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Italie 1944

La campagne d'Italie n'est guère connue que de ceux qui y ont participé. D'abord, elle est placée sous le signe du « Général Juin » et du « coq gaulois ». Elle échappe ainsi aux trompettes de la renommée. Ensuite, elle s'est déroulée sur un théâtre d'opérations secondaire, à un moment où s'engageait pour les Alliés le reconquête de l'Europe. Elle est ainsi estompée par les opérations qui se déroulèrent à partir du 6 juin 1944. Or Rome est tombée le 5. Il faut en prendre son parti. La campagne d'Italie reste cependant la seule action de la deuxième guerre mondiale où une manœuvre française, conduite et exécutée par un groupe de Divisions françaises, a produit des résultats tactiques et stratégiques d'envergure. La percée de la ligne Hitler sur le Garigliano, la marche sur Rome et Florence qui en furent les conséquences demeurent des modèles d'actions offensives dans nos annales militaires. Sur le plan humain, rarement la vieille « furia francese » s'est manifestée avec plus de brio et d'esprit de sacrifice. C'est que le CEF constituait un ensemble homogène sur le plan militaire, parfaitement soudé sur le plan moral. L'enthousiasme, l'allant, le cran, la bonne humeur, la fraternité d'armes y ont atteint le plus haut degré. Sur le plan de l'Etat-Major enfin, où les plus cruelles défaillances s'étaient révélées quatre ans plus tôt, il n 'est guère possible de trouver de meilleurs exemples de probité, de sérieux et de décision. Le Général Juin y a prodigué la plus remarquable valeur militaire. Pas de son discordant dans les témoignages qu'ont rendus de la valeur du CEF et de son chef les plus illustres soldats de la coalition, comme les plus humbles. Jamais cela ne sera assez dit et redit. Loin de moi la pensée de refaire l'historique de cette période, si mal connue soit-elle. Mon propos est seulement de raconter les grands traits d'une vie d'officier à égale distance de la troupe et de l'Etat-Major, et de dégager les leçons qui conviennent.


L'apparition de la baie de Naples et du Vésuve fut saluée, en cette aube du 10 janvier 1944, avec beaucoup de joie par les passagers du John Stevens, liberty-ship à bord duquel je me trouvais avec la plus grande partie de l'EM du régiment et celui du 2ème groupe. Nous étions à bord depuis treize jours, une tempête en Méditerranée ayant retardé notre départ pendant plus d'une semaine. Nous étions saturés de « beans », ces conserves américaines de bœuf et de haricots déjà célèbres dans les milieux militaires… Et nous commencions même à serrer nos ceintures, la réserve de vivres du bord ayant été épuisée. A des demandes faites à ce sujet, le capitaine, un vieux marin de réserve US, avait répondu du ton le plus rogue : « They can starve! (ils peuvent crever !) Les quais de Naples, pourtant d'aspect peu engageant à cette époque, nous apparurent comme un havre d'abondance, sinon de paix! Le débarquement se fit très rapidement et en fin de journée, ma colonne prenait la route des Abruzzes. C'est dans la nuit la plus noire que je ralliai sans trop de difficultés, le petit village perdu où se trouvait le PC du 64. Le régiment appuyait les opérations de la 3ème DTA vers la Mona Casale, dans le froid et la neige. Mon détachement et moi-même furent accueillis avec le plus vif plaisir, les conditions de travail et de vie du colonel et de son petit groupe étant rudimentaires en l'absence du « gros » que j 'amenais enfin à pied d'œuvre .


Dès le lendemain, le Casale ayant été enlevé par les tirailleurs, le PC progressait et bivouaquait dans la « cuvette » d'Acquafondata, où il devait rester jusqu'à la première bagarre de Cassino. Cette cuvette fourmillait alors d'artillerie. Deux groupes de 105, un groupe de 155, un groupe de FTA, un escadron de chars (des TD armés de canons de 90) occupaient, de part et d'autre de la route, artère de la 3 eme DTA, des positions peu confortables dans la neige et la boue. Les tentes du PC avaient foisonné sur de petits mamelons étagés sur les bords de la cuvette. Au dessus l'Abruzze découpait ses cimes arrondies, partiellement enneigées. Une intense activité régnait, tant sur la route, que sur les innombrables pistes crées par les GMC, les 4/4 et les jeeps de toutes les unités. Jour et nuit, le canon y tonnait, le son et la cadence des tirs alternant suivant les matériels. L'aviation allemande, à peu près inexistante sur le front d'Italie, ne se manifestait que par des raids éclairs de chasseurs, qui déclenchaient une riposte furieuse des canons de 40, mais l'Artillerie longue s'efforçait d'atteindre la route à coup de 170, heureusement rares et espacés. La batterie qui nous prenait à partie était à quelques 30 km et son tir était très dispersé. Elle ne se manifestait guère que vers midi et six heures, à l'heure de la « soupe » supposée, c'est-à dire au moment où, sur les positions d'Artillerie, règne une activité moins bien réglée qu'aux autres périodes de la journée. Mais le caractère systématique de ces tirs eût tôt fait de provoquer les contre-mesures appropriées et la « casse » ne fut pas trop grave , Les véhicules souffrirent plus que le personnel. Ma tente fut transformée en écumoire un jour où j'étais - heureusement - en reconnaissance. Je retrouvai des éclats jusque dans ma théière ! Notre colonel, homme de cheval, n'avait rien d'un technicien. Il laissait à ses lieutenants la direction tactique des affaires, se bornant aux contacts de commandement. Encore était-ce moi qui avais la charge de la plupart des liaisons. Brave sans être téméraire, il paraissait apprécier fort peu le risque des 170, sans compter les autres désagréments qu'il y avait à courir certaines routes placées sous le feu capricieux d'un ennemi opportunément chiche de ses munitions, mais habile à tirer parti d'un embouteillage, dont il observait aisément, des crêtes voisines, l'apparition peu fréquente. C'est merveille que la circulation permanente, sur des routes de montagne étroites, en pleine vue, n'ait pas causé plus de pertes. Le train veillai d'ailleurs avec efficacité, à tout ce qui risquait d'aboutir à un arrêt ou à une accumulation de véhicules, voire de chars, soit à un carrefour, soit à tel col dont la sortie constituait un objectif de choix.


