avait pas jugé utile de me dire en partant (nous étions le 15 juillet 1941) : « D'ici un mois, la campagne de Russie sera terminée. » Nous étions, en effet, au lendemain de l'attaque de la Russie par la Wehrmacht. Je rapprocherai plus tard ces paroles d'une démarche à peu près concomitante de l'amiral Canaris auprès de son collègue italien. Mais ceci est une autre histoire.

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De nombreux exercices furent faits avec des sous-marins venus de Casa. Je rodais l'outil et, en novembre, une école à feu vint contrôler le résultat de mon action. Le commandant de l'Artillerie vint y assister et, fidèle à ses habitudes d'aménité, ne me dit pas un mot. Comme je venais de passer capitaine et que j 'avais changé de colonel, mon retour à Meknès était possible. Ma mutation m'arriva au début de novembre. Je ne peux clore le chapitre « Agadir » sans dire un mot des conditions de vie que j'y ai connues, car c'est à elles que je dois de conserver un bon souvenir de cette période de ma vie militaire. A mon arrivée, la garnison d'Agadir comprenait, outre un Etat Major, un bataillon de Légion, un bataillon de Tirailleurs, le commandement de la Marine et des éléments de services. L'aviation était à Bon Sergao. Tous les locaux étaient occupés. Le personnel réduit de mon unité logeait au Parc et je n'avais pas le moindre bureau à ma disposition. Je vivais donc avec mes trois officiers à l'hôtel, si l'on peut donner ce nom à l'endroit qui nous avait été assigné. Nous prenions nos repas, puisqu'il n'était pas question de « popote », à un restaurant baptisé par nous « Le Ranch», car il se présentait sous l'aspect des « saloons » des Westerns américains Nous y prîmes pension pour quatorze francs par jour Les repas étaient excellents et l'atmosphère des plus pittoresques, car tous les « nomades » français du coin s'y donnaient rendez-vous. Je groupai, autour de notre noyau d'artilleurs, quelque fantassins célibataires et, lorsque ma famille m'eut rejoint, une bande sympathique et joyeuse se constitua au Ranch, en même temps qu'au « Club Nautique » où nous nous retrouvions sur la plage dès que nous avions un instant de libre. La plage d'Agadir était merveilleuse, la température variant de 13 à 25 0 au cours de l'année, et la mer offrant à nos ébats ses rouleaux impressionnants. Très amateur de natation, je trouvais dans ces longues heures de mer un dérivatif aux préoccupations du métier , Les distractions étaient inexistantes, jusqu'au moment où le cinéma du seul bel hôtel d'Agadir, le Mahraba, reprit et nous vit empressés à y alier en bande. J'avais réussi à trouver un minuscule « appartement » au rez de chaussée d'une maison arabe. Je la meublai des tapis achetés à Meknès et de rares meubles que je fis fabriquer dans un des souks d'Agadir. Le confort y était succinct, mais ma femme et moi avions pris le parti d'accepter avec le sourire des conditions de vie peu brillantes, puisque aucune demande officielle n'avait abouti... «Le Ranch» et la plage compensaient à mes yeux le caractère presque misérable de nofre foyer Le dimanche, sur la plage de la ville indigène, le Talbordj, toutes sortes de vendeurs marocains de Souss se donnaient rendez-vous. Rien de plus animé, de plus coloré que ce bariolage de burnous, de djellabas, de couffins, d'animaux, d'éventaires improvisés. Des charmeurs de serpents attiraient la foule bigarrée et mes fils appréciaient beaucoup ce spectacle nouveau et fascinant pour eux. Comme gage de bonheur, nous eûmes droit à l'imposition de la tête de petits cobras sur la paume droite. Je reverrai longtemps la tête de mon adjudant qui S'était joint à nous, certain dimanche, lorsqu'un de ces charmeurs lui passa autour du cou un serpent à l'allure peu engageante Je suppose que ma présence seule l'empêcha de prendre la fuite…

