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Scipion l'Africain

Actualité de Scipion

 

(Notes sur “Scipion l'Africain")

La longue lutte entre Rome et Carthage est dans l'histoire officielle dominée par la personnalité d'Annibal. Mais à qui étudie d'un peu plus près les faits, il apparaît vite que le sentiment a plus de part que la raison dans le jugement un peu exclusif porté sur le grand chef carthaginois.

 

Alors, la grande figure de Scipion l'Africain prend tout son relief et il est loisible de restituer à l'homme d'Etat et au Chef Militaire la place qui devrait lui revenir.

 

L'objet de ces notes est de présenter l'un des aspects de la stratégie de Scipion, et de montrer sa portée universelle.

 

Il n'est pas indifférent de brosser d'abord à grands traits un portrait psychologique de notre héros. Publius Cornelius Scipion lut d'abord un aristocrate. Il appartenait à l'une des très grandes familles romaines. Ses ancêtres avaient joué un rôle éminent dans la politique. Son père et son oncle étaient des chefs militaires réputés et l'apparition du jeune Scipion sur la scène du monde romain coïncide avec une cuisante défaite de Rome.

 

L'orgueilleux patricien paraît en avoir été marqué pour toute sa vie. Sa brillante conduite, à la bataille du Tessin, où il sauva la vie de son père, le situe d'emblée dans la catégorie des "héros". Brave jusqu'à la témérité dans cette rencontre, Scipion révélait à dix-sept ans la plus haute valeur morale et offrait aux yeux des militaires romains l’image d'un soldat énergique et impétueux.

 

C'est le propre de la jeunesse. Mais toute sa vie, Scipion fut l'homme de l'offensive, le chef aux conceptions hardies, volontiers indifférent à la routine, le général heureux dont la largeur de vues inspire les succès.

 

Aristocrate, Scipion l'est surtout dans la conception de ses rapports avec les hommes. Il sera très secret avec ses collaborateurs et ses subordonnés. Il aura très tôt la conscience de sa valeur et dédaignera de discuter ses plans avec les hommes dont il mesure la médiocrité de vues. Avec ses compatriotes, il montrera la plus extrême arrogance, et cette attitude lui fera des ennemis. Avec ses adversaires, comme avec ses alliés d'Espagne et d'Afrique, il usera de la plus haute courtoisie, de ce charme aristocratique qui certes est le secret des grandes races.

 

Profond calculateur, apte à saisir immédiatement l'essentiel d'un problème, habile à se renseigner, dédaigneux des procédures administratives, Scipion s'imposera comme chef militaire et comme diplomate tout au long de sa carrière.

 

A l'inverse de ses adversaires, Scipion a l'âme trop haute pour jalouser d'éventuels rivaux. Sa naissance lui épargne les rivalités sordides, son autorité naturelle ignore les conflits de préséance ou les calculs intéressés. Sa hauteur enfin lui interdit de s'abaisser à de misérables querelles.

 

Sur le plan intellectuel, toute son histoire nous le montre supérieurement doué; il  est l’un de ces privilégiés “qui savent tout sans avoir rien appris” et qui, tout en se fiant à leur étoile, n'abandonnent rien au hasard dans la méditation comme dans l'action. Il est aussi de ceux dont les coups d'essais sont des coups de maître.

 

Il s'agit maintenant de justifier un portrait aussi flatteur, mais avant d'exposer l'action de Scipion en Espagne de 209 à 206 (avant J.C.) il est nécessaire de rappeler les événements principaux de la Première Guerre Punique et leurs conséquences stratégiques.

 

La “gens Cornelia” avait été si mêlée aux affaires romaines que le jeune Publius ne manqua certes pas d'entendre les importants personnages de sa famille discuter la position de Rome et les diverses solutions du problème carthaginois. Il est normal de penser que le futur général fut initié de bonne heure à la grande politique. Destiné par sa naissance à une carrière politique, il est certain que son éducation d'homme d'état commencera de très bonne heure.

 

Quels étaient donc les faits? Quelle synthèse de la situation pouvait se faire le jeune édile, magistrat de vingt ans, déjà mêlé aux intrigues de la métropole?

