Conte d'Indochine
Mon ami LE NHUT MINH
Un beau jour que le Bon Dieu se tenait accoudé à son balcon du paradis, regardant tourner la terre toute éclairée de soleil, il aperçut, en plein milieu de la mer de Chine, pas très loin de l'équateur, quelque chose qui ressemblait à un hippopotame.
Le Bon Dieu fronça ses sourcils touffus et il demanda d'une grosse voix : « N'ai-je pas déjà dit et répété que les hippopotames ont leur place dans les fleuves et non pas dans la mer ? Qui est celui-là, le gros désobéissant ?
Saint Michel, qui passait par là et qui est toujours chargé de la police à cause de son épée flamboyante, se pencha au balcon, regarda à son tour et dit : « Votre Eternité se trompe, sauf le respect qui lui est dû. Ce n'est pas un hippopotame, c'est Pu Lô Kandour. »
Le Bon Dieu qui n'aime pas être contrarié, et qui sait tout, mais n'a plus très bonne vue parce qu'il commence à être vieux, s'écria : « Que me chantes-tu là ? Je te dis que c'est un hippopotame I Saint Michel, qui en a entendu d'autres et qui, après tout, est responsable du bon ordre un peu partout, répéta qu'il s'agissait bien de Pu Lô Kandour.
Alors le Bon Dieu ne mit pas ses lunettes, car il n'en a pas besoin, mais regarda plus attentivement et il vit bien qu'il s'agissait de Pu Lô Kandour, une belle petite île, maintenant connue sous le nom de Poulo Condore, mais qu'aux temps anciens, on avait baptisée Pu Lô Kandour. Cette île, en effet, avec les tous petits îlots qui l'entourent, ressemble à un gros hippopotame qui ferait de grosses éclaboussures en entrant dans l'eau.
Le Bon Dieu se prit à rire dans sa barbe et il ajouta, pour lui tout seul : Décidément, ma vue baisse. Et Saint Michel s'éloigna en faisant semblant de ne pas entendre. Et le Bon Dieu regardait toujours Pu Lô Kandour.
Cependant, un tout petit garçon dans cette île, sur le bord d'une merveilleuse plage pleine de coquillages, jouait avec des crabes. Il faut vous dire que Poulo Condore est une île ravissante, dans un écrin d'eau transparente et bleue comme le plus beau ciel. Elle est couverte de forêts et, tout le long de la mer, d'immenses cocoteraies ondulent au souffle de l'alizé jour et nuit. Au temps dont je parle, Poulo Condore n'était habitée que par quelques pauvres pêcheurs, habitant de pauvres huttes en bambou et perdus avec leur île dans l'immensité du Pacifique.
Le petit garçon s'appelait Lé Nhut Minh. Lé, c'était le nom de sa famille. Nhut (prononcez niutt), ça veut dire le premier, le fils aîné. Minh, cela veut dire « celui qui est brillant ». C'était en effet un ravissant petit Minh. Il avait une toute petite culotte noire, ce qui est très rare chez les enfants de la mer de Chine, mais c'est parce qu'il avait été très sage que sa maman la lui avait donnée et il en était si fier qu'il ne la quittait jamais, même pour se baigner.
Minh était tout bruni par le soleil, mais il avait aussi un grand chapeau conique en latanier, pour s'abriter des rayons brûlants. Quand il levait la tête, on voyait d'abord, sous le grand chapeau, une bouche minuscule, comme une goutte de corail ou comme une tranche mince de poivron écarlate. Quand il riait, la goutte de corail s'ouvrait sur de petites perles d'un blanc adorable : c'était des dents. Et s'il riait, son rire s'égrenait dans l'île avec le bruit de gouttelettes d'eau tombant dans un bassin tranquille. On apercevait enfin ses yeux, deux taches sombres d'un merveilleux marron, profondes comme l'océan Pacifique et, en regardant bien, on devinait dans ses yeux toute la tendresse et la poésie dont le jeune cœur de Minh était plein. C'était vraiment un beau petit garçon et c'est pour cela que ses parents l'avaient appelé Minh, le brillant, le diamant noir. Et ses parents étaient à la fois fiers et jaloux de la beauté de Minh.