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Mes trois lieutenants étaient d'origines très diverses aussi des discussions passionnées les opposaient-elles lorsque nous nous retrouvions à table. Le plus ancien, militairement parlant était un grand ch'timi, du type communément appelé « grande gueule », d'origine très modeste, dans le civil chez Peugeot. C'était au fond un brave garçon, mais un peu fruste et dont la tenue peu soignée comme la langue imagée contrastaient avec celles des deux autres , Il se sentait imperceptiblement snobé et réagissait sans nuances aux plaisanteries les plus innocentes. La présence de ma femmes avec qui il s'entendait fort bien, heureusement, limitait les dégâts verbaux: il constituait ainsi l'élément agressif du groupe et s'opposait, assez violemment, à un certain conformisme de ses camarades. Les sujets de discussion ne manquaient pas et l'abandon de fait où nous laissaient les « autorités », en particulier, expliquait ses prises de position presque quotidiennes. D'idées politiques « avancées », il brocardait avec passion les thèmes développés par le reste de l'assistance. Je dois dire que dans la situation où nous nous trouvions tous dans ce coin, alors perdu, du sud marocain, il était facile de critiquer, et bien malaisé de comprendre la partie qui se jouait ailleurs. Lors de la première visite du commandant de l'Artillerie, il avait, par son képi légèrement incliné sur la droite, provoqué une manifestation du général, lequel avait la manie des képis « droits ». A peine en notre présence, alignés que nous étions au garde à vous, le général s'était rué sur lui et lui avait brutalement tripoté son képi avec une observation furieuse. Il m'avait ensuite invité à surveiller plus attentivement la tenue de « mes lieutenants ». Cet incident comique était, bien entendu, rappelé sans motif valable par les deux confrères et provoquaient, évidemment, les réponses attendues, j'allais écrire souhaitées. Tout cela était plutôt innocent. Les discussions politiques l'étaient moins et auraient été interminables, apparemment, si elles avaient eu lieu hors du « ranch » où notre présence en tenue, obligeaient à une discrétion comprise de tous. Mais, de sujets généraux, elles dégénéraient, le plus souvent, en virulentes attaques personnelles dont il ne s'agissait plus que de rire.

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Le second, venant aussi de chez Peugeot, mais d'un poste plus élevé dans les services techniques, était, par le plus grand des hasards, un de mes ex-condisciples de Stanislas. Il contrastait en tout avec son homologue. Petit, brun, pacifique, très peu militaire d'esprit, mais fin et spirituel, il désarmait avec une indifférence étudiée les pétards les plus soigneusement amorcés par son camarade et se faisait un malin plaisir de provoquer ses invectives Nos souvenirs communs lui permettaient des allusions qui, mal comprises du premier, l'irritaient à dessein. Bref, ils étaient comme chien et chat à la première occasion, sans méchanceté Le troisième, beau garçon grand et blond, d'une correction vestimentaire méritoire à cette époque, un peu raide et d'une politesse parfois cérémonieuse, faisait le plus plaisant repoussoir à ses deux camarades Lui non plus ne manquait pas d'esprit, mais il était susceptible et rougissait comme une jeLme fille dès qu'il était piqué. Nous nous moquions tous un peu de lui, sans ébranler pour autant sa permanente. Les différences de caractères n'étaient pas pour me déplaire, car, dans le cours un peu monotone de notre vie professionnelle, trop de similitudes eût abouti au plus effroyable ennui. Tous trois faisaient d'ailleurs fort bien leur métier et il y avait tant de choses à faire, les distances étaient si grandes entre Agadir et mon PC que nous étions rarement ensemble, sauf à notre popote d'occasion. Bref, l'équipe était bonne et le moral excellent. Il n'en fallait pas, alors, demander davantage.

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Malgré les conditions difficiles dans lesquelles j'avais mis cette batterie sur pied, je lui étais attaché. Les adieux furent quelque peu mélancoliques Certes, j'allais retrouver à Meknès un cadre moins décevant, je n'aurai plus à me battre pour l'habillement, la nourriture, le couchage, plaies d'une unité isolée, mais les heures sombres passées en commun avaient tissé des liens subtils entre mon personnel et moi. Le départ très matinal des cars de Marrakech réduisit les formalités et les ultimes poignées de mains… Peu enclin à me retourner vers le passé. je tournai finalement la page sans regret. Le retour à Meknès nous permit de sympathiques haltes à Marrakech et à Rabat. Je me sentais un peu comme un écolier en vacances. La perspective de vivre d'une manière moins misérable réjouissait ma femme. Les enfants ouvraient leurs jeunes yeux aux spectacles tour à tour merveilleux et pittoresques qu'offraient l'Atlas et la capitale du sud. La vie grouillante de Marrakech, le jour comme la nuit, captivait l'attention de nous quatre. A Rabat, la beauté du site, la blancheur de la ville administrative, la richesse encore partout présente, le mouvement d'une cité jeune, nous faisaient oublier les longs mois précédents. (Visite au Glaoui ).