 

La longue rivalité de Rome et de Carthage s'était transformée en épreuve de force en 264 par l'occupation de Messine et les actions ultérieures des Romains contre Agrigente, base d'opérations carthaginoise en Sicile.

 

Si la Sicile, petit théâtre d'opérations terrestres, devint l'enjeu apparent de la guerre, en réalité, la lutte s'engageait pour la suprématie navale, qui seule pouvait assurer la victoire à l'un des deux états séparés par des kilomètres de mer.

 

Le débarquement de Regulus en Afrique en 256, puis son échec, n'avaient constitué que des phases intermédiaires de cette longue suite d'événements maritimes  qui s’appellent la bataille

de Mylae (260), l'investissement de la base de Lilybée (254), la bataille de Trapani (249) enfin celle des îles Aegates qui consacrait la défaite des Carthaginois sur mer. (242).

 

Ayant perdu la suprématie navale, Carthage cédait la Sicile à Rome, les îles Lipari et payait une indemnité de huit cents millions de francs. Mais Carthage n'avait pas pour autant perdu sa puissance ou ses ambitions et, éliminée de la Méditerranée, elle entreprit de constituer en Espagne une base d'opérations terrestres. Cette tâche fût confiée à Hamilcar Barca, qui y consacra huit ans (236-228). Pendant ce temps, les Romains occupaient la Sardaigne et renforcaient leur sûreté navale. Le péril allait venir d'ailleurs.

 

La mort d'Hamilcar Barca, en 220, créait un temps mort dans les rivalités romano-puniques et les Romains profitèrent de l'interrègne pour imposer aux Carthaginois l'Ebre comme limite nord de leur influence en Espagne.

 

Annibal, avec l'appui de son frère Magon et de son beau-frère Hasdrubal, reprit la politique de Barca et en 219, il capturait Sagonte, base romaine. Les romains demandèrent des explications et exigèrent le retrait d'Annibal. La deuxième guerre punique commençait.

 

Appuyé à sa base espagnole, Annibal se dirigea vers l’Italie. Il franchit les Pyrénées, les Alpes et en 217, il envahissait l'Etrurie avec 20.000 fantassins et 6.000 cavaliers.

 

Les rencontres d'Annibal et des légions romaines furent de sanglantes défaites pour Rome. Au lac Trasimène, en particulier, 40.000 Romains périrent. Le sénat comprit qu'il fallait mener des actions retardatrices en attendant que de nouvelles forces fussent constituées. Sous l'autorité de Fabius, surnommé le "temporisateur”, 80.000 hommes furent mobilisés et au début de 216, il apparut que Rome pouvait se lancer à nouveau dans la bataille. A Cannes, les espoirs romains furent anéantis, mais Annibal, préoccupé de la longueur de ses communications, se rapprocha de la Sicile dans le dessein de recevoir plus aisément le soutien "logistique” nécessaire à la conquête totale de la péninsule italienne. Les Romains observèrent Annibal et de nombreux engagements avec les troupes légères de Marcellus et de Fabius contraignirent Annibal à se limiter à des tentatives vers le Sud et Tarente, à partir de la base d'opérations de Capoue.

 

Il faut aussi rappeler que, hors d'Italie, des événements stratégiques importants avaient modifié les positions relatives des deux adversaires. Depuis 214, la première guerre de Macédoine ravageait la Grèce, obligeant les Romains à maintenir en Adriatique une escadre pour leur sûreté orientale. Dans le même temps, les Carthaginois faisaient une tentative malheureuse contre la Sardaigne; les Romains échouaient devant les défenses de Syracuse et les surprises techniques d'Archimède. 

 

Marcellus s'emparait cependant de Syracuse en 212, et, deux ans plus tard, d'Agrigente. La base la plus proche d'Annibal tombait ainsi entre les mains de Rome. Assiégés dans Capoue par Fabius, les Carthaginois étaient rejetés en Calabre.