Je chômais peu. Outre la paperasse, limitée au strict minimum, j'avais à animer, d'une part, notre système de transmissions, d'autre part, à aller voir, presque chaque jour, soit nos groupes, soit nos fantassins, sans compter la Division et le CEF, plus en arrière. Même parfaitement au point, comme elle l'était, la circulation sur des routes aussi sinueuses qu'étroites était lente; certains arrêts étaient imposés. Dès le soir on roulait avec les « yeux de chat » ce qui limitait encore la vitesse. Je passais de longues heures dans ma jeep, très rarement à ma table de travail ou au téléphone. Les nuits étaient bruyantes, nos canons effectuant de fréquents harcèlements. Les hurlements des 90 alternaient avec les aboiements des 105 et le tonnerre des 155. Les échos de la montagne répercutaient cette cacophonie à laquelle répondait de temps en temps le long meuglement assourdi des hebeluerfer (?) allemands. Et dans ma guitoune, le sol tremblait aux départs les plus proches Ce n'était qu'une habitude à prendre. Le froid n'était pas vif. La neige fondait vite. Je dois dire que le chauffage était à peu près inexistant, au moins au début. Venus d'Afrique, nous n'avions plus le « réflexe de la chaleur » Et les bottes de feutre dispensaient ou conservaient les calories les plus utiles. La popote du PC fonctionnait bien. Le colonel avait réussi à trouver un excellent « cuistot ». Et il nous arrivait des arrières de quoi oublier les beans américains. De temps à autre, une opportune descente à Naples permettait de regonfler les réserves d' alcools. Encore le cognac italien était-il un peu râpeux…


Au cours d'une de mes liaisons, j'avais retrouvé mon ancien patron du 1er groupe à Caserte, PC d'Alexander. J'avais été mis discrètement au courant du débarquement d'Anzio, dont le commandement attendait l'effondrement du front allemand. Mal conçue, mal exécutée, suivant le témoignage du GI Mark T. Clark, l'opération d'Anzio ne fut qu'un demi-succès. Elle ne put être exploitée et il revint finalement aux troupes de l'Abruzze de tenter de percer la ligne fortifiée établie par les Allemands sur une série de sommets peu engageants. Le CEF s'y consacra de février à mai avec la plus glorieuse ardeur. Au début de février, le PC se porta en avant, pour l'attaque du Belvédère. On changea de « cuvette ». L'installation se fit dans une gosse ferme, aux murs épais, dénuée certes de tout confort, mais apparemment à l'abri des tirs à moyenne distance. Le Ct de l'AD/3 avait en effet été blessé quelques jours plus tôt par un projectile éclatant fusant sur des pins sous lesquels son PC était établi. Mon patron le remplaçait et, à juste titre, ne souhaitait pas le même sort. Le bâtiment était déjà occupé par un bataillon de tirailleurs. On se serra et notre PC se logea à l'étroit au premier étage .


L'AD/3 avait comme voisins, au sud, des Anglais et des Américains. Il fallait une liaison. Je rejoignis ainsi Cervaro, face à Cassino, où se trouvait la 4ème division hindoue et l’AD/36 (US). La 4ème hindoue passait pour être une des meilleures divisions de la VIIIème armée britannique. Tout ce que j'en vis me fit la meilleure impression Les MPs, en particulier, en turban rouge et buffleteries blanches, impassibles aux carrefours, presque sous le nez des Allemands, attestaient de la manière la plus brillante, la discipline de la Division. La 36ème DIUS, venue du Texas, sentait plus son cow-boy que le maharadjah... Je campai chez les Américains avec ma jeep et mon chauffeur, mais j'allais d'un PC à l'autre, culottant (?) chaque jour les pistes transformées en fleuves de boue par le dégel. Le métier était intéressant et agréable, car il s'agissait surtout de se connaître et de faciliter les contacts des patrons. Bientôt apparut le GI Besançon, qui remplaçait mon patron à l'AD/3. Il me connaissait et cela facilita ma tâche. Je prenais presque chaque jour le five o'clock tea à la 4ème hindoue, rite sacré que rien ne semblait devoir interrompre. Je déjeunais la plus souvent à l'AD/3 et dînais chez les US. Le général américain, GI Hess, qui avait combattu en France en 1918 et en gardait un bon souvenir, me prit en amitié. Il n'était pas « texan » et parlait un américain compréhensible. Ses cow-boys d'officiers, eux, mâchaient une langue beaucoup plus difficile à saisir. Ils étaient de la plus exubérante cordialité, ce qui facilitait les conversations. Le général parlait volontiers cuisine, ses souvenirs de France portant surtout sur les « balthazars » dont il avait agrémenté la campagne. Sujet inépuisable lorsqu'il contemplait la table de notre mess. Et aussi la manière particulière dont la plupart des officiers engloutissaient pêle-mêle le menu placé, en vrac dois-je dire, devant nous .