A Meknès, je retrouvai, en quelque sorte, mes habitudes. Je m'y sentais presque chez moi. Finis le « ranch » et les cafards, voire les scorpions, des maisons arabes ! On s'installa assez vite dans une villa de I'OCLM (Office chérifien des logements militaires) au milieu des abricotiers, des bougainvillées et des eucalyptus. La saison était belle et froide, la vie nous paraissait facile, la villa était confortable. On put étaler à l'aise tapis, vieilles poteries et meubles marocains.

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Sur le plan du métier, j'étais affecté comme capitaine adjoint au 2ème groupe du régiment. J'étais le plus jeune des capitaines, ce qui était anormal pour ces fonctions, mais les susceptibilités de grade avaient peu d'importance à ce moment-là. Le colonel D. qui venait d 'arriver au 64, était un officier d'Etat-Major, de la bonne race, je veux dire à la fois précis, courtois, aimant les contacts humains. Il appréciait la jeunesse et le mouvement. Il avait les idées larges et se préoccupait avant tout de la santé morale et physique de ses cadres. Changement appréciable pour moi. Le régiment avait alors un groupe hippo et deux groupes auto, dont l'un au Tadla. Il régnait une aimable rivalité entre l'hippo et l'auto, mais l'un et l'autre groupe connaissaient avec leur montures les mêmes ennuis. L'hippo parce qu'on était mal remonté, l'auto parce qu'on fonctionnait à l'alcool. Ces piètres moyens ne permettaient pas une grande activité extérieure. Le camp « de travail » était à El Hajeb, à trente kilomètres au sud, sur un plateau où le seul piton du coin, l'Outigui, dominait des ondulations de cailloux et quelques timides vallées où croissaient de rares lauriers roses. Brûlant en été, froid en hiver, il offrait cette particularité que le commandement l'affectionnait aux rares périodes où il y pleuvait, ou y neigeait. L'artilleur n'a pas une spéciale tendresse pour la pluie et la neige qui gênent l'observation et, sans parvenir à mouiller la poudre, contraignent à astiquer sans arrêt le matériel. De toute manière, la distance, fatigant les chevaux et consommant l'alcool, le régiment y fit peu d'apparitions au printemps 1942.

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Nous allions par contre volontiers dans le Zehroun, massif montagneux situé, lui, dans le nord à peu près à la même distance, où l'on avait imaginé de construire un « réduit » en cas de malheur. Le Lt colonel E. très excité à l'époque contre les Anglais, y voyait la source de mises au point stratégiques et tactiques. C'est de là que nous partirions pour razzier les unités riches et bien nourries de sa gracieuse majesté, si elles commettaient l'erreur de nous y forcer. Exercices de cadres, reconnaissances, petites manœuvres, rien ne manquait. Capitaines et lieutenants se réjouissaient de ces sorties et savouraient en connaisseurs l'anglophobie du lieutenant- colonel. J'avais retrouvé les chevaux et, à peu près seul de mon groupe, je consacrais chaque jour une ou deux heures à sillonner la région, ce qui entrait, en outre, dans mes habituelles missions de reconnaissance.

