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Souvenirs

Deuxième Partie

Notes de voyage 1922.

 

Jeudi 24 août

 

Nos préparatifs terminés, nos valises bouclées, l'on s'embrasse et bonsoir, en route pour Mulhouse. Nous y arrivons à la nuit. Aussitôt, c'est la course aux hôtels; après bien du travail nous échouons dans une manière d'hôtellerie de second ordre. Le lendemain matin, nous commençons de parcourir la ville. Un très bel hôtel de ville, décoré à fresques originales au milieu d'une grande place ensoleillée où se tient le marché. Le reste ne vaut rien. À 11h, nous partons pour Colmar. Le trajet est ravissant. La longue chaîne des Vosges se déroule lentement, avec une majesté sont pareils. C'est la première fois que je contemple des montagnes et, partant j'admire.

Nous passons au pied de l'Hartmannswiller, des trois tours d’ Eguisheim, et nous apercevons les trois Epis, dissimulés dans un repli de la riantes vallée de Münster. De nos fenêtres, à l’Hôtel National de Colmar, nous découvrons toutes les Vosges; je suis ravi, je suis enchanté.

Déjeuner excellent arrosé de bière exquise et assaisonné  de franche gaieté. Nous savourons la cuisine alsacienne et sa finesse. Nous visitons la ville. La préfecture est majestueuse mais sévère et dénuée d'intérêt. Nous franchissons la grande place où s’élève le monument aux héroïque députés protestataires. Puis c'est la Kopfstrasse, où nous admirons la curieuse maison des Têtes, dues au ciseau de Bartholdi. L'église des dominicains, étrange avec ses gigantesques colonnes roses et ses longues verrières que je photographie sur le champ.

 

La Cathédrale Saint-Martin et toute de grès rose. Le style est mélangé, le gothique flamboyant domine. Nous remarquons de ravissantes rosaces du XVe siècle. Dans ce sanctuaire, le chef-d'œuvre inégalé de Martin Stronganer se cache derrière un diptyque de bois doré «la Vierge au buisson de roses». Nous tombons là sur un vieux fol d'alsacien, ancien mariste à Stanislas qui nous promène dans la cathédrale et nous donne d'intéressantes explications sur les retables et les boiseries ouvragées. Par politesse nous partageons son enthousiasme débordant et communicatif. Après nous être démenés comme quatre, nous parvenons à le quitter, après des promesses de retour et la ferme intention de n’y pas remettre les pieds.

 

Nous entrons au musée. Il est tapissé de Grunenwald et de Stronganer. Les primitifs allemands de l'école de Dürer s’attachent au coloris qui est remarquable et à un souci puéril du détail, caractère spécial de cette école. Les tableaux ont un fini extraordinaire et la peinture, loin de s’écailler, semble avoir gagné en clarté. Le cloître est délicieux. Sa simplicité, sa belle régularité ogivale en font un bijou. En bas, le musée ethnographique nous amuse avec ses momies et ses mille chinoiseries, plus bizarres les unes que les autres.

 

La «Petite Venise» est baroque et banale. Le Vieux Colmar s’y exhale en relents de poisson et de linge humide. On y patauge dans les eaux sales et les trognons de choux. Le barbotage est désagréable, mais fort curieux. La disparité des maisons donne néanmoins à l'ensemble une uniformité de ton et d'architecture spéciale, mais qui ne manque pas de saveur. On aime Colmar, c'est vieillot, fané mais accueillant.

 

Le ciel poudroie… Le disque rouge du soleil descend derrière les Vosges qui brunissent et s’estompent dans la brume bleutée. Là-bas du côté de Sélestat, la chaîne violacée s’allonge tandis que le haut Koenigsburg sombre dans sa gaine de sapins,

                                        «Et jam summa procul villarum culmina fumant,

                                           Majoresque cadunt altis de montibus umbrae»

                                                                                 ( Virgile Egl. I )

Vendredi

 

Les Vosges, ce matin, se sont parées de leurs plus séduisants attraits. Il pleut un peu. Nous sommes aux Trois Epis où nous a montés le petit tram, au milieu de fréquentes échappées sur la plaine d'Alsace et la vallée de Münster… Le froissement des branches que nous frôlons au passage, le crissement des roues sur les rails dans les tournants…

Partout, l'on entend parler français. Enfin! La chambre de mes parents donne sur l'Alsace et la Forêt-Noire. De ma fenêtre je découvre les pentes boisées des Hohnacks et la crête.

Le déjeuner est charmant dans l'immense salle à manger claire où règne la bruyère mauve. Menu choisi auquel nous sommes sensibles. Bientôt nous nous mettons en route pour le Grand Hohnack. Une montée ravissante, quoiqu' un peu rude, car la guerre est passée par là. Des sentiers de chèvres à pic sur des fondrières, des abris boches détruits et au sommet, bouleversé par la mitraille, quelques bouleaux ont repoussé. Point de vue circulaire sur la vallée de Münster. Le Stanfen, le Hartmannswiller, Colmar, Turckheim, Fribourg, la Forêt Noire, le ruban blanc du Rhin, Strasbourg, le Haut Koenigsburg, le col du Bonhomme, Orbey, le Linge. C'est merveilleux. Un rayon de soleil vient dorer la plaine d'Alsace, les nuages gagnent. 