Malheureusement, au lieu de rester près de sa maman pendant qu'elle décortiquait le riz ou préparait la soupe de poissons, Minh, qui fut plus tard mon ami, était toujours à courir sur la plage le plus loin qu'il pouvait, gambadant lorsque le sable chaud lui brûlait les pieds, jacassant comme une perruche et racontant tout ce qui se passait dans sa tête brune aux crabes galopeurs, aux coquillages nacrés et aux huîtres qui entrouvraient leur valve pour mieux entendre. Si la maman de Minh avait été la, au lieu de décortiquer le riz ou de préparer sa soupe de poissons, je crois qu'elle aurait senti son coeur se serrer.
Parce que Minh, mon ami, ne songeait qu'à la mer et ne rêvait que de sampans (vous savez que c'est le nom de tous les bateaux de Poulo Condore et tout au long de la mer de Chine). Donc Minh racontait ses idées sur les sampans à tous les êtres qu'il rencontrait. Il n'aurait jamais osé rien dire à son papa et à sa maman, d'abord parce qu'un petit garçon bien élevé ne parle pas aux grandes personnes et puis surtout parce qu'il savait bien que la place des petits garçons n'est pas sur les sampans. Il aurait eu bien trop peur que Lé le pêcheur, son papa, ne le renvoie vite auprès de sa maman pour décortiquer le riz ou regarder les pauvres petits poissons morts que sa maman coupait avant de les jeter dans la soupe.
Minh, mon ami, avait, bien sûr, beaucoup d'histoires à raconter, parce que son papa le pêcheur l'avait emmené le matin avec lui dans son sampan. C'était la première fois. Minh venait d'avoir treize ans et il désirait beaucoup connaître les secrets de la mer. Et vous savez que, même lorsque la mer est très bleue et très calme, du bord de la mer, on ne voit rien de ce qui est dessous. Or, près de ma belle île de Poulo Condore, la mer est si calme, si transparente que, dès qu'on met le pied sur un bateau et qu'on s'éloigne un peu de l'endroit où les vagues se brisent à peine, on découvre tout à coup un monde merveilleux de vie et de couleurs.
Et les yeux de Minh restaient encore tout étonnés de ce qu'il avait vu ce matin-là. Il avait vu des grosses étoiles de mer couchées dans le sable, sous l'eau, bleues, toutes bleues, d'un bleu d'émail rendu brillant par la transparence de l'eau. Peu après, il avait aperçu des coraux, des jeunes coraux, qui sont des plantes de la mer et qui commencent par être à leur naissance des petites fleurs d'un vert jade ravissant. Il ne faut surtout pas les cueillir tout de suite, parce qu'elles deviennent presque immédiatement d'un vilain marron. C'est en vieillissant que ces plantes durcissent, deviennent roses, puis blanches. Et Minh n'en avait pu croire ses yeux.
Après, il avait vu d'énormes oursins dont les antennes étaient plus longues que ses petits bras ; à travers l'eau presque immobile, ces oursins étaient aussi violets que le manteau de l'évêque de Saigon, avec des moirures sans cesse changeantes. Il avait poussé des cris en distinguant de minuscules poissons plats, avec une espèce de gilet aux raies bleues et blanches, qui se promenaient entre les antennes des oursins. Il avait eu bien peur que les beaux petits poissons ne se piquent à ces grands piquants. Un peu plus loin, il avait rencontré de grosses méduses translucides, mauves, avec des tas de petits pendentifs roses qui flottent dans les courants et se referment si quelque imprudent poisson vient à les frôler.
Son papa lui avait montré le poisson-rocher qui ressemble à un gros caillou et qui s'embusque dans les coins pour faire son marché : il ouvre une drôle de bouche placée sur un côté de sa tête - et, comme sa bouche ressemble à une petite grotte marine, de tous petits poissons entrent dedans en croyant s'y abriter. Le vilain rocher se ferme et tout est fini. C'est une drôle de manière de faire son marché, n'est-ce pas ? En allant un peu plus loin dans la mer, là où on commençait à ne plus voir le fond de sable, là où la mer était comme une immense émeraude, il avait vu les « poissons-plumes ceux qui ont des nageoires dans tous les sens et qui ont ainsi l'air de voler dans l'eau. Et, quand son papa avait commencé à pêcher, alors il avait vu d'autres poissons plus gros, ressemblant à ceux que l'on trouve en Europe, des rougets, des truites, des vieilles.