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Mais le climat d'Agadir avait un peu amolli la santé des miens et, proche de ma troisième année au Maroc, je songeai à une permission en France, chose alors possible. Voyager à cette période était plus une science qu'un art. Les trains étaient rares et bondés. Gagner Oran où s'embarquer pour Marseille constituait une expédition, surtout avec deux jeunes enfants. Monter dans le train, en cours de route, c'est à dire à Meknès, tenait plus de l'assaut que du tourisme. Il fallut donc aller à la source, c'est à dire à Rabat. Par un hasard exceptionnel, je pus, presque à la dernière minute, dénicher un « single » de wagons-lits où la famille se rua, au milieu d'une foule hurlante. Les fils grimpèrent dans les filets, ma femme prit la couchette et je n'eus plus qu'à me coucher par terre. Cela valait mieux que de livrer bataille pour quatre improbables places, même retenues. Le contrôleur ferma les yeux, en présence d'un honorable « bagchich » qui valait bien des discussions. A Marseille, après une traversée sans alerte, nos habitudes marocaines de relatif confort furent mises à rude épreuve. Les restrictions avaient dès lors atteint un degré que nous ne pouvions soupçonner. Les hôtels étaient pleins et les restaurants vides, au moins de victuailles. La jeunesse accoutumée à l'abondance d'Agadir et de Meknès avait, on le conçoit, les dents longues. Le premier contact avec la terre de France fut ainsi rude et même pénible. Belle occasion de mesurer l'étendue de nos privilèges africains. Nous étions à quelques jours de Pâques et il nous fallait gagner Paris sans tarder. Je n'avais pas d'autorisation d'entrer en zone occupée. Je montai donc seul à Tournus, où je réussis à attendrir un vieux lieutenant de réserve qui assurait la liaison avec les Allemands. Je passai là deux jours dans l'attente et l'inaction rongeant mon frein et serrant ma ceinture. Je pus enfin télégraphier à ma femme que j 'avais le bienheureux « ausweiss » et je me précipitai à Marseille pour récupérer tout mon monde. Après un faux départ, dû à notre inexpérience des conditions de voyage, nous fûmes enfin en route pour le nord…

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Les deuils s'étaient accumulés pendant les derniers dix huit mois. La bonne mine des enfants fit une diversion aux récents chagrins et j'eus à faire une connaissance approfondie des milieux « feldgau », puisque j'eus à faire viser mes papiers et à me présenter régulièrement aux autorités occupantes, place de l'Opéra. Je bravai l'interdiction de quitter Paris en allant une fois revoir notre maison d'Autun, je me risquai à aller écouter une musique militaire « occupante » à l'Etoile, mais les seuls contacts intéressants étaient à Vichy. Je décidai d'y aller en revenant en Afrique. Quarante jours à Paris passent vite, lorsqu'on n'y a pas été depuis de longues années. Je compris vite que la famille souhaitait prolonger ce séjour et l'on convint que je partirais seul, femme et enfants me rejoignant six mois plus tard. La campagne de Russie ne s'était pas terminée suivant les pronostics de mon visiteur d'Agadir, la guerre, en Libye, connaissait tour à tour succès et échecs. L'espoir d'un renversement stratégique prenait corps. A Vichy, je vis le colonel de F. alors au cabinet du maréchal. Il me présenta au général Decamps et je dépeignis la situation au Maroc. Je demandai conseil sur la conduite à tenir. Rentrez en Afrique, me fut-il répondu. L'Amérique interviendra bientôt. Vous ne pouvez manquer cela. »