Descente rapide. À peine en bas, nous courons au Galz, sommet des Trois Epis sans profiter du sentier Castelnau, sous bois intime et frais. Le promontoire est magnifique. Nous découvrons Colmar et Egrusheim et ses tours, la trouée de Fribourg, Kaysersberg et Riquewihr. À nos pieds, les vignes où s’est battu Turenne. Les guêpes nous chassent.

 

Samedi

 

Nous avons consacré notre journée toute entière à faire un court pèlerinage au Linge et au Schratzmaennele. La route qui contourne les Hohnacks, taillée à même le roc par les sapeurs boches semble interminable jusqu'au col du Wethlein. Il pleut. Sans grand entrain, tête basse, nous partons.

 

Bientôt, nous nous engageons dans un petit sentier qui serpente à travers les vestiges de tranchées camouflées, de réseaux de fil de fer barbelé, de grillages immenses et deux chevaux de frise. C'est à se demander comment on peut se battre là-dedans! Enfin, nous arrivons aux ouvrages avancées des tranchées boches, ceinture de béton du Schratz, mamelon qui commandait le Wettstein. Ces tranchées sont merveilleusement aménagées. Tout 

y est prévu depuis les boîtes mobiles de munitions jusqu'au créneaux cuirassés. Le béton s'est logé partout. Il s'est creusé pour les abris, à serpenter pour les banquettes de tir, s’élevant jusqu'aux plates-formes supérieures pour mitrailleuses. Les tranchées sont recouvertes par un épais caillebotis, des poutres et éclairées à l'électricité. Les PC sont reliés à Münster par téléphone. C'est un travail gigantesque. À côté de cet appareil belliqueux, les nôtres avaient un fossé à peine creusé, protégé par des sacs empilés à la hâte, mitraillés sans cesse et harcelés par une trombe d’obus de tous calibres. 

 

Les arbres, déchiquetés, lèvent leurs bras gris et nus vers le ciel sombre tandis que un peu plus bas dorment ensevelis face à leur œuvre de mort les «Allemands inconnus morts pour leur patrie.»

 

Un rayon de soleil vient percer les nuages et éclairer faiblement le cimetière français, placé à flanc de coteaux. Le Wettstein resplendit un instant. Le Hohneck s’illumine et nos regards tombent lentement vers Orbay et Münster. Puis c'est de nouveau l'immensité grise, évoquant l'épopée tragique des Linge: des cadavres épars, déchiquetés, conservant encore dans leur rigidité dernière le poing levé dans un mouvement d'attaque vers le Schratzmaennele, tandis que l'on n’entend que le sifflement du vent dans les abris et le râle monotone des mourants qui luttent une dernière fois. Tour est plus gai. Le soleil est revenu, la montagne se fait silencieuse. Dans le lointain, le son argentin des clochettes des vaches qui redescendent vers la vallée…

 

Dimanche

 

Le matin nous escaladons le petit Hohnack. La montée est rude, poudreuse, en plein soleil, mais la vue qu'on y découvre est magnifique. Il y a la encore un castel en ruines où fut assassiné un duc allemand. Il n'en reste qu'un donjon, une tour et l'entrée des casemates. Nous montons  sur la tour d’où la vue s’étend magnifique, sur la vallée d’Orbey et des Hautes Vosges. Le Hohneck se dresse avec une calme majesté sous les rayons ardents du soleil. Pour éviter l'insolation et les mouches, nous redescendons vers les Trois Epis. Le soir nous rentrons à Colmar. Je regrette de quitter si vite les Trois Epis. Notre hôtel si confortable, la vue charmante, l'air pur, la cuisine succulente, tout se réunissait pour nous y retenir.

 

Lundi 28  Kaysersberg et Riquewihr

 

Une longue route chaude, poussiéreuse, pleine d’ornières, une longue route blanche séduisante pour les touristes! Au milieu des vignes, Riquewihr, sale, curieuse. Une grosse tour fauve, des fortifications, une porte massive armoriée, des taudis empuantis et noirs mille choses médiévales répandues çà et là depuis le vieux puits jusqu'à la chambre des tortures. Des enfants pieds nus dans les ruisseaux fangeux crient et prennent leurs joyeux ébats. Coquette maison à fleurons, à galeries de bois sculpté, à balcons ouvragés et fleuris. Quelques puits délicatement ciselés. Une église au retable en bois doré, un chaud parfum de raisin sucré: Kaisersberg. Le donjon du château croulant se dresse au-dessus des remparts crénelés, rougis par le soleil couchant.

 

Mardi 29

 

Une bonne vieille ville aux maisons charmantes, pleines de vieux souvenirs. Des rues longues, des églises simples et belles, l'une gothique, l'autre romane, imposantes: par ce grand soleil le grès rose resplendit. D’Obernai aux nids de cigogne, nous montons en auto à Sainte-Odile. La route serpente entre les sapins immenses dont le feuillage de velours vert tamise le jour et les dernières ardeurs du soleil. 