 

En Espagne, le père et l'oncle de Scipion avaient réussi à rejeter Hasdrubal au sud de l'Ebre. Annibal est isolé en Italie. La trahison de Massinissa en 211 abandonnant les romains et passant à Hasdrubal, renversait la situation en Espagne. Les deux Scipions étaient tués et les forces romaines rejetées vers Tarragone qui restait leur dernière et seule base navale en Méditerranée occidentale.

 

Il importait de rétablir la situation et de faire sentir aux lointains alliés de Rome que le Sénat et le peuple romain ne seraient pas impunément bafoués par un "barbare".

 

Mais il fallait trouver un "Haut-Commissaire” pour l’Espagne.

 

Tels étaient les événements dont le jeune Scipion méditait les leçons vers la fin de 210, tandis que les sénateurs cherchaient l'homme qui aurait assez de courage et d'inspiration pour reprendre l'initiative à l'autre extrémité de la Méditerranée.

 

Publius Cornelius Scipion présenta sa candidature et la surprise provoquée par ce jeune aristocrate de 24 ans lui valut l'admiration des électeurs. A peine élu, Scipion posa ses conditions; avec l'assurance de la jeunesse, il représenta que Rome avait connu des jours plus sombres, qu'il saurait remplacer son père et son oncle, avec les forces supplémentaires qu'il réclama et que nul ne songea à lui marchander.

 

Au début de 209, il embarquait à Ostie. Une flotte de trente quinquérèmes emportait 10.000 légionnaires et Scipion débarqua près de Barcelone et gagna Tarragone. Comme un autre grand chef romain, le jeune général pouvait s'écrier “Alea jacta est."

 

Les conseils de prudence qui ne lui avaient pas été ménagés avant son départ dictaient initialement sa conduite. Mais le récit de ses faits et gestes tout au long de l'année 209 montrera mieux que de longs commentaires le génie naissant du stratège.

 

Le nouveau Haut-Commissaire en Espagne avait manifestement compris que son rôle était d'abord politique, et surtout psycho-politique. Les alliés de Rome et les troupes romaines d'Espagne avaient mauvais moral et doutaient certainement de l'avenir immédiat. Par contre les unités carthaginoises se sentaient en sûreté. La guerre psychologique, comme nous dirions aujourd'hui, comportait donc d'abord un aspect national. Il fallait de toute urgence relever le moral romain. La mort des deux Scipions avait valu une promotion de fait au légat Marcius dont l'énergie avait seule sauvé les restes des légions d'Espagne. Il importait que le général par interim fut loué par le nouveau commandant en chef. Il était en outre de bonne politique pour le jeune consul de ne pas s'aliéner le légat par une attitude maladroite. Traité avec honneur, Marcius serait indiscutablement le meilleur dénominateur commun des vétérans d'Espagne et des troupes fraîches amenées d'Italie.

 

Scipion ressemblait beaucoup à son père: il résolut de tirer argument de ce caractère et de se présenter comme l'héritier naturel et politique du général défunt.

 

Telles durent être les pensées et les décisions de Scipion puisque, dès son arrivée en Espagne, il confirma Marcius dans ses fonctions , il lui manifesta la plus grande considération et en fit son chef d'État-Major. Il décida d'amalgamer au plus tôt les nouvelles légions et les restes des troupes d'Espagne. La fusion s'opéra naturellement grâce à l'expérience de Marcius.

 

Les visites de courtoisie que Scipion rendit aux alliés de Rome lui permirent de faire un tour d'horizon politique, de montrer partout la permanence et la sérénité des desseins romains. Sa prestance, ses manières aristocratiques, son assurance enfin lui valurent dès le début un prestige personnel indéniable.

 

Assuré d'une relative tranquillité dans ce domaine, le Haut-Commissaire se tourna vers les problèmes spécifiquement militaires et associa à ses études son chef d*Etat-Major et le commandant de la flotte Lélius. Il n'est pas douteux que le service des renseignements de son État-Major joua un grand rôle dans ce travail.

 

Comment pouvons-nous présenter la "synthèse" telle qu'elle dût apparaître à Scipion?