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Malgré l'amertume de la séparation nouvelle d'avec les miens, je repris le bateau le cœur plus léger. En débarquant sur le quai de la gare de Meknès, je trouvai un planton qui me remit une note de service: je prenais le commandement de la 1ère batterie du régiment Ce fut une grande joie. L'assurance qui m'avait été donnée à Vichy de reprendre bientôt les armes allait donner un sens - et quel sens - à mon action. Le colonel me dit que je prenais une unité qui avait besoin d'être remise en ordre. Je retrouvais de nombreux camarades, le commandant de groupe était plein de feu, une vie nouvelle s'ouvrait à moi. Les régiments d'AFN comprenaient alors, comme personnels français, les seuls engagés, dont beaucoup avaient quitté clandestinement la France. Jeunesse ardente et vigoureuse, dont on pouvait tout attendre. Mon lieutenant, depuis mort glorieusement dans les Vosges en 1944, était très « en avant de la main ». Mon personnel marocain était bon, les sous-officiers pleins d'allant. Ma batterie ne tarda pas à « ronfler ». Une émulation sans arrière-pensée régnait au groupe. Les écoles à feu d'été furent brillantes. La pluie d'El Hajeb ne parvint pas à doucher notre ardeur. Au reste, les difficultés de 1941 paraissaient oubliées et de fréquents et brefs séjours à El Hajeb rendirent au régiment une activité et une mobilité plus que jamais nécessaires. Je passai donc dans une allégresse professionnelle les six mois suivant mon retour. Seules les soirées me paraissaient longues. Le dimanche, j'allais souvent à Fès, visitant les souks et augmentant petit à petit mon butin de tapis et poteries marocaines. Ma maison se montait. Un de mes marocains, qui allait prendre sa retraite, me demandait de le prendre avec sa fatma, comme domestique. J'envisageais, égoïstement, un proche avenir agréable, sans trop penser à l'avenir militaire inconnu. Au début de novembre, j'avais reçu de Paris des nouvelles faisant état de difficultés administratives faites à ma femme pour me rejoindre. Je demandai au colonel d'aller à Rabat pour activer les choses. J'y descendis le 7 novembre, un samedi matin. Je fis les démarches nécessaires, expédiai un télégramme optimiste à Paris (par une voie détournée) et rencontrai quelques amis de l'Etat-Major des TM. Je comptais rentrer à Meknès le dimanche dans l'après-midi. Je dînai le soir avec un de mes vieux amis de la guerre, alors au chasseurs. Il voulut m'héberger pour la nuit et me prévint qu'il partirait de bonne heure le lendemain matin pour un exercice d'alerte. Vers cinq heures, une forte canonnade me réveilla - Je n'y prêtai pas d'abord trop d'attention: je m'apprêtais à me rendormir quand la fréquence des détonations me mit debout. La chambre où je couchais donnait sur le Bou Reg Reg, oued de Rabat, Je vis immédiatement une énorme fumée noire en direction du terrain d'aviation de Salé. Je m'habillai en hâte et me précipitai à la gare. Je tombai sur le chef de gare qui me dit que les Américains venaient de débarquer au lever du jour. Plus de trains pour Meknès, bien entendu. Aux Touargas, c'est à dire à l'Etat-Major, j'appris peu de choses. Je fus renvoyé à la subdivision pour être acheminé à Meknès. Je vis le colonel des M. que j'avais connu à Agadir. Il partagea mes soucis, mais ne put que me conseiller d'attendre, le lundi matin, un car qui serait dirigé sur Meknès.

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Mes sentiments étaient mêlés, force est de l'avouer. Celui qui dominait était évidemment de n'avoir pas pressé ma femme de me rejoindre. Le futur devait me montrer que ces regrets étaient superflus. Par contre, la certitude de reprendre le combat, avec des armes nouvelles, comblait les désirs de mon âme. Le cœur finit par se plier à la fois au raisonnement et à la nécessité. Mon colonel, le lundi matin, m'accueillit d'un air goguenard. Il avait été mis dans la confidence et avait cru que j'y étais aussi. Il pensait que j'allais passer aux Américains… L'agitation s'était emparée du régiment, et une joie bien compréhensible.

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Les jours qui suivirent apportèrent de précieuses nouvelles: la chute de Stalingrad, la victoire d'El Alamein. Nous atteignions le fameux « tournant de la guerre ». L'assassinat de l'amiral Darlan ne tardait pas à pousser le général Giraud au commandement. Le colonel D. le rejoignit à Alger. Mais déjà le matériel US débarquait. Nous savions que le régiment serait bien servi, puisque notre ex-chef, promu général, était devenu chef d'EM du commandant en chef. Les trois groupes allaient être équipés en 105 tractés. On se mit à parler anglais pour préparer les équipes de liaison technique. Bientôt, les premières partirent pour Casablanca et Oran. Mon lieutenant venait de passer capitaine. Je n'ignorais pas qu'il brûlait de prendre ma place. J'appris qu'il me remplaçait par une simple note de service, le nouveau colonel n'ayant pas jugé bon de me prévenir de vive voix. Je ne jugeai pas à propos de demander des explications, bien qu'il n'y eût pas, à la clé, d'affaire de villa convoitée et je fus, au reste, pris dans le tourbillon du réarmement du 64. Je restai au 1er groupe, lequel avait besoin d'étoffer son Etat-Major, jusqu'alors réduit à trois officiers. La campagne de Tunisie amenait bien des mutations.