 

Le couvent est accueillant. Un vieux monastère sans rigueurs, familial, silencieux. Dans les chambres, une atmosphère de linge parfumé de lavande et de thym. Les cornettes blanches volent à travers les couloirs, les longues robes bleues glissent sans bruit sur les dalles, les chapelets de buis s'agitent avec un bruit de crécelle et dehors la cour résonne des rires des enfants. Les chambres sont confortables, hautes, claires, sans aucune recherche. La vue est splendide. On n’aperçoit rien que les cimes ondoyantes des pins et les sommets vosgiens qui s'estompent à l'horizon bleuté. C'est grandiose.

 

Le soir, un orage fête notre arrivée! Le vent mugit, secoue les croisées, hurle dans les cheminées, la pluie tombe par rafales, denses, saccadées, les nuages gris roux courent sur le ciel noir. Je sors encapuchonné. Je n'ai pas fait deux pas que le tonnerre claque quelques mètres de bois sur la terrasse. Je recule. Ce n'est rien. Les sapins plient, le bois geint et se tord, les échos portent au loin les hululements du vent et à l'intérieur de l'hôtellerie monacale, tout se tait, tout repose, tandis que l'ouragan se déchaîne.

 

Mercredi

 

Une courte excursion à travers la montagne, au pied de l'assise granitique qui soutient l’Odilienberg. Les rochers se perdent dans le feuillage. Les fûts des pins s’élancent, droits, rigides vers le ciel. Le sentier serpente doucement à travers la forêt, le soleil se joue dans la dentelle de la sapinière et tamise le agréablement la lumière vive et claire du matin. Il fait frais, il fait beau, il fait bon. Je descends…

 

Menue, blanche et rose, délicate, la chapelle du monastère disparaît entre les arbres. On ne s'y croit guère en entrant, à quelques 800 m.

 

Promenade admirable l'après-midi. À travers mille sentiers où l'on pense tomber à chaque instant le long du mur païen, nous avons parcouru les forêts Sainte-Odile. Les châteaux d’ Ottrott sont magnifiques et nous regrettons de ne pouvoir les visiter en détail. Du pavillon de l'Ellsberg, vue ravissante. La descente est digne des «Mille et Une Nuits». Impossible de la décrire sans la gâter.

 

Le Wunderpfad, sentier des merveilles, passe au pied de rocs monstrueux, à pic, abrupts, menaçants. Nous sommes écrasés par la majesté du lieu. D'un côté la muraille de granite, impénétrable, hérissée de pointes et de contreforts, de l'autre un précipice d'où montent les fûts sépias des pins. Un silence de mort plane dans cette demi-obscurité. C'est impressionnant de grandeur et de simplicité.

 

Jeudi 31 

 

En route pour Hohwald. Un ciel sans nuage, avec brume ténue. Le sentier est superbe, obscur ou clair selon que les caprices des sapins le couvrent ou non de leur frêle dentelle sombre. La forêt de Hohwald est calme, fraîche. Des petites sources de cristal y courent, dont la seule chanson trouble le silence des bois. C'est une ravissante excursion. Hohwald gît au milieu d'un cirque de forêt. Les villas sont gentilles et le pays est un charmant centre d'excursions et il est à regretter que nous n'ayons pu nous y arrêter plus longtemps.

 

Le retour est plus sombre. Il pleut. Bientôt le vent se lève, la pluie redouble de violence, nous nous quittons et je pars en avant. Maman se perd dans la montagne. Sous la rafale je rentre à Sainte-Odile. Je me sèche et repars. En route je retrouve papa et nous retournons à l’Odilienberg. Pour la seconde fois. J’en repars à la recherche de Maman. La nuit tombe avec la brume. On se retrouve après de nombreuses péripéties; il est temps…

 

Vendredi 1er septembre

 

Le Maenelstein, ravissante promenade de rochers, fertile en magnifiques points de vue, en sauvages aperçus sur Sainte-Odile. Le soir nous faisons connaissance avec l’abbé Gauroy, oncle d'un de mes camarades de Stan. Il nous fait mille civilités que nous lui rendons avec le plus vif plaisir. Cet excellent abbé est d'un commerce fort agréable.

 

Le Dreystein et l’Hagelschlon sont deux châteaux détruits en partie. Nous n’en pouvons approcher, malgré tous nos efforts. Retour par le Wunderpfad. Causerie avec l’abbé Gauroy, partie de dames. C'est le dernier soir, j'en suis fâché.

 

Samedi 2

 

J'ai 15 ans. Nous quittons Sainte-Odile. Un brouillard épais nous enveloppe. La descente est triste et longue. J'emporte un doux souvenir du souvenir de ce séjour trop bref. À midi nous sommes à Strasbourg. Il est superflu d'insister sur la cathédrale. Les vitraux sont de toute beauté. Point de chaises dans la nef. L'on a de la sorte une impression d'immensité et de solitude extraordinaires. Les pas résonnent et semblent monter le long des minces colonnes. Au fond du chœur, surmontant un long escalier de marbre, dans le chatoiement des vitraux et des vastes verrières, l’autel dont les ors vieillis et brunis miroitent dans la demi-obscurité.

Puis nous allons vers le Rhin. L'orgueilleux fleuve coule lentement: ses eaux brunâtres réfléchissent d'un côté les cheminées d’usines de Kehl et, par-dessus le pont d'acier, les lointains embrumés et verdoyants; de l'autre les fortifications du port, les vieilles péniches du canal et au loin, la flèche de la cathédrale.