 

Les forces carthaginoises en Espagne se composaient de 40 à 50.000 hommes articulés en trois Corps, dépendant de la base d'opérations de Carthagène. Ces trois Corps se trouvaient respectivement près de l'actuelle Lisbonne (Asdrubal Giscon), près de Gibraltar (Magon) et dans la région de Madrid (Asdrubal Barca). Dix jours de marche au minimum séparaient chacun de ces corps de Carthagène. Il apparut à Scipion qu'en allégeant au maximum ses troupes (31.000 hommes), il couvrirait la distance Ebre-Carthagène en sept étapes de marches forcées. Carthagène pouvait en outre être simultanément attaquée par terre et par mer. La garnison ne comprenait qu'un millier d'hommes. Tel parut être l'objectif stratégique Numéro Un.

 

Il faut ajouter que Scipion avait perçu l'écho des rivalités entre Magon et Asdrubal Barca. Il était humain d'espérer qu'en cas de difficultés, aucun des deux généraux ne mettrait d'empressement à secourir l'autre.

 

La décision prise en son principe, restait ce que nous appellerions le "planning de l'opération". Nous pouvons y discerner diverses phases, très conformes aux procédés les plus modernes.

 

Le renseignement d'abord. Scipion se préoccupa surtout de l'aspect géographique du futur champ de bataille. Il apprit ainsi que Carthagène, construit sur une presqu'île rocheuse, se trouvait au fond d'une rade étroite, partiellement commandée par une petite île. Un étroit bras de terre joignait la ville à la terre, facilitant l'investissement terrestre de la place. Fait plus important encore, il acquit la certitude qu'au moment de l'équinoxe d'automne, il était possible de trouver un accès secondaire à la forteresse par une lagune qui se découvrait à marée basse pendant quelques heures.

 

Le facteur temps allait donc jouer un rôle essentiel dans le plan de Scipion. Les détails mêmes n'en furent connus que de l’Amiral et du Chef d'Etat-Major. Nous les connaissons par leur exécution même. Ils comportaient quatre phases.

 

1. Dans un premier temps, à l'abri d'un rideau de cavalerie et d'infanterie qui ferait une démonstration vers l'ouest, porter le gros des forces de Tarragone au nord de l'accès terrestre de Carthagène et la flotte à proximité de l'île commandant la rade.

 

2. Bloquer par terre et par mer les accès de Carthagène et établir une position défensive susceptible de contenir des renforts éventuels provenant de l'Espagne continentale.

 

3. Effectuer une première attaque directe pour attirer les forces de défense face au camp romain.

 

4. Lancer l'assaut à marée basse le jour de l'équinoxe en jetant une légion sur la lagune découverte par le flot descendant et combiner une attaque frontale avec cette attaque latérale.

 

Scipion disposa de près de six mois pour mûrir ce plan, le minuter et mettre en condition ses troupes. Il reconnut qu'un appui logistique essentiel lui était nécessaire: le matériel du génie propre à faciliter l'assaut: échelles en nombre suffisant, artillerie de siège, vivres pour les deux jours de combat envisagés; tout cela fut fabriqué et stocké.

 

“L'ordre d'opérations” conçu par Scipion se présentait ainsi sous la forme schématique suivante:

 

J - 9 Départ de la région de Tarragone et manoeuvres de diversion.

 

J - 3 Arrivée sous les murs de Carthagène.

 

J - 2 Etablissement du camp et de la position défensive.

 

J - 1 Attaque frontale.

 

J Assaut.

 

Les “trains” rejoindraient à J - 2, J - 1 et même J puisqu'ils ne pourraient pas tenir l'allure accélérée des gros.

 

Une fois la ville prise, les approvisionnements qu'elle contenait donneraient à Scipion les moyens logistiques d’entreprendre des opérations ultérieures, dont les grandes lignes furent également esquissées.

 

Ainsi donc, la manoeuvre "Carthagène" apparaît comme un chef d'oeuvre stratégique et tactique qu'il s'agisse de la sûreté, du secret de l'opération, de l'économie des forces, du choix de l'objectif, de l'emploi des armes, tout a été prévu, combiné, ordonné. Rien n'a été laissé au hasard.