Le PC était « aménagé » dans la maison d'un avocat italien, malmené par notre artillerie avant notre occupation. J'avais établi un lit dans le coin d'une pièce peu étanche, et une de mes toiles de tente me servait de baldaquin en cas de pluie. Et février est pluvieux dans l'Abruzze… Une table aux pieds dorés et à dessus de marbre me fut octroyée comme table de toilette, voire de travail. Deux cow-boys partageaient ce pittoresque cantonnement. Je constatai bientôt que leur toilette matinale était sommaire. Tandis que je me mettais torse nu pour faire mes ablutions dans le casque d'eau tiède apporté par le fidèle Héral, mon chauffeur, eux, qui n'avaient pas enlevé leurs sous-vêtements, se passaient tout juste un peu d'eau sur le nez et se rasaient en quelques minutes avec rasoir électrique et les piles des transmissions. Je suppose qu'ils allaient à la douche hebdomadaire, mais je n'en ai pas la preuve. Le seul élément de confort était constitué par un édicule vert, en bois, où deux sièges côte à côte offraient leur fade odeur d'antiseptique aux nécessités quotidiennes. Un beau matin, après le petit déjeuner, le général prétendit me faire partager cette opération… hygiénique. Je crois que je le vexai beaucoup en déclinant  de me déculotter en même temps que lui. Il eut la bonne grâce de ne pas m'en vouloir. Le samedi soir, avant le dîner, il invitait son chef d' EM son « exec » (ou executive, officier adjoint ) et moi, dans sa chambre pour un drink. Je ne tardai pas à en connaître le rite immuable. Le général pénétrait dans sa chambre avec une certaine solennité, enlevait son casque qu'il quittait rarement, s'asseyait sur son lit et m'invitait à prendre place à côté de lui. Chef d'EM et exec prenaient les deux chaises. De dessous son lit, le général tirait une bouteille de cognac et quelques « cans » de bière. Nous l'aidions à ouvrir le tout et la bouteille de cognac passait de bouche en bouche dans l'ordre général, moi, chef d'EM, exec. Après quoi chacun, muni du « quart » US se versait de la bière et chassait le cognac. Cela faisait un horrible mélange, renouvelé avec force claquements de langue. Et le général racontait ses visites aux autorités supérieures. Quand les « cans » de bière étaient vides, on allait dîner. Telles étaient les distractions de la bataille de Cassino!

Cassino tel que je l'ai vu

Les Américains avaient échoué, le 15 février 1944, dans leur tentative de s'emparer de Cassino et de l'abbaye du Mont Cassin. A dire vrai, il était malaisé de franchir simultanément les approches du Lisi et du Garigliano, ces rivières elles-mêmes, puis de monter le glacis de Cassino avant même d'investir le cône rocailleux au sommet duquel était perché le célèbre monastère bénédictin. Les Allemands tenaient les hauts et, malgré leur infériorité en artillerie, ils étaient solidement retranchés dans leur ligne d'hiver; l'expérience de rupture tentée dans les premiers jours de février par le II CAUS et par la 3ème DIA permettait de mesurer les difficultés de toute opération frontale. Le Commandant du Groupe d'Armées, général Alexander, ne voulut pas rester sur un échec et, l'amour propre national aidant, il est humain de penser qu'il songea à montrer aux gens de la Vème Armée US* comment il fallait s'y prendre. Ce fut donc au Corps Zélandais que fut confiée la mission d'attaquer Cassino au plus près. Le Corps Zélandais avait la plus flatteuse réputation. L'une de ses divisions, la 4ème Hindoue, passait pour la meilleure unité de la VIIIème Armée UK. Les Zélandais ne s'estimaient pas moins. Et de fait, l'officier de liaison que j'étais alors avait pu se pénétrer des qualités extérieures du Corps. Le brillant des troupes, l'allant des États Majors, l'ordre impeccable des arrières révélaient sans équivoque des troupes d'élite.

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* Le Corps Expéditionnaire Français (CEF) faisait partie de la Vème Armée US (Général M. T. Clark)


La 4ème Hindoue avait son PC à Cervaro, à moins d'un kilomètre des lisières est de Cassino. La petite ville est construite en amphithéâtre. Les ruines de son vieux château, les énormes blocs de rochers du Mont Cassin, la masse imposante du monastère et, au dessus le cône immaculé du Cairo constituaient certes un objectif redoutable. Le dégel des premiers jours de février et quelques jours de pluie avaient transformé toutes les pistes en fondrières et bien des chemins, voire des routes, n'étaient que des ruisseaux de boue. Le Lisi avait débordé par endroits à hauteur de Cassino et, malgré la calme majesté du paysage, l'entreprise n'apparaissait pas sans danger à qui avait éprouvé, comme les hommes du CEF, les embûches de l'Abruzze. Une artillerie nombreuse avait été rassemblée. Artillerie lourde US, une AD US, l'AD/3 française renforçaient les éléments organiques du Corps Zélandais. Trois cent quatre vingt bouches à feu étaient à pied d'œuvre. Le schéma d'une offensive de style était alors simple : bombardements massifs de l'objectif, attaque en force, blindés en tête, puis occupation du dit objectif. Il était hors de doute que la possession de Cassino eût sérieusement compromis les défenses allemandes de la haute vallée du Garigliano, antichambre de Rome. La capture du Mont Cassin eût en outre constitué la rupture de la ligne fortifiée établie par le M1 Kesselring. Il faut ajouter que, vers le sud-ouest, l'évolution difficile de la poche d'Anzio incitait le Commandement allié à reprendre l'initiative. Enfoncer un coin en direction de Frosinerre (?) dans le dispositif allemand eût pesé lourdement sur les arrières des défenses allemandes, menacés à courte distance. Il semble cependant que le Groupe d'Armée se soit illusionné à la fois sur les possibilités et les intentions de la XIVème armée allemande.