                            «Nous l’avons eu, votre Rhin allemand! Il a tenu dans notre verre…»

 

Nous restons là, sur les rives, à regarder les rides du Rhin qui se creusent par instants quand il vient lécher les cailloux roses.

 

Et nous rentrons lentement, le long des vieilles maisons aux poutres brunes, sous les arcades de granit rose, sous les ponts couverts, auprès de l’Ill dont les eaux calmes bercent les vieux petits bateaux accrochés aux quais. Il y a là, flânant, comme la brume du soir qui se lève doucement, des vieux alsaciens, la pipe aux dents, accoudés aux ponts, les yeux vagues suivant d'un regard distrait les caprices de l’Ill. Des vieilles assise sur le pas de leur porte, qui regardent passer les touristes bruyants et les éternels anglais en jaune avec leur Kodak ouvert… Il y a des enfants, sales, vêtus de guenilles qui crient et s’ébattent au bord des petits ruisseaux dans les impasses sombres, il y a là toute une population qui, dans le soir, sort au moment pour attendre que la nuit soit tout à fait venue. Les lumières s’allument, petit à petit.

Le palais des Rohan, près de ses ormes séculaires, s'estompe dans la grande ombre de la cathédrale. La flamme des bougies vacille derrière les fenêtres aux vitraux de couleurs, les rues semblent plus larges, plus hautes, le frémissement de vie se calme et, en se promenant le long des quais, l'on n’entend que le clapotis de l'eau. L’on ne voit que les vieux pignons, les petits balcons dont les fleurs disparaissent dans l'ombre et le profil aigu des toits irréguliers…

 

Dimanche

 

Le coq ne chante pas mal du tout… À midi, nous avons été voir défiler les douze apôtres et sonner l'horloge. Spectacle amusant et tout à fait inédit et qui certes vaut la célébrité qu'on lui fait.

 

L'orangerie nous charme. De longues allées ombreuses et verdoyantes, des pelouses variées, riches, brillantes, aux tons chatoyants, de l'eau, des petits ponts, un labyrinthe et mille jolis détours.

 

Nous gagnons la Roberstsau. Le château de la marquise de Loys-Chandieu et un corps de logis flanqué de quatre tours effilées, dans un parc magnifique. Nous rentrons en passant par l'affreux palais de Guillaume…

 

Lundi. Saverne

 

Une longue rue droite qui descend vers la vallée de la Zorn. De vieilles maisons enjolivées et fleuries. Le train se glisse par le défilé des Vosges vers la France et Metz. Metz est une grande et belle ville. Le temps est médiocre. Tout est gris. La porte Serpenoise, témoin de la défense des Guise en 1552 se dresse non loin du lourd et épais hôtel du des Postes. La cathédrale est magnifique de hauteur. Les vitraux Renaissance sont clairs, la richesse de ton, le velouté des nuances en font de véritables merveilles d'art religieux. Dehors Guillaume déguisé en prophète… Piètre amusement pour un empereur!

 

Mardi 5 Verdun

 

Verdun!… Ruines tristes, lamentables. Les maisons branlantes dont les débris pendent sur la Meuse… Rien que des ruines, des pierres, des poutrelles tordues, brûlées, des rues défoncées et, parmi les canons renversés, les murs croulants, les débris de toutes sortes, les Verdunois affairés circulent comme si rien ne s'était passé… Nous arrivons à Verrières où le luxe et le bien-être semblent un rêve dans ce pays où la mort s'est ruée pendant quatre ans. À l'oubli… 

 

Mercredi 6 Verrières

 

Réveil ensoleillé, troublant, dans la brume légère qui noie les bois environnant… Du silence. un silence infiniment pénétrant. Pas une feuille ne bouge, à peine un frémissement léger caresse-t-il les hautes herbes des champs. Un air diaphane et frais, de la rosée, de l’azur et là-bas, toute la gamme des verts.

 

Cet après-midi, Guitton verrière et le salon bleu, nous filons en auto vers la haute chevauchée. Nous entrons bientôt dans le défilé de Florent. Nous dépassons le Claon, la Chalade: c'est le Four de Paris, vaste antichambre de la Gruerce et de la Haute chevauchée. Kellermann, Dumouriez!  Où sont vos sans-culottes dépenaillés, où sont ces jeunes et mâles enthousiasmes que vous lançates contre l'étranger! Ici, avant de descendre sur Varennes, ce n'est que ruine et deuil. Des ondulations de terre rousse et grise, couverte de taillis noir ou vert foncé, de grands arbres sans feuilles, sans sève, des fantômes d'arbres, d’où pendent comme des loques les restes du camouflage… Partout autour de nous, ce n'est qu'une immense étendue de sol ravagé, meurtri, gorgé de sang, hérissé de pieux et de chevaux de frises, troué, labouré par l'océan de fer et de feu.