Il restait émerveillé d'avoir découvert tout d'un coup un monde immense et nouveau, aux couleurs toujours nouvelles pour lui et sa jeune tête tournait presque au souvenir de cette admirable mer où l'on pouvait trouver tant de trésors. Quand son papa l'avait ramené à terre, il avait sauté à terre tout songeur, se brûlant les pieds au sable chaud de Poulo Condore et il avait couru se cacher au pied d'un grand cocotier au milieu d'une grosse touffe de fleurs bleues et roses. Et lorsqu'il avait été tout seul sur la plage, son papa ayant emporté sa pêche dans un grand panier, il était revenu près des petites vagues pour parler de toutes ses découvertes à ses amis les crabes galopeurs. Vous pensez bien que les crabes galopeurs savaient déjà tout cela ; eux aussi, ils allaient se promener, non pas sur l'eau, mais dedans et ils regardaient avec leurs gros yeux en périscope le jeune Minh qui faisait des tas de gestes pour expliquer ses découvertes. Et tout en surveillant Minh du coin de l'œil, car il faut toujours se méfier des enfants qui se promènent sur les plages, ils creusaient consciencieusement leurs trous d'abri dans le sable tiède pour y trouver, au fond, un peu d'ombre et de fraîcheur. Il n'y avait que les huîtres immobiles et curieuses qui écoutaient avec ravissement la voix aiguë de Minh et qui l'enviaient d'avoir déjà vu tant de belles choses dans la mer de Chine.
Et tout en parlant, dans l'excitation de sa découverte, Minh, un peu essoufflé tant il jacassait comme une jeune perruche, pensait à part lui que, s'il pouvait aller plus loin encore sur les flots du grand océan Pacifique, il découvrirait certainement des choses encore plus belles et plus mystérieuses. C'est de cela maintenant qu'il entretenait ses amis les crabes galopeurs et il s'étonnait de les voir continuer à travailler, tandis que lui, couché sur le ventre, son joli visage abrité sous le grand chapeau; rêvait de voyages, de sampans ballottés par la vague, de poissons extraordinaires et de mille aventures un peu effrayantes.
La brise de mer se levait lentement, les grandes palmes des cocotiers se couchaient et se relevaient et Minh aspirait avec volupté les fines gouttelettes des embruns qui s'éclaboussaient jusqu'à lui. Vous pensez bien, mes jolies, que, pendant que Minh racontait aux crabes et aux huîtres tout ce qu'il avait vu pendant sa croisière sur le sampan de Lé le pêcheur son papa, les crabes et les huîtres avaient par s'endormir. Les crabes étaient rentrés dans leur trous de sable, les huîtres avaient tout doucement fermé leur valve. Et Minh s'aperçut qu'il avait soif, Levant les yeux et la tête, ce qui fit tomber son grand chapeau conique, il aperçut, vers le haut du cocotier près duquel il était assis, quelques belles noix qui semblaient lui dire : « Viens donc un peu voir ce que nous cachons ! » Minh se mit bien vite sur ses pieds et, sautant vers le cocotier, il se mit à grimper comme un jeune singe vers les noix vertes. Il fut bientôt en haut du cocotier et tira sur la tige de deux noix qui tombèrent en faisant floc. Minh redescendit plus vite qu'il n'était monté, tira de sa poche un vieux couteau qu'il avait déniché dans le sampan de son papa et se mit à couper l'écorce de la noix. Bientôt la peau de fibre de la noix apparût, toute jaunâtre ; Minh fit un trou dans la peau et colla ses lèvres sur l'ouverture et il but à grand traits le lait de coco, frais et douceâtre. Le lait était délicieusement frais, si bon que Minh en perdait la moitié qui coulait de chaque côté du trou de la noix. Mais il n'y faisait pas grande attention ; il était si facile de grimper aux cocotiers…
Minh jeta bientôt la noix presque vide, puis il ramassa son chapeau conique, le remit sur sa tête et, poussant un gros et grand soupir qui réveilla deux ou trois crabes des environs, il se mit à courir vers la paillote où sa maman décortiquait le riz et préparait la soupe de poissons. Tout ceci lui avait creusé l' appétit, le soleil avait grimpé, lui aussi, plus haut que les cocotiers et Minh sentait de drôles de picotements dans son ventre brun et plat, lisse comme les gros rochers de la plage de Poulo Condore. Minh arriva en chantonnant près de sa maman. Elle le regarda un peu par en dessous, tant elle lui trouvait l'air conquérant, mais il était si beau dans l'ombre de la grande cocoteraie où le soleil faisait de grandes flaques d'or qu'elle ouvrit la bouche sans pouvoir l'interroger.