Les possibilités de résistance sur la position d'hiver étaient fortes. Cassino était tenu par des parachutistes allemands. Le terrain facilitait les contre-attaques. Les défenses naturelles eussent fait réfléchir le montagnard le plus déterminé. L'accumulation des ruines que ne manquerait pas de provoquer un intense bombardement aérien ajouterait encore à celles-là. Malgré ces obstacles, la confiance régnait.


Le jour J se leva. Temps magnifique, ciel pur, soleil étincelant. Le printemps était proche… Le bombardement de Cassino reste sans doute l'un des plus spectaculaires qu'il soit donné à un soldat de contempler. Quatorze cents tonnes de bombes pilonnèrent pendant trois heures et demie Cassino et le Mont Cassin. A Cervaro, le terre tremblait sous nos pieds. Lorsque poussière et fumées se furent dissipées, Cassino en ruines offrait encore cependant de nombreuses maisons à demi-intactes. Le terrain était bouleversé. D'immenses cratères se remplissaient d'eau et de boue. La progression des blindés dans un paysage lunaire se révéla vite difficile. Retranchés dans les ruines, les parachutistes tenaient… L'Artillerie du Corps entra en danse. Mais les vieux murs de Cassino qui avaient encaissé l'effroyable tourmente de la matinée ne s'effritaient que lentement. Dès cinq heures de l'après-midi, il était évident que l'assaut avait échoué. Les pertes étaient lourdes, les unités étaient fixées par la défense. La pluie se mit à tomber. Sous un nouveau déluge d' artillerie, le corps zélandais décrocha à la nuit. Quelque optimisme que les Etats-Majors pussent afficher, l'échec était indiscutable. La magnifique ténacité britannique releva le défi. Mais les 16 et 17 mars, il ne s'agissait plus d'assaut. Dans le « dog fight » qui se déroula, les deux adversaires étaient à égalité. L'attaque s'épuisait. La nature aidait la défense. A peine entamé, l'objectif ne pouvait plus être atteint, moins encore enlevé. Il fallut se résigner et accepter le second échec. Il ne serait réparé que le 11 mai, sur le Majo (?). La bataille de Cassino a provoqué les plus lyriques commentaires, comme les plus extraordinaires faits d'armes. Passe d'armes glorieuse pour les deux parties. L'enjeu de la bataille suscita la plus inattendue des émulations. Chacun voulait y avoir été. Chacun prétendait avoir eu sa part de gloire. Gloire inutile, à qui juge avec le recul du temps.


Il est satisfaisant pour l'esprit militaire français que la démonstration de ce qu'il fallait faire ait été donnée par le CEF deux mois plus tard au Garigliano. C'est en effet la seule bataille, dont les effets stratégiques à long terme furent incalculables, qui ait été gagnée par une poignée de Français entre 1919 et nos jours. La gloire du CEF, aujourd'hui bien estompée, et rejetée dans l'oubli par nécessité politique, suffit à ceux qui ont œuvré dans ces jours exaltants. Satisfaits d'avoir gagné, ils peuvent, sans écraser leurs rivaux en gloire, relever les erreurs commises et dégager les leçons. Le mérite des combattants, l'héroïsme des adversaires ne sont pas en cause. C'est dans la sérénité que la sagesse militaire peut aujourd'hui s'exprimer. Si de multiples raisons, plus haut énumérées, militaient en faveur du choix d'un tel objectif, il est permis de dire que Cassino n'entrait pas dans un cadre stratégique. On ne voit que trop les avantages tactiques que sa capture eût entraînés. On voit aussi que le schéma de la percée type VIIIème Armée, valable dans le désert de Libye, était inapplicable à la montagne, où il faut tenir les hauts, d'abord. La supériorité des feux, aériens et terrestres dont disposaient les Alliés ne pouvaient compenser, pour un combat de courte durée, les avantages naturels que le terrain offrait aux Allemands. Même enlevés de vive force, Cassino et l'abbaye, situés en contre-bas du Cairo et des bastions nord de l'Abruzze, fussent devenus rapidement intenables, à moins de progresser - et à quel prix - vers la série de pitons et sommets où s'étaient arrêtées les unités les plus mordantes du CEF. En isolant l'objectif Cassino de l'ensemble des défenses allemandes, le Commandement Allié compromettait sûrement - et dans son principe - l'opération toute entière dont la capture du Mont Cassin ne constituait que la phase initiale. On voit encore combien les actions frontales sont périlleuses, puisque, même heureuses, elles permettent rarement l'exploitation tactique de la chute du premier objectif. Lorsqu'il s'agit de percer une ligne, fortifiée ou non, la pénétration en force n'a pour but que de franchir la dite ligne et de permettre une intrusion sur les arrières et un élargissement de la brèche. En terme de siège, Cassino et le Cairo constituaient l'un des donjons de la forteresse. Mais encore eut-il fallu que le donjon pût être hérissé de moyens de feux pour accabler les chemins de ronde et les tours annexes. Postulat élémentaire. Postulat qui à l'examen, se fut révélé irréalisable, au moins dans les délais que l'on s'était fixés. L'action violente, rapide, que l'on se proposait, était incapable de provoquer « l'évènement », pour parler en termes napoléoniens, c'est à dire cette brève phase de la bataille où l'action des réserves emporte la décision par le fait que l'ennemi, fixé et déjà réduit par les feux, est battu par la conjonction de la masse et de la vitesse.