 

Varennes! Nous franchissons l’Aire, et dans un crissement nous stoppons devant l'église. L'émotion m’étreint. Devant moi, l'hôtellerie du Grand Monarque où est né Papa et où – ô pauvre France – Louis XVI s’est réfugié. Une sorte de bouffée de souvenirs historiques et légendaires me monte à la tête. De tout cela, il ne reste rien que des tas de pierres effritées…

Derrière une longue baraque en bois, parmi une végétation sauvage de pousses rallongées, une cour pavée, avec, pour la border, deux ou trois pavés; c'est notre maison. Nous restons là, nue tête, machinalement à regarder ces pierres qui en s’écroulant sous les obus, ont enseveli le souvenir dans l'oubli meurtrier des guerres… Plus rien que ces quelques blocs mal équarris que la mousse a marqués de taches verdâtres. Nous nous arrachons à ce spectacle lugubre et nous rentrons, silencieux. C'est Charpenhy, c'est Baulny, où notre moulin n'est plus que deux ou trois pierres dans un champ retourné. C'est Romagne enfin avec ses 35 000 tombes alignées, ces 35 000 bras blancs qui crient vengeance et qui pleurent l’inutilité de leur sacrifice.

C'est Cierges, c'est Monfaucon, c'est Vauquois, c'est Pourenilles, c'est Clermont, c'est toute l'Argonne meurtrie qui défile sous nos yeux. C'est toute l'histoire des invasions renouvelées tragiquement par l’Allemand, avec une régularité monotone à force d'être toujours la même.

 

Jeudi 7

 

Moviemont, Vienne-la-Ville, la Renarde, Vienne le Château! Autant de ruines, autant de choses bouleversées, horribles. Le retour par la Harazée, le cimetière des sapins et Florent n'arrive pas à nous arracher cette impression de mort systématique et voulue où tout s’engloutit dans un même oubli, moral et matériel. Ce n'est partout qu'une teinte uniforme de grisaille. Grises les pierres disjointes, gris les arbres abattus et couchés pêle-mêle, grise la terre nue, grise la boue gluante épaisse où l'on devine enterrés mille objets hétéroclites, gris le ciel de cet après-midi d'été, grise enfin la ligne boisée de l'horizon.

 

Du sang, de la volupté et de la mort! Ah, Barrès avait raison! Du sang, il semble qu'il en suinte à travers les mille et mille craquelures de cette terre déchiquetée; de la volupté, de la volupté malsaine de destruction, il y en a partout, partout, depuis ces troncs criblés jusqu’à ces poutrelles tordues, depuis ces canons brisés jusqu'à ce désert de moellons renversés. De la mort, Oh de la mort, il y en a dans les yeux de ceux qui ont vécu ici, qui y furent heureux et qui, comme nous, cherchent aujourd'hui les allées de leur jardin et la place de leur maison! De la mort! et de l’oubli.

 

                                                                                       

Hiver 1922 Ma Rhétorique.

 

Rentrée banale, comme les précédentes, au reste. Tristesse vague du retour, tristesse un peu confuse de se montrer entre des murs repeints à neuf… Tristesse de commande aussi, qui permet un sourire alangui au souvenir des vacances!

 

Joie aussi de revoir les figures chères, de presser des mains amies, de retrouver les vieux amis, qui ont grandi, bruni, enforci, dont la voix s'est affirmée, qui vous regardent comme s' ils ne vous reconnaissaient pas très bien, joie de se sentir dans la maison du travail, joie de se retrouver seul à seul.

 

Magnifique retraite, prêchée par l'incomparable père Sanson. Une éloquence chaude, captivante, entraînante, qui nous emporte vers les cimes du bien et de l'éternelle contemplation. Au fond une conviction ardente, une foi splendide qui illumine et transfigure ce visage émacié, énergique, où des yeux noirs brillent d’un feu concentré et tout d’action. Un tableau largement brossé de la société moderne, un réquisitoire bref, mais implacable contre la luxure et le vice, une fois de plus, du sang, de la volupté et de la mort. Tel est le premier aspect du diptyque. En face l'Église. En face, le devoir simple, mais concret et bien tracé. Une vie droite sans lâchetés, sans honte, sans peur aussi. Un programme ferme sûr et beaucoup de prières.  

 

Des amitiés solides, fortes, pures, ardentes. Des amis–comme j'en ai- de vrais amis à qui l'on peut tout dire, de tendres conseillers où le cœur et l'esprit savent trouver leur joie. Un amour pur, unique, chaste, fort et conscient de ses devoirs. Un amour chrétien, sans mignardises, sans faiblesse, ardent lui aussi, passionné, non pour le service des bas égoïsmes, mais pour le service de Dieu et l'amour des enfants. Tel est le second tableau. Ne reste qu'à vivre avec ce modèle là sous les yeux. En avant.

 

Un deuil cruel nous frappe à la fin d'octobre. Notre oncle Louis Renon, professeur à l'académie de médecine, s'est éteint dans la paix du Seigneur. Nous pleurons sa bonté, son inlassable énergie, sa profonde science et sa vie d'une unité magnifique.

 

                                                                                   

Les classes, impressions.

 

1ère C orange! Ceci veut dire que je suis en rhétorique- je voyage en première pour tout dire!–que je fais des services et que j'ai pour professeur de lettres le très honorable Georges Mangeot. Je suis ravi comme d'habitude. Mangeot est un homme d'esprit, ce qui est rare, de véritable esprit, enjoué, pétillant, mauvais parfois. Une érudition considérable, beaucoup d'entrain et de piquant voir du mordant, tout ce qu'il faut pour vous aguicher le turbulent élève que je suis.