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Un beau jour de mai, j'appris que j'étais bombardé commandant la compagnie de canons du 1er  RTM. Il était envisagé, en effet, de doter certains régiments de tirailleurs d'engins automoteurs. L'Artillerie devait encadrer ces nouvelles unités. Je n'avais pas quitté ma batterie sans un serrement de cÅ“ur. J'avais pensé la conduire à la bataille. Mais je n'avais pas été le seul à être muté et je savais déjà qu'un certain fatalisme doit animer le soldat. Je quittai donc Meknès et mon beau petit cheval, Parmesan, et ralliai la forêt de Mamora, au nord de Rabat, où bivouaquait le 1er RTM. Le colonel de B. avait l'allure et les manières d'un gentilhomme. Ancien de AI, il connaissait à fond le sud marocain et la région Glaoua où se recrutait son régiment. Il me reçut avec amitié, m'expliqua que mon arrivée privait un de ses capitaines de son commandement. Je lui répondis que je savais à quoi m'en tenir. Le régiment était une très belle unité, les officiers fort sympathiques. J'initiai mes gars à quelques unes des méthodes de l'Artillerie, au moins dans le cadre du « service en campagne » et attendis le matériel. Ce fut un contre-ordre qui vint. Le commandement renonçait à ce genre d'unités. Cet intermède fantassin avait duré un peu plus d'un mois Je retrouvai Meknès et un nouveau colonel à qui ma figure plut. Il me le dit et me remit à mon ancien groupe. Peu de jours après, nous partions en Algérie pour une période d'écoles à feu et de liaison avec la 1ère DB à laquelle le régiment était rattaché. Je partis en détachement précurseur, ravi de ma nouvelle indépendance. L'été se passa dans le sud oranais. Une jeep amphibie m'avait été affectée. Mes fonctions, assez vagues, au moins pour le moment, me permettaient d'aller et venir et de ma familiariser avec le matériel. Au début d'octobre, le groupe alla se reposer à Beni-Saf, une plage des environs d'Oran où chacun passa d'heureux moments de détente, sans cesse à se baigner ou à explorer les environs. Au retour, la nouvelle de notre proche embarquement pour l'Italie nous combla de joie. Le régiment, placé en réserve générale, ferait partie du CEF et les groupes serviraient en renfort des AD. Mission passionnante. Le 64 quitta ses cantonnements d'Algérie le 13 décembre. Nous étions à Bizerte le 20. Je préparais mon embarquement lorsque le colonel me dit qu'il me prenait lui à l'Etat-Major du régiment. La veille de Noël, j'embarquais avec le BHR du régiment. Une tempête effroyable retarda notre départ jusqu'au 8 janvier. Le 10, nous débarquions à Naples.

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Avant de clore le chapitre Afrique-Maroc, il faut, pour être exact, mentionner l'attitude de l'Armée d'Afrique vis à vis du « Gaullisme ». Il est difficile de comprendre l'attitude de l'Armée vis à vis du Général si l'on ne tient pas compte de ce qui se passa en AFN entre novembre 1942 et l'été 1943. L'AFN n'était pas « gaulliste ». Tant que le général Weygand y fut le maître, il ne se posa, en fait, aucune question. Certes, le régime de Vichy ne satisfaisait pas les éléments de gauche, du moins les plus virulents. Mais la présence des occupants se limitant à de discrètes commissions d'armistice, ce qu'on peut appeler les « résistants » se limitait aux militaires en contact avec les membres de ses (sic) commissions et à ceux qui recevaient des missions de camouflage. A dire le vrai, nul, en dehors des personnels venus de France après l'armistice - et il s'agissait surtout de militaires - ne pouvait se rendre un compte exact de l'étendue de la défaite et en mesurer les conséquences. L'autorité des chefs locaux n'avait été ni éprouvée, ni remise en question. Les aventures de Mers-el-Kébir et de Dakar n'avaient pas fait bonne impression, au moins dans la grande famille militaire. La politique d'attente du Maréchal était donc comprise - et admise. Le débarquement américain, l'assassinat de l'amiral Darlan, les tentations avortées des généraux Bethouart et Mast provoquèrent certes des réflexions; elles ouvrirent les yeux de quelques uns sur les clans qui s'étaient formés dans l’ombre et preparaient des substitutions de personnes à la faveur de tel ou tel événement. C'était évidemment le premier coup porté au loyalisme de principe vis à vis du Chef de l'Etat. Mais il fut bien vite connu que le Maréchal, n'ignorant pas les perspectives d'un débarquement, avait pris ses sûretés Ceux qui avaient essayé de gagner de vitesse les Noguès, les Juin, agissaient pour leur compte, puis-je dire, par pure ambition personnelle. Mais, complices des nouveaux occupants, ils voulaient évidemment tirer des dividendes de leur attitude. Ils devinrent ainsi, sans doute presque inconsciemment les chefs de file d'une petite clique de pêcheurs en eau trouble comme on en trouve dans toutes les périodes agitées. Enfin et surtout, les mécontents, dont les échantillons ne manquent jamais, souhaitaient s'appuyer sur la naïveté bien connue des Américains pour neutraliser les hommes en place. Les mécontents se recrutaient parmi les victimes directes et indirectes du régime de Vichy, en tête desquelles les tenants de la Maçonnerie.