Minh jeta son grand chapeau conique et s' accroupit près de sa maman avec un grand sourire qui fit paraître des tas de petites perles entre ses lèvres de corail. Il attrapa son bol qui était blanc avec de drôles de dessins tout bleus, versa un peu de soupe de poisson et il y trempa ses lèvres avec précaution, car la soupe était toute chaude. Son visage enfantin disparut presque dans le bol blanc et bleu, Sa maman le regardait faire, toute interdite de voir son garçon se précipiter sur la soupe de poisson comme s'il n'avait pas mangé depuis sa naissance. Et elle lui dit : « Minh, mon fils aîné, n'as-tu donc pas mangé depuis ta naissance ? » La tête de Minh reparut au dessus du bol blanc et bleu, ses yeux s'agrandirent et son rire se mit à couler de ses lèvres comme une petite cascade. « Ne sais-tu pas, ô ma mère, » dit-il, « que je suis allé loin dans la grande mer de Chine et que cela donne grand faim ? » Et il attachait sur sa maman un regard tendre et moqueur à la fois qui fit soupirer sa maman. Elle marmonna : « Tout ceci finira mal! » parce qu'elle était un peu peureuse et qu'elle n'avait presque jamais été sur un sampan. Et pour ne pas montrer à Minh qu'elle avait peur de la grande mer de Chine, elle se hâta de mettre du riz dans le bol blanc et bleu de son fils premier-né et elle lui tendit avec les deux baguettes de bois noir. Alors Minh tendit ses deux mains en penchant un peu la tête vers sa mamaan pour la remercier du bon riz qui fumait légèrement dans le bol blanc et bleu. Et la maman de Minh ne pouvait détacher ses yeux de son petit garçon tandis qu'il mangeait, poussant le riz avec les baguettes vers sa bouche. Elle le trouvait grand et fort et cependant, il restait toujours pour elle le petit garçon brun et potelé qui naguère tétait son lait avec tant d'avidité. Mais qui connaît ce que pensent les enfants des pêcheurs dans l'île de Poulo Condore?
Le bol de riz eut le même sort que la soupe de poisson et Minh parut satisfait.
« Votre riz et votre soupe de poisson étaient délicieux, ô ma mère, » dit-il avec une petite inclinaison de tête. Sa maman admira la politesse et la dignité de son petit garçon. La bonne nourriture que Minh avait avalée, la chaleur de la soupe de poisson, la chaleur du riz, le soleil qui avait grimpé de plus en plus par dessus les cocotiers, tout cela engageait Minh à se reposer. Plus encore avait-il envie de penser à tout ce qui lui arrivait et dans sa jeune tête l'imagination commençait à travailler très fort. Et personne à qui parler de tout cela, sauf les crabes galopeurs et les huîtres aux valves entr' ouvertes.