 

Oh! Les premiers contacts sont rudes. De la seconde, j'apporte tout un fatras d’idées biscornues, de style pompier et rococo, de barbarismes tarabiscotés, de tournures préhistoriques et aussi de présomption. Pendant toute l'année mon très respectable maître va se battre contre ces épouvantables vices, plongeant à chaque devoir des coups d’épée formidables dans la boue de mes illusions!

C'est un fort joli massacre. Successivement barbarismes, solécismes se retirent du champ de bataille, incapables de tenir sous l'assaut répétés du maître. Ventre Saint Gris, quelle débandade. Mangeot taille élague, sabre, coupe, tranche, greffe, émonde, sarcle, étête, laboure, retourne, reconstruit avec un éblouissant brio. À la place de toute ma rutilante bouillabaisse de seconde, je découvre bientôt des connaissances méthodiques, classées, élégantes sans affectation, gracieuses, simples. Tout cela, bien entendu à grand renfort de 8, de 9, de 10 et de remontrances acerbes. Après bien du travail, le maître peut se déclarer satisfait: la ligne ennemie a été enfoncée et à sa place, se dresse un édifice genre classique, bien aéré, largement ouvert aux saines influences, sans ambiguïté, sans force brutale mais, mais aussi sans faiblesse.

 

C'est d'ailleurs avec joie que je rends entièrement justice au zèle inlassable de Mongeot. Je lui dois non seulement ma solide formation latine et l'habitude de juger en Romain, mais surtout l'éducation du goût et l'expérience de ce qui est élégant sans verser dans le ridicule et le précieux. C'est dire toute la reconnaissance que je lui ai. D'ailleurs, ces progrès considérables que je fais dans l'art d’écrire français et latin ne vont pas sans développer en moi  la passion des «Humanités». Tout en m’initiant aux incomparables douceurs de Virgile et de Horace, je cultive le XVIIIe siècle français pour lequel je me sens peu de sympathie, mais j'y gagne au moins du sens critique et j'y apprends à connaître l'esprit le plus fin et le plus délié du monde. 

Que de souvenirs charmants! Feuilleter les romans de cette époque, c'est flâner dans les recoins de Trianon, autour des pavillons charmants plus faits pour la volupté que pour la commodité, certes, mais si joliment beaux. De la grâce un peu de mièvrerie, souvent de la polissonnerie, mais malgré tout de conceptions simples, hardies, élégantes, françaises en un mot. Dans les quelques pages auxquelles j'ai confié mes impressions, je trouve, mêlées à des réflexions de classe, à des notes d'études, à des esquisses à peine ébauchées, des variations longues sur l'art d'aimer. Encore que je me flatte d’ignorer tout de l'amour, sauf le nom et les grâces vaporeuses de Cupidon, je sens s’éveiller en moi et mille frémissements de vie qui accompagnent l'adolescence. Mes amitiés–très chaudes, très ardentes–me tiennent lieu de tout autre plaisir sentimental. C'est dire avec quelle minutie j'étudie mon cœur, analysant jusque dans les moindres détails les sentiments que j’éprouve dans telle ou telle circonstance. Mes amis- au reste- sont de ceux pour qui on ne peut avoir qu'une affection dévorante et débordante. Je m’ingénie à leur faire plaisir et eux de leur côté, rivalisent pour faire ma joie.


 

Le Mans

 

Trois mois d'allègre travail nous mènent fort doucement aux vacances. À peine en congé, nous voilà partis pour le Mans où l'on retrouve–avec quelle allégresse–les chers cousins, les délicieuses cousines, toute une atmosphère d'affection et de gaieté familiales.

 

À la Foresterie, je connus les plaisirs de la chasse. Pour la première fois, je tins entre les mains un vrai fusil. Je ne fut pas trop maladroit puisque mon premier coup fut pour un lapin. Je revins enchanté de mon exploit et charmé par les sports cynégétiques! Mes instincts carnassiers commençaient de montrer les crocs! 

Un soir, nous allâmes entendre les chœurs ukrainiens. J’en revins bouleversé par l'harmonie troublante de ces voix véritablement divines, si pures, si éthérées, si chaudes dans leur expression. Ce fut une sensation charmante, une sorte d'extase incompréhensible.

 

Je montais à cheval au manège et nous sortîmes même une ou deux fois. Je crois que je ne me comportai pas trop mal. En tout cas, j'en fus enchanté et tout sembla se passer pour le mieux. Dans le même temps, je dessinais les jolis profils de mes cousines et cousins, trouvant un plaisir extrême à chercher les ressemblances et à coucher sur le papier des profils chéris.

 

Sur ces entrefaites, une nouvelle année s’ouvrit. L’ère des examens commençait et avec elle, les affaires sérieuses. La saint Charlemagne fut comme toujours très réussie. Elle passa cependant, presque inaperçue. J'étais alors occupé à mon roman de Warwick, auquel je travaillais sans relâche, tout en écrivant de petites nouvelles et mille remarques sur mes lectures notes prises et jetées au hasard de la pensée où je trouvais occasion d'exercer et   mon imagination, et ma raison et ma plume.

 

La téléphonie sans fil me tenta. Je montai un appareil et grande fut mon émotion quand, pour la première fois, j'entendis la Tour! Quelle aventure, pensez donc. 