 

L'opération réussie, Scipion sera maître de la mer et disposera d'un soutien logistique important et en privera ses adversaires; il sera en mesure, toutes forces réunies, de reprendre l'initiative. Le succès sera tactique, stratégique et politique. Nul doute que le choc psychologique ne soit considérable, à Rome comme à Carthage.

 

Il faut observer que les décisions de Scipion, si remarquables sur le seul plan militaire, à une époque où n'existait ni la radio, ni la photographie aérienne, ni les instructions nautiques, sont encore plus brillantes lorsqu'on les étudie sous l’angle de la stratégie générale.

 

Nous avons vu ce qu'a dû être son "ordre d'opérations, 1ere partie”. La 2ème partie ne reçut pas moins de soins. La capture d'un grand nombre de prisonniers, (dont le commandant de la base) la saisie de stocks importants, l'armement des vaisseaux enfermés dans le port, le traitement à appliquer aux civile de Carthagène, chacun de ces sujets fut étudié et fit l’objet de décisions avant même que l'ordre de départ ait été donné.

 

Enfin, venu en Espagne pour venger son père et son oncle, Scipion se livra à diverses manifestations oratoires destinées à convaincre l'ennemi que son objectif était de châtier les traîtres, c'est-à-dire les Celtibériens et non les Carthaginois. Il créait ainsi chez ses adversaires principaux un sentiment d'illusoire sécurité, tout en donnant à ses soldats une satisfaction certaine d'amour-propre. Intoxication de l'adversaire et préparation psychologique des siens.

 

Nous nous trouvons en présence d'une manœuvre stratégique et tactique entièrement montée sur renseignements. Qu'il s'agisse de la synthèse de la situation telle que Scipion put la dégager des faits connus, qu'il s'agisse de la préparation minutieuse de l'opération et des conséquences à en attendre, les enseignements à en tirer ont une portée quasi-universelle.

 

Nous voudrions nous y arrêter un instant, car si le progrès technique modifie petit à petit les conditions de la bataille et de son engagement, il n'altère pas sensiblement les rapports de forces; il confère au facteur temps une valeur relative, mais loin de faciliter la solution des problèmes stratégiques, il en complique le mécanisme et il éloigne le chef des réalités de la bataille. Il dissimule enfin le caractère fondamentalement moral de la guerre. C'est en ce sens que la figure de Scipion offre d'utiles sujets de méditation.

 

Comment résumer les enseignements de la première campagne de Scipion?

 

Tout d'abord, aux échelons très élevés du commandement, les problèmes d'ordre politique dominent les problèmes militaires. L'occupation du territoire adverse, la destruction de ses forces, morales, économiques, militaires ne sont que des moyens. A ce point de vue, la "reddition inconditionnelle'' est une conception barbare, apolitique. A la veille de Zama, Scipion rencontre Annibal pour lui faire sentir tous les risques d'une telle solution.

 

Plus de vingt siècles après la prise de Carthagène, la destruction du phénomène Napoléon ou du phénomène Hitler, n'a pas fait disparaître pour autant les problèmes français ou allemands. En d'autres termes, un succès militaire n'a de valeur stratégique que s’il est recherché et exploité à des fins politiques.

 

D'ailleurs, sur le plan politique comme sur le plan militaire, les combinaisons diplomatiques ou les manœuvres stratégiques n'ont jamais d'autre but réel que de reprendre ou de conserver l'initiative. La conduite de la guerre, acte politique par essence, est aussi essentiellement un phénomène moral, ou deux volontés adverses s'affrontent. Dans le choix des décisions, la connaissance de l'adversaire a le pas sur les moyens amis, puisque ce sont les possibilités ennemies qui conduiront au choix de l'objectif (moral, politique, économique, militaire) et à la détermination des moyens à lui consacrer. En termes militaires, ceci revient à dire qu'aux très hauts échelons, le renseignement est supérieur au dispositif. Ceci veut dire aussi que la conquête du terrain, ou sa conservation, et la destruction des forces adverses doivent être considérées à la fois dans le temps et dans l'espace, à l'image par exemple des offensives successives prévues et exécutées en 1918 par le Maréchal Foch. Ces principes condamnent 