En termes stratégiques, Cassino était un mauvais objectif. Sa chute tardive a montré que des défenseurs déterminés pouvaient en retarder la perte, bien après que le glacis de ses défenses eût été investi sur trois faces. Cette chute même n'a été que la conséquence d'une pénétration profonde qui isolait l'objectif et le condamnait à terme. Et, bien plus, sa résistance, comme l'événement l'a montré, contraignait à remonter une opération, dont le camouflage et la préparation exigeaient nécessairement de longs délais. La première expérience, tentée il est vrai de loin, n'avait pas ouvert les yeux sur la faute intellectuelle que représentait le choix stratégique de l'objectif. Enfin les opérations en montagne mangent d'énormes effectifs. Les appuis de feux sont toujours difficiles. La surprise joue rarement. L'engagement de réserves, par de précaires voies d'accès, est souvent sujet à caution. Les obstacles naturels jouent en faveur de la défense. L'énumération d'exemples historiques n'ajouterait rien à ce bref exposé des principes permanents. Tels sont les enseignements à retirer de la bataille de Cassino. La règle des « gros bataillons » assure cette marge de sécurité qui permet au chef d'attendre ou de provoquer l'événement. Mais la supériorité du feu, si elle peut être décisive en rase campagne, cesse d'être déterminante dès que l'adversaire s'est longuement prémuni contre ses effets les plus destructeurs. Il faut se résigner au fait que la défense - ou l'action défensive bien montée - reste la forme supérieure de la guerre, c'est à dire que, bien organisée, la défense fournit aux défenseurs le temps nécessaire pour récupérer la supériorité locale des moyens.


Le front italien, en ce qui concerne les Allemands, a parfaitement joué son rôle défensif. La chute de Rome, plus importante politiquement que militairement, s'est produite la veille du débarquement de Normandie. L'arrivée des forces Alliées sur l'Arno a coïncidé avec le débarquement de Provence. Mais le flanc italien a tenu jusqu'au printemps 1945. Kesselring était trop avisé pour risquer une bataille générale dans telle ou telle plaine, qui eût répété les erreurs austro-russes de 1796-97. Certes, on peut soutenir que, fixée en Italie, la XIVème Armée a manqué ailleurs... Mais il faut reconnaître que l'action en Italie a mis dix-huit mois à produire son effet stratégique. Dans l'assaut de la forteresse germanique elle n'a pas obtenu l'effet décisif que l'offensive Franchet d'Espérey provoqua dans les Balkans en 1918. Il faut dire, en examinant les affaires sous l'angle français que la campagne d'Italie fut un remarquable banc d'essai pour l'armée d'Afrique reconstituée. Les opérations d'hiver ont rôdé l'outil, lui ont donné la cohésion nécessaire, ont permis de mettre au point les conditions optima d'emploi du matériel. Ce sont les opérations du printemps qui vont rendre à la valeur militaire d'une poignée de Français le prestige si nécessaire et porter bien haut la réputation du CEF et de son chef.

Du Garigliano à l'Arno

Ainsi donc, au lendemain de la bataille de Cassino, les Alliés sont à jeu (égal ? ) entre eux. L'attaque et la percée de la ligne Hitler se sont soldées par un demi-échec. Le CEF, manquant de moyens, n'a pu manœuvrer par les hauts et élargir la brèche du Belvédère. L'attaque frontale du massif du Cairo, à Cassino, a montré la faiblesse des conceptions anglo-américaines. Anzio piétine, en retenant, il est vrai, un groupe de divisions allemandes. Mais la XIVème Armée allemande n'est pas sérieusement entamée. Un point est acquis: le Ml Kesselring se bat et se battra sur sa position. Il faut donc disposer de forces suffisantes pour exploiter une nouvelle brèche. Au nord de Cassino, le terrain est difficile, une bataille d'usure ne produira pas les résultats stratégiques correspondant aux sacrifices consentis. Or, le CEF doit recevoir sous peu, d'une part la 1ere DFL, d'autre part les Goums du GI Guillaume, soit à peu prés deux divisions supplémentaires. Et la 4ème DMM est annoncée. Une manœuvre d'Armée, et non plus de Corps d'Armée peut être désormais envisagée du côté français. Reste à choisir le point d'application de l'effort de percée. Puisqu'au nord de Cassino, cette percée s'est révélée coûteuse et malaisée, c'est au sud qu'il faut frapper. C'est la route de Rome qu'il faut ouvrir, en même temps que s'opérera la jonction des gros (?) avec les forces enfermées dans la poche d'Anzio. Le GI Juin propose la position du Majo sur le bas Garigliano. Le Commandement Allié se rend à ses raisons et le début de mai est fixé pour la de rupture. Le mois d'avril est consacré à remanier l'ensemble du dispositif et à préparer dans le plus grand secret les pistes et les moyens logistiques indispensables.