 

Trouvées dans mes notes, quelques lignes sur une soirée passée dans le parc de Versailles.

Tout est silence. Lentement, imperceptiblement, le disque orangé du soleil descend derrière le lointain horizon de bosquets. La nuit tombe sans bruit, sans hâte. Une brume rose, diaphane envahit les bois, les allées, les coins sombres, enrobe les statues, arrondit les formes. Les frondaisons épaisses s’estompent et les mille oiseaux du parc viennent boire aux étangs que l'air du soir parfume. L'eau calme et tranquille, où se joue les dernières paillettes mordorées du soleil, réfléchit le ciel poudré de nuages roses. Au loin, c'est le frêle tintement de l'angélus, son argentin et frais.

 

L'automne a rouillé les feuilles. Elles tombent gracieusement, sans hâte, avec mille caprices, mettant dans leur dernière chute tout ce que le printemps et l'été leur ont donné de charmes… Le silence couvre de ses voiles la campagne endormie, les derniers rayons d'un mourant soleil viennent empourprer les vitres du château et semer le sol de mille piécettes mouvantes: le tapis de feuilles semble onduler paresseusement. La brise délicieuse des soirs d’automne caresse de son haleine tiède et parfumée les corolles à demi-closes des lis, des anémones et berce dans leurs nids le repos des oiseaux. Les fleurs se ferment, les tiges fléchissent, se recourbent, grêles et souples… Tout dort. Tel une source limpide se glissant avec un bruit soyeux dans la mousse fraîche, le gazouillement léger des oiseaux trouble seul le silence de la nuit. L'horizon devient bleu clair, puis rose, les formes plus floues, une bande verte barre le ciel, là-bas au-dessus de la double rangée de peupliers et le clapotis d'un jet d'eau mêle sa chanson monotone aux froufrous moiré des feuilles jaunies qui tombent…

 

Un second trimestre analogue aux premiers. Des colles, des mathématiques, de la physique et beaucoup de réflexion. Je commente Pascal et Montaigne, me faisant lentement (y sano) une opinion sur toute chose, évoluant, avec Descartes, de la connaissance du moi à celle du non moi, confiant à l'expérience quotidienne le soin de m'instruire de ce qui était opportun.

 

A Saint-Pierre, je me reposai des fatigues et de la tension constante de l'esprit. Je laissai mes yeux errer sur les falaises et mon imagination vagabondait sans règles. Je trouvais une jouissance étrange à demeurer, face a la mer le soir, au coucher du soleil, recroquevillé dans l'herbe, les yeux mi-clos, regardant les tons se fondre dans un demi-jour transparent et doré. Nous retrouvâmes avec joie nos chers amis Prinvault. La pêche, les promenades, les longues parties de cache-cache dans les villas vides occupèrent la plus grande partie de nos journées. Le soir, après le dîner, nous descendions nous étendre sur les galets, nous serrant les uns contre les autres pour avoir plus chaud, perdus dans quelque rêve étrange, heureux de sentir si près de soi la mer et sa vie si intense, son charme ensorceleur et son attrait irrésistible. Le pique-nique rituel, troublé par un orage assez sérieux, termina agréablement notre séjour.

Nous rentrâmes à Paris pour apprendre la naissance d'un dizième petit cousin Goussault: Yves. On porta en même temps à notre connaissance la décision qu’ avait prise Philippe de se faire couper les cheveux. Nous rîmes de bon cœur en pensant à la tête de notre petit Philippe sans ses cheveux à la Jeanne d’Arc…

 

Le petit bac–ou épreuve préparatoire à l'examen de juillet–nous tînt en haleine pendant le mois d'avril. Je fus splendidement recalé, à l'étonnement de mes maîtres qui ne s'attendaient pas plus que moi à un semblable échec. Je ne m'en émus pas autrement et la suite me donna raison.

 

La fête de Jeanne d'Arc me mit à l'honneur. Je fus désigné pour porter la couronne de Stanislas. Je me vois encore défilant fièrement place de la Concorde, guindé dans mon uniforme et mal à l'aise sous cette énorme couronne dont les branches me chatouillaient le visage!

 

Vers le même temps, Citroën donna une conférence très intéressante sur la traversée du Sahara. Le film était passionnant et les explications du grand industriel révélaient un caractère particulièrement suggestif. Ma passion des voyages connut de bien doux moments…

 

À la recherche de villas pour les vacances, Papa m'emmena une après-midi à Compiègne. La ville me plut, le château me séduisit et la forêt m'enthousiasma. Bien qu’ habitué aux larges horizons de Fontainebleau et à ses charmes séculaires, je trouvai à Compiègne une allure extraordinaire. La hauteur et la fraîcheur de la forêt m’écrasaient, mais, malgré cette double impression, je jouissais vraiment de me trouver dans un cadre grandiose et naturel.