Minh entra donc dans la paillote de sa famille. Elle avait trois espèces de chambres, pas très grandes, mais très propres. Le sol était balayé avec soin, les ustensiles de ménage etaient rangés dans l'une d'elle. Ces ustensiles comprenaient surtout des jarres, des espèces de grands pots marrons qui servent à mettre les maigres provisions, poisson salé, riz, épices et surtout le précieux nuoc-mam (ça se prononce nioquemame). Ce nuoc-mam, on en met dans presque tous les aliments, car il est plein de vitamines et il donne un bon goût un peu salé au riz et au poisson qui, par eux-mêmes, n'en ont pas beaucoup. Il faut que vous sachiez, mes jolies, comment on fait ce nuoc-mam qui joue un rôle si important dans la vie des habitants de l'Indochine. Eh bien, on met dans une espèce de tonneau une couche de poisson, une couche de sel et on recommence jusqu'à ce que le tonneau soit plein. La chaleur aidant, le poisson et le sel se mêlent et produisent un jus un peu foncé que l'on recueille au bas du tonneau. Mais cela demande du temps, bien entendu, et ce bon jus coule goutte à goutte. Cela n'a pas le goût de l'huile de foie de morue, mais, pour la santé, c'est aussi bon et c'est très fortifiant. C'est très bon pour les dents et les os.
Les deux autres petites chambres de la maison de Lé le pêcheur avaient été construites, l'une pour le papa et la maman de Minh, l'autre pour Minh lui-même. Il y avait bien peu de choses dedans. On voyait seulement des nattes qui avaient été tressées par la maman de Minh. Ces nattes servaient de lit ; elles étaient posées sur un tout petit cadre de bois, car il fait bien chaud à Poulo Condore et on ne peut avoir un peu de fraîcheur qu'en élevant les nattes au dessus du sol. Outre ces nattes, dans chacune des chambres, on apercevait aussi un coffre de bois où la maman de Minh rangeait les quelques pièces d'étoffe qu' elle avait en réserve pour faire les vêtements de sa famille.
Vous voyez que tout cela est bien simple et bien pauvre, mais, dans ces pays lointains, il fait si beau, si chaud, il est si facile de pêcher des poissons, de cueillir des noix de coco et d'échanger du riz contre du poisson que les habitants de Poulo Condore n'ont pas besoin d'avoir de grandes maisons, des tapis, des lits, des couvertures, des draps, des oreillers, des chaussures, des tricots. Tout cela est inconnu et au fond tout à fait inutile. On couche tout nu ou presque sur une natte. Le matin en se levant, on prend un peu d'eau dans une jarre et on se la fait couler sur la tête et le corps. Si on a le temps, on va passer quelques minutes dans la mer et la toilette est terminée. Dans la journée, si on a trop chaud, on recommence cette opération, sans même enlever sa chemise ou sa culotte. Ça sèche vite. Je ne vous conseille pas d'essayer d'en faire autant même en plein été, mes jolies, parce qu' il y a des tas de grandes personnes qui pousseraient des cris. Mais à Poulo Condore, si jamais vous y allez, vous pourriez faire comme Minh et comme tout le monde…
Or donc Minh qui sentait ses yeux se fermer s'étendit sur sa natte et, dans l'ombre de sa paillote, il s 'endormit tout de suite. Et il rêva. Il avait si fort pensé à toutes les choses de la mer que c'est encore de la grande mer de Chine qu'il se mit à rêver : il était encore sur un sampan, tout seul, la mer était d'un bleu tout uni avec par ci par là, des éclaboussures blanches d'écume. La brise était chargée de sel et d'iode, elle était fraîche et sentait bon. On respirait à pleins poumons et la voile gonflée entraînait le sampan sur les vagues courtes de Pacifique.