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Il fut bien vite évident aux plus obtus que le général Giraud, beau soldat, était l'homme le moins fait pour assurer l'autorité civile. La reprise de la guerre ne faisait certes pas l'affaire de tout le monde, en AFN, et tendait à accroître le nombre des mécontents. N'ayant pas d'équipe, ni de principes politiques, le général Giraud n'était pas de taille à lutter contre les émissaires de Londres. Il s'enferma dans une tour d'ivoire, comme j'en eus la certitude à la suite d'une visite à son chef d'Etat-Major. Et il laissa le général de Gaulle aborder en Algérie. C'est le 13 septembre, dans le sud- oranais, que les officiers de la 1ere DB le reçurent. A cette date, et à ceux qui, fidèles aux consignes du Général Weygand, s'étaient préparés à reprendre les armes, le Général de Gaulle et les siens apparaissaient comme des parasites, à la vérité aussi inutiles qu'encombrants. Ce qui avait été fait - et bien fait - s'était fait sans lui. Beaucoup imaginaient, comme je l'ai déjà dit, qu'il existait un accord secret entre le Maréchal et lui. Ses premières paroles renforcèrent cette opinion, car il exprima l'idée que la politique du maréchal et la sienne se complétaient. Il développa habilement ce paradoxe, car un pays ne peut avoir qu'une politique, celle de ses intérêts. Mais sachant certes que l'auditoire ne lui était pas favorable, il s'attacha aux sentiments: faut-il dire que le désir de revanche n'avait pas besoin d'être aiguillonné? Le général termina par un petit couplet sur le soutien populaire, nécessaire à son action. A la suite de quoi, chacun eut droit à une poignée de mains. En sortant de cette entrevue, nous échangeâmes nos vues. Tous trouvaient habile la harangue du général. Mais l'espèce d'émotion collective qu'elle avait pu susciter un instant s'évanouissait aussitôt que chacun prenait conscience du tour de passe-passe dont il venait d'être le spectateur. Cela revenait à dire: militairement, je vaux Giraud, politiquement, j'ai des idées qu'il n'a pas. Donc je prends sa place. C'est ce qui se passa. Il faut donc dire que l'Armée consentit, mais n'adhéra pas. Elle resta la grande muette. L'abdication de fait de Giraud ne pouvait qu'amener les civils à s'interroger sur leurs réels intérêts. Quelle belle occasion de se blanchir pour les plus noirs, de se dédouaner pour les hésitants, d'abattre ceux qui avaient émergé... pour ceux qui ne l'avaient pas fait. C'est l'histoire - ou l'envers - de tous les changements de régime.

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Les faits ont été si souvent déformés, tant de gens silencieux et honnêtes se sont laissé annexer et l'oubli vient si vite qu'il faut, avec sérénité, rétablir l'humble vérité. Elle explique tout ce qui a suivi, en particulier la remarquable passivité des cadres de l'Armée. Les manipulations auxquelles les coryphées du gaullisme se sont livrés, et qui ont créé une légende, ont accrédité la notion d'un ralliement. Il faudra bien reconnaître un jour que le cœur n'y a eu aucune part. Or s'il importe qu'un parti politique paie sa clientèle (c'est sa raison de vivre), il importe que l'Armée ne constitue la clientèle de personne. C'est aussi sa raison d'être, sinon le soldat devient un mercenaire et les régimes ont été toujours plus ou moins trahis par leurs mercenaires. Pour un vieux pays comme la France, c'est la nation toute entière qui fit les frais de l'affaire.

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