Dès le lendemain de Cassino, j'avais pris congé de nos Alliés et repris ma place au Régiment. Au PC régnait une atmosphère de semi-repos. Le soleil se montrait, la boue séchait, les arbres se paraient d'un jeune feuillage, les brouillards matinaux se faisaient plus rares. Je me remis à courir les routes et à me plonger dans les papiers, un peu abandonnés depuis plus d'un mois. Les dossiers de citations se rouvrirent Nous étions assez confortablement installés dans une vieille ferme, au milieu des châtaigniers et des oliviers. Cet intermède fut de courte durée : il fallait camoufler nos intentions et l'Artillerie devait demeurer active, tandis que les fantassins se déplaçaient. Je fus bientôt renvoyé en liaison, avec le XI CA britannique, puis avec le II CAUS. Je restai quelques jours chez les Anglais, pour étudier leurs places de feux, en attendant leur relève par les Américains. L'Artillerie du II CAUS bivouaquait dans une ferme contiguë à une belle oliveraie, où de nombreuses tentes avaient fleuri avec les premiers beaux jours. Les tentes avaient été plantées en L, le côté le plus long aboutissant à la façade de la ferme. Dans l'axe de l'oliveraie, face au bâtiment, plusieurs tentes servaient de salle à manger et de cuisines. Des « allées » entourées de tresses blanches s'offraient aux allées et venues des officiers, vers la salle d'opérations installée dans le « dur ». En arrière des tentes centrales un minuscule monticule portait en son sommet une touque d'huile peinte en blanc dont je ne déterminai pas d'abord la raison d'être. Le soir de mon arrivée, je reçus un lit de camp dans la tente d'un des officiers, le Major Morgan, avocat dans le civil. Après les inévitables coups de téléphone de la soirée, je pris possession de mon nouvel emplacement et m'endormis dans le calme.

Le lendemain matin, un planton vint ouvrir la guitoune et nous salua, le major et moi, d'un amical « Sir, time is up ! », en même temps qu'il versait dans nos casques une ration d'eau chaude. Je fis ma toilette et peu avant huit heures, je constatai la formation d'une colonne « indienne », presque dans l'ordre hiérarchique, qui, descendant la branche majeure de notre L, remontait en direction de la fameuse touque... Je ne tardai pas à comprendre. Le général parut, émergeant de son camion PC; il prit la tête de la colonne et, avec le naturel le plus parfait, il fit, le premier, dans un demi-silence, son petit pipi matinal dans la touque blanche. Et chacun, à son tour, s'empressa de l'imiter. Le mystère était éclairci. Je me réjouis, à part moi, de n'avoir pas questionné mon voisin de tente sur le dispositif… L'initiation était venue toute seule. Commencées dans cet ordre hygiénique, les journées étaient parfaitement ordonnées. Le général était un militaire courtois mais très « réglementaire ». Sa table était excellente, ce qui me changeait de mes cow-boys de la 36ème DIUS… Le principal cuisinier était d'origine française, comme je l'appris bientôt, lorsque je complimentai le chef d'Etat-Major de la belle tenue culinaire du PC. Dans la journée, il y avait peu de travail pour l'officier de liaison ; aussi allais-je, presque quotidiennement, prendre mes contacts français et « déjeuner en ville ». Je rapportai à plusieurs reprises du vin blanc au PCS ce qui me valut d'aimables commentaires du général sur la manière dont je comprenais ma mission.


Aux premiers jours de mai, je quittai le PC et son oliveraie et rentrai au Régiment. Les dernières retouches étaient faites au plan de l'offensive « Garigliano ». Toutes mesures furent prises pour accélérer les déplacements et faciliter le fonctionnement d'un PC mobile.


Les journées qui suivirent le 10 mai, jour J de l'opération mirent à l'épreuve notre organisation. L'activité de tous fut réellement débordante. L'Abruzze résonnait jour et nuit de la canonnade, la radio « donnait » presque sans arrêt. Après la percée sur le Majo, qui consacra la réputation du 8ème Tirailleurs marocains, le CEF se rua tout entier en avant. Le temps était magnifique, les nuits chaudes, illuminées par instants de fusées multicolores et de lueurs de départs proches. Routes et pistes connaissaient la plus intense activité. Les Goums avaient foncé dans la trouée faite par la 2ème DIM et, menacées d'encerclement (?) par le sud, les divisions allemandes reculaient vers Rome. Malgré les mines semées par l'ennemi, le CEF progressait sans relâcher son effort. Chaque soir, nous bivouaquions dans un site nouveau. Cette marche victorieuse enflammait nos cœurs. Nous tenions enfin notre revanche. Rome tomba le 5 juin, le veille du débarquement en Normandie. Nous ignorions la proximité de ce nouveau succès des armes alliées. Je ne l'appris qu'à Rome même où je me rendis le 6. Ce sont des moments bien extraordinaires. La ville éternelle était presque vide, morte, eût-on pu dire. Seules quelques jeeps américaines et françaises sillonnaient les rues ensoleillées, mais sans vie. La joie d'être là, dans cette ville dont la capture avait été le but de cinq mois de combats, éclairait tous les visages. Nous songions peu à analyser les sentiments complexes qui nous agitaient tous. Et, à dire le vrai, la certitude de la victoire se passait de commentaires.