 

donc formellement les actions isolées, tactiques ou stratégiques, qui, même brillamment conçues et menées n'aboutissent en fait qu'à la dispersion des efforts et à l'incohérence stratégique. Ils condamnent aussi la répétition plus ou moins obstinée, à de brefs intervalles, d'actions frontales ou directes qui ne seraient pas alimentées par de très fortes réserves. Il serait cruel d'insister sur les résultats décevants obtenus dans de récentes campagnes par la méconnaissance systématique de ces principes.

 

Cette prépondérance des facteurs politiques a un retentissement évident sur le choix des objectifs. Il est à peine nécessaire de souligner alors l'importance primordiale du renseignement. Par renseignement, il faut entendre non pas seulement les données physiques relatives à tel ou tel objectif, mais l'évaluation objective de l'intérêt qu'il présente pour l'adversaire. Cette évaluation repose sur des facteurs psychologiques, apparemment peu susceptibles de mesure mécanique. Il apparaît ainsi que l'organisme chargé de la conduite de la guerre, s'il doit tenir compte des suggestions "techniques” du chef militaire, doit surtout s'inspirer des constantes psychologiques de l'adversaire, c'est à dire doit juger le facteur ennemi d'après les concepts de cet ennení même, plutôt que d'après les siens propres. C'est précisément ce que fit Scipion en spéculant sur les rivalités d'Asdrubal et de Magon.

 

Mais, indépendamment même du renseignement, dont la recherche implique une décision du commandement, la manoeuvre “Carthagène" est une preuve de plus que la prééminence des actions profondes sur les lignes de communication.

 

C'est une tendance très vingtième siècle d'imaginer que la logistique (terme créé par le Maréchal Badoglio) est une découverte récente. La prééminence du 3ème Bureau, fait scolaire en quelque sorte, est à inscrire sur la liste des erreurs coûteuses, et des préjugés tenaces. Il ne s'agit pas de réhabiliter les autres bureaux, mais plutôt de souligner que, si loin que nous remontions dans le passé, nous trouvons à la base des conceptions stratégiques heureuses le renseignement et la solidité des lignes de communications.

 

Nous sommes ainsi avertis que, dans la priorité à accorder aux renseignements, les lignes de communications, prises dans leur sens le plus étendu, doivent venir en tête. Il existe en effet des “lignes de communications” politiques, à une époque où la propagande est l'un des engins de guerre le plus couramment employé. Tarir les sources morales, intellectuelles, financières, techniques de la propagande, donc connaître d'abord ces sources, nous paraît être l'objectif fondamental de la stratégie politique. Et là, comme à la guerre, il n'y a que le résultat qui compte. Il n'existe pas de théorie générale de l'attaque des lignes de communications ennemies.

 

Une autre leçon doit être enfin tirée de l'opération "Carthagène”: l'importance exceptionnelle du chef. Le caractère, vertu essentielle du chef, implique hauteur de vues et continuité des desseins, ce que Napoléon exprimait parfaitement en comparant le grand capitaine à un navire dont la voilure et le tirant d'eau s'équilibrent harmonieusement.

 

Transposées sur le plan des coalitions, ces vertus du chef doivent se retrouver dans la nation qui dirige la coalition ou qui prétend à sa direction. Il en résulte que seule une nation animée d'un idéal moral, suivant une ligne politique ferme, meublant tour à tour son activité et ses moyens sur ses desseins, et ceux-ci sur ceux-là, peut seule donner l'exemple et entraîner ainsi les partenaires de la coalition.

 

L'opération "Carthagène” est donc riche en leçons de toute nature. Elle met en évidence, d'une manière très dépouillée, que les principes fondamentaux de la stratégie sont invariables et simples.

 

Elle nous restitue, inscrite dans l'airain de l'histoire, la triple équation de la guerre: et de l'art militaire:

 

Guerre égale forces morales 

Offensive égale victoire

Préparation égale succès.

 

Colonel René GOUSSAULT 

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