Cette solitude dans l'immensité de la mer, ce bleu du ciel et de la mec les petits nuages qui se poussaient dans l'air léger et qui par moments avaient Pair de se bousculer et de jouer à cache-cache, toutes ces choses belles et simples enthousiasmaient Minh dans son rêve. Et il allait, et il allait sur son sampan sans trop savoir où. Mais son rêve le menait vers une terre nouvelle, d'énormes vagues se brisaient avec un bruit de tonnerre et Minh s'en effrayait. Le sampan pourrait-il franchir ces vagues sans être soulevé et renversé ? Minh sentait son coeur se serrer et cependant sa curiosité était la plus forte et il se mettait à amener la voile de son sampan pour réduire sa vitesse. Il serait plus sage de ramer et de choisir un endroit où la mer serait moins forte. Les grands cocotiers se rapprochaient, une plage immense s'étendait à perte de vue et, sur cette plage, pas une âme qui vive. Seulement l'implacable soleil et ce grand bruit de la mer. Minh ramait maintenant à petits coups prudents. Il était debout sur la plage arrière de son sampan et il poussait doucement sa longue pagaie. Une énorme vague souleva le sampan…
Vous avez certainement deviné, mes jolies, que ce n'est pas une grosse vague qui soulevait Minh, puisqu'il dormait ; c'était son papa qui le secouait un peu pour le réveiller et l'emmener avec lui. Minh se réveilla donc en croyant que son sampan se retournait, il ouvrit des yeux gonflés de sommeil et de rêve et il aperçut Lé le pêcheur son père. Lé le pêcheur se mit à rire en voyant l'air tout effaré de son fils unique et lui dit : « Minh mon fils, il est temps de venir m'aider à réparer notre sampan. » Minh ne se le fit pas dire deux fois. Quelle aubaine ! Approcher le sampan ! Apprendre à l'entretenir, connaître tous les secrets d'un sampan ! Tout cela faisait bondir son cœur d'avance. Il courut, plutôt qu'il ne marcha, jusqu'à la plage et il sauta dans le sampan avant même que son père l'ait rejoint. Il débarrassa le bateau de tous les accessoires qui l'encombraient et il commença de l'écoper, c'est-à-dire de vider l'eau de mer qui se trouvait entre la coque et la planche qui servait de fond. Cette eau était brune et sentait très fort le poisson, mais c'était une bonne odeur de mer et Minh aimait toutes les choses de la mer. Quand il se releva, son père le contemplait avec un peu d'émerveillement dans les yeux, tant Minh mettait d'ardeur à son ouvrage. Dans le feu de l'action, il avait déposé son grand chapeau conique et ses cheveux étaient tout ébouriffés. « Tu travailles bien, mon fils, » dit Lé le pêcheur et tu seras bientôt un marin si tu continues. » Les yeux de Minh se mirent à briller d'un vif éclat et il s'inclina devant son père. Lé le pêcheur avait apporté quelques instruments et une jarre avec une espèce de colle très épaisse. Cette espèce de colle sert à boucher les trous de bateaux pour empêcher l'eau d'y pénétrer. Elle sert à calfater, comme on dit. On la fabrique avec la sève des arbres à caoutchouc mélangé à des tas d'ingrédients qui sont un secret de Poulo Condore.
Les yeux de Minh étincelaient. Son père allait l'initier à toutes sortes de choses qu'il ignorait. Il pourrait désormais se servir d'un bateau et ne pas le laisser couler. Il allait devenir un vrai marin, sur un vrai sampan. Son cœur se gonfla de joie, Et, jusqu'au moment où le soleil commença de se cacher derrière les cocotiers tandis que la brise de mer couchait les grandes palmes et ridait les petites vagues sur la plage, Minh travailla avec Lé le pêcheur son père. D'être resté accroupi dans le fond du sampan ou penché sur les bords, Minh était presque fatigué et il frotta ses reins où perlait un peu de sueur. Ainsi, il savait maintenant. Il allait pouvoir se rendre maître d'un sampan. Il ne risquerait pas de le voir se remplir d'eau traîtreusement et peut-être couler au milieu des requins. Il lui restait encore à apprendre à se servir de la voile, de cette grande voile articulée des sampans des mers de Chine. Il avait peur de manoeuvrer ces bandes de toile articulées sur des bambous. Cela lui paraissait bien lourd5 parfois aussi brutal* lorsque la mousson du nord-est. Mais comme il avait beaucoup travaillé pour aiuer son père, il se hasarda à lui demander de l'accompagner le lendemain. Lé le pêcheur fut flatté d'entendre son fils lui demander cela. Sans répondre, parce que les pêcheurs - comme les poissons - ne parlent guère, il hocha deux ou trois fois la tête et sourit largement en regardant son fils. Et Minh sut que son père l'emmènerait le lendemain et qu'il lui montrerait à larguer et à amener la voile.