Je revins à Rome plusieurs fois, le PC du Régiment s'étant rapproché. Nous savions qu'une certaine pause était nécessaire; nous ne disposions pas des éléments d'information propres à nous faire comprendre ce qui se passait sur l'ensemble du théâtre d'opérations européen. Mais, égoïstement, après trois semaines de bataille, nous étions prêts à apprécier un repos relatif. Les environs de Rome sont fort agréables et, lorsque l'on se sent victorieux, le tourisme a des charmes insoupçonnés. Je passai donc le plus clair de mon temps à rouler, profitant des liaisons avec les groupes pour sillonner la campagne romaine et évoquer les souvenirs de la Rome antique. A travers Tite Live, Cicéron, Salluste, César, Tacite, je m'étais fait une idée de Rome bien différente de ce que je vis. Comme tout cela me paraissait petit… Le Forum me sembla minuscule, la montée au Capitole étriquée. Seul le Colisée était impressionnant. Ce qui me frappait, c'était la beauté de la ville, ce ton chaud de ses murs, l'atmosphère de mesure, d'harmonie que l'on respirait du Pincio, du monument de Garibaldi. Si le cœur antique de Rome gisait parmi les pierres grises du Forum, quelle vie, quelle histoire surgissait de ces collines, de ces coupoles, de ces jardins, de ces fontaines. Les églises me déçurent, il faut bien le dire. La majesté de Saint Pierre me glaça par sa froideur. Habitué au recueillement de nos sanctuaires romans et gothiques, je me sentais presque étranger au milieu de ces splendeurs d'or et de marbre. Certes, on ne pouvait concevoir une plus écrasante grandeur, on touchait aux limites de l'humain, mais je me remémorais, à part moi, le cantique de pierre d'un mont Saint Michel, l'austère simplicité des abbayes bénédictines de chez nous, où la prière montait des lèvres par la seule vertu d'une foi simple et ardente. Cette richesse de la Renaissance ne faisait pas vibrer en moi les vieilles résonances de la catholicité.


La visite du Vatican fut, elle, très émouvante. J'eus la chance de pouvoir me joindre à l'audience qu'accorda le Souverain Pontife au général Juin. Nous étions une bonne centaine d'officiers et de soldats à pénétrer dans la salle du Consistoire, dans un silence respectueux. Les gardes Suisses, dans leur uniforme rutilant, regardaient passer en souriant cette jeunesse en toile kaki-clair, aux visages bronzés, où tous les grades se mêlaient sans le moindre protocole. Ce n'étaient que des chrétiens accueillis par le Père commun. Pie XII parut, frêle silhouette blanche. Dans son visage émacié, deux yeux immenses, magnifiques rayonnaient d'intelligence et de bonté. Il nous fit part, en français, de sa joie de nous voir autour de lui et il nous bénit d'un geste large. Après quoi, il tint à se mêler à nous, par une attention plus charmante encore que son allocution. Minutes exaltantes.


L'intermède romain, si plein de promesses qu'il fût, ne pouvait éloigner longtemps les soucis guerriers. La victoire du Garigliano, scellée à Rome, n'avait de sens que si la XIVème Armée allemande était rejetée plus au nord et mise hors d'état de se rétablir sur une ligne de défense naturelle avant d'avoir repris sa cohésion. Après la « pause », la marche en avant s'organisa. Le régiment reprit contact avec la guerre sur l'Ombrone, dans une région beaucoup moins aride que l'Abruzze, mais d'un parcours aussi difficile à des unités motorisées. En outre, la pauvreté de l'Italie au sud de Rome, en dehors des ex-marais Pontins, avait fait place à une richesse relative. Les destructions opérées pendant la campagne d'hiver, épargnées à la zone intermédiaire par l'avance rapide des Alliés, auraient, en Campanie et en Toscane, atteint un résultat très opposé à l'objectif poursuivi. Outre les trésors artistiques, il s'agissait d'un capital dont il importait de ne pas priver inconsidérément l'Italie du lendemain. Quelque mince que fût l'estime des Français pour l'Italie en guerre, il convenait de tenir compte du caractère désormais secondaire de notre théâtre d'opérations. Il est très évident que le rythme des opérations allait se ressentir de ces considérations plus politiques que stratégiques ou tactiques.


Il faut ici glisser un mot de ce que l'on a pu - ou osé - (appeler) la « résistance italienne ». L'avance alliée faisait fuir les laborieuses populations… En dehors de quelques grandes villes et de la banlieue nord de Naples, nous n'avions trouvé que le vide. Rome était presque déserte, au moins au début de juin et, vers le nord, la même fuite éperdue nous abandonnait villages et petites agglomérations urbaines. Mais en même temps que les Italiens disparaissaient, il semblait que le fascisme n'eût jamais existé. Certes, les glorieux slogans mussoliniens restaient peints sur les murs, mais il était difficile d'admettre que l'Italie comptait encore en 1944 un quelconque fidèle du Duce. S'il en existait encore, ils ne se montraient pas avides de se battre. Je n'ai vu qu'un médecin, maire de son petit pays, au sud des marais Pontins qui, resté sur place, ait, avec simplicité reconnu qu'il était « l'oiseau rare ». Et son attitude digne inspirait le respect. Il n 'était pas, d'ailleurs, de l'espèce des fascistes fracassants, mais de celle du rallié raisonnable, qui œuvre sans arrière-pensée politique. Il eut un sourire désabusé quand on lui parla de la « résistance ». Pour ma part, je n'ai rencontré qu'un seul « résistant », et il était, ce jour-là, bien embarrassé du bourricot qui le portait. Il avait - semble-t-il - réussi à se faire dépasser par les Allemands en retraite et il était manifestement peu rassuré de tomber sur une unité française. Il donna, en tremblant, les renseignements les plus vagues sur l'itinéraire de repli de ses amis de la veille, hors d'état de préciser la nature et l'importance des unités allemandes qu'il avait rencontrées. Il était si manifestement inoffensif que la seule chose à faire était de le laisser aller… avec son bourricot. Telle est la seule aide que j 'ai rencontrée de la part de la « résistance italienne ».


Les forces allemandes se retiraient donc lentement vers le nord, dans une manœuvre retardatrice assez classique. Cela n'excluait pas les petits accrochages, toujours très vifs, mais brefs, les décrochages de nuit étant de règle. Les Allemands couvraient leur retraite de tirs de harcèlement, utilisant leur 85 Flak pour nous seringuer à 14 km environ. Les tirs inattendus, fort peu nourris, ne manquaient pas de causer des surprises désagréables et il était bien difficile de s'en prémunir. Il n'y a guère qu'au cantonnement de chaque soir qu'il était possible de disperser les véhicules et d'abriter le personnel. Nous avions donc repris la route le 19 juin. L'avance alliée, le 23 atteignit Pérouse et le lac Trasimène. Seules du CEF, les 2ème DIM et 4ème DMM continuaient la poursuite, sous un Etat-Major confié au GI de Larminat. La personnalité de celui-ci était connue des Africains et peu appréciée. Son rôle en Syrie avait été très largement commenté, comme sa vertigineuse ascension. Ce n'était pas le genre du CEF. Aussi fut-il accueilli froidement et, lorsqu'il vint nous voir un beau jour vers midi, on oublia de le retenir à déjeuner, ce qui ne s'était jamais vu au 64. Il n'était pas « de la maison » et on ne le revit plus. Son équipée de Royan, en avril 45, lui permettra de donner sa mesure et, aux anciens du CEF, de la prendre. L'Allemand freinait au mieux notre progression en semant des mines dans sa retraite. Ce n'est que le 26 que les reconnaissances purent franchir l' Ombrone à gué et se lancer sur la route de Sienne. La région boisée dans laquelle évoluait le régiment était d'un parcours difficile, les pièges de toute nature ralentissaient les colonnes motorisées. Le 29, j'assistai avec le colonel à une prise d'armes où le général de Gaulle, tout en exprimant sa satisfaction, ne nous dit rien de notre future destination. Ce fut une grande déception, car la prise récente de Cherbourg par les Américains nous faisait penser que notre retour en France ne devait plus tarder. A une vingtaine de kilomètres de Sienne, la forêt fait place à un plateau où les défenses allemandes avaient peu de possibilités de se maintenir, tandis que les collines de Toscane offraient, au nord, des points d'appui plus efficaces et les obstacles de la vallée de l'Elsa.


Le 2 juillet, de très bon matin, je pus entrer sur les talons de l'infanterie dans Sienne, réveillée par les Français. L'accueil fut émouvant. Avant même d’avoir atteint le célèbre Hôtel de Ville, ma jeep était couverte de fleurs de laurier rose. De jeunes Italiens couraient en tous sens en agitant d'immenses bannières multicolores. Femmes et enfants se pressaient pour nous acclamer et nous serrer les mains. Climat de victoire assez enivrant, et très méditerranéen par sa chaleur. Cet intermède coloré ne pouvait faire oublier l'Allemand en retraite. Nous suivîmes dans le sillage de la 4eme DMM. Le 13, nous étions à Colle di Val d'Elsa, charmante petite ville, aux vieilles tours, semée de petites places du plus pur style renaissance, juchée sur un piton entouré de verdure. Le PC s'installa dans la maison d'un commerçant en verrerie, où les cristaux brillaient dans d'innombrables vitrines. Quelques bonnes concentrations de 88 saluèrent notre arrivée et nous valurent un blessé. Le 17, nous dépassions Poggibonsi, la ville aux cent crus de Chianti et bivouaquions en vue de San Giminiano, la ville aux cent tours. San Giminiano est l'une de plus curieuses cités de la Renaissance italienne, hérissée de tours à section carrée, d'un ton fauve et chaud, au milieu d'oliviers et de cyprès. Une merveilleuse lumière baigne le paysage toscan et les lointains bleutés évoquent les tableaux célèbres du quattrocento.


C'est là que j'appris ma mutation au Commandement de l'Artillerie du CEF. Le colonel eut l'aimable pensée d'offrir un « gueuleton d'Artilleurs » pour mon départ et je redescendis à Sienne le 18. Déjà couraient les premières rumeurs de la relève du CEF par le Corps brésilien. En effet, le 22, une ultime et émouvante prise d'armes réunissait, autour du GI Juin, des détachements de toutes les unités du CEF. Le chef pouvait être fier de l'outil magnifique qu'il avait forgé et si glorieusement jeté dans la bataille pour Rome. La certitude de participer bientôt au prochain débarquement remplissait nos cœurs et nos esprits. Le frémissement des drapeaux et des étendards répondait à l'impatience de nos âmes. Rappelé à Naples pour être rattaché au PC d'Armée en formation, je fus d'abord à Rome, où je restai six jours, pour une courte permission. Après sept mois de campagne, ce séjour romain fut un enchantement.


Note d’Yves: Le manuscrit de Papa concernant la guerre 1939-45 s 'arrête là. Je n 'ai rien trouvé à propos du débarquement en Provence, de la campagne de France et de ses activités à son retour à Paris. Evidemment, je le regrette…

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