 

Quelques jours après, ce fut une visite très intime à Trianon. J'ai toujours eu un faible pour Trianon. La grâce et l'élégance raffinée y règne, à côté de la simplicité et de la sobriété. Derrière la régularité magnifique des colonnades du Grand Trianon, par-delà les bassins où l’eau verte verte baigne des vasques de marbre rose, j'aime à dénicher les maisons du Hameau, ces fermes si jolies, si menues, dans leur cadre verdoyant, se réfléchissant parmi les nénuphars. Lieu reposant, tout intime, depuis le temple rond de l’amour, jusqu’au petit pont d’où l’on jette de la mie aux carpes…

 

À grands pas, le bachot arriva. «le succès  couronna mes efforts!» Jean fut reçu bien entendu, mais Guy se vit recalé. Malgré tout ce fut un grand débarras pour moi: mon entrée en vacances fut radieuse. Une dizaine de prix et d’ accessits vint encore me récompenser. Ce fut en emportant pêle- mêle mes livres, mes lauriers d'un jour et mes souvenirs que j'arrivai à Nemours.


 

Les vacances

 

Une grande maison claire, nette, propre. Un vaste salon tout blanc, une jolie salle de billard en bas. Dans le salon, le portrait en pieds de la propriétaire, l'actrice bien connue Worms Baretta. Un jardin assez grand en longueur, avec quelques longues années. Sur la pelouse devant la maison, quelques bégonias épanouis. Un magnifique rideau de marronniers. Un soleil de plomb arrose sans cesse les mille coins où l'on voudrait trouver de l'ombre. Il fait chaud. Malgré tout, quand les persiennes sont à deux mi-closes, il fait délicieusement frais dans le salon. Une grande baie vitrée donne au midi et est presque constamment abritée du soleil. Bref à ne pas trop remuer et en s’éventant copieusement, on arrive à passer des moments charmants, tout en entrevoyant à travers les interstices des persiennes le tremblement des feuilles et les rayons qui se jouent à travers la dentelle des arbres.

 

Quand la lecture ou le dessin sont épuisés, nous prenons notre courage à deux mains pour enfourcher nos bicyclettes. Ce sont alors de folles randonnées vers Fontainebleau par la longue route de Bourron. Souvent nous allons, par la Croix Saint Hérem, excursionner du côté de Marlotte de la mare aux filles. La chaleur ne nous arrête plus et bien rares sont les jours où nous ne roulons pas sur les routes poussiéreuses. Laissant nos vélos sur la route, nous nous lançons dans les friches de Poligny, à quelques kilomètres au sud de Nemours. Là en plein soleil, sur les rocs de granite, dans l'impalpable poussière, nous folâtrons, nous abritant sous les auvents de pierre ou à l’ombre de quelques pins rabougris. Nous courons sans but, criant pour rire mille fictions plaisantes en ces lieux sauvages. Après nous être donnés carrière, nous nous étendons lassés et nous restons là dans le chaud sable blond, à demi- cuits par le soleil d'août.

 

Dimanche, nous montons à la messe à la petite église de Saint-Pierre les Nemours. Le curé nous amuse avec sa façon pointue de parler. Il y a peu de monde et de ce chef c'est fort agréable.

 

Il a plu… Cela nous semble tout drôle de voir mouillés les ignobles pavés de la Grand'rue. Nous profitons d'une éclaircie pour visiter le château. Pas mal de choses intéressantes. Des vieux meubles, de belles tapisseries, des portraits, des armes, des drapeaux, mille souvenirs. Nous montons au donjon d’où l'on découvre tous les toits de la petite ville. Un rayon de soleil leur donne cette teinte gris d'acier éblouissant… Alentour, c'est la verdure d'où la pluie à chasser la poussière. 

 

Entre-temps nous canotons sur le Loing. C'est charmant. Sur le tard, fréter une barque, ramer doucement dans l'ombre attiédie, sur l'eau fraîche où seules quelques longues algues frémissent, errer à l'aventure d'une rive à l'autre, secoués au passage par les péniches, c'est une véritable fête pour nous. Aussi la recherchons-nous souvent.

 

Soir, après le dîner, nous allons goûter l'ivresse de la fraîcheur sur la route de Fontainebleau. Aucune auto. Alors à toute vitesse, nous nous lançons, roulant presque sans pédaler tant la route est plate. Nous allons à deux, trois, quatre km dessinant mille arabesques sur le macadam faisant ainsi mille cabrioles sur nos selles et nos guidons. Parfois, l'on s'arrête, on se couche un instant dans l'herbe, puis on repart, plus vite, toujours plus vite.

 

Las de Nemours –où pourtant nous avons réussi à dénicher un tennis- et quel tennis–nous mettons à contribution les environs. C'est d'abord Larchant, au bout d'une interminable route mal construite, avec sa haute cathédrale au porche ruiné. Mais quelle belle et imposante ruine entourée de vieilles bicoques craquelées, aux couleurs passées, silencieuses, où l'ombre est aussi fraîche que l'eau du vieux puits. C'est à peine si l'on entend les piaillements des hirondelles nichées dans les tours. C'est une impression de paix profonde, de vie au ralenti, derrière ces contrevents gris que le soleil a fermés et sur tout cela une sorte de poussière dorée où la réverbération est pénible.

 

Le retour de Larchant, par Gretz, est plus agréable. Des bois de pins, de longues avenues bordées de petits acacias, aux feuilles douces et veloutées. Des clairières où les feuilles d'automne ont fait un épais tapis brun qui crépite sous les pas. Ça et là, émergeant des ronces et des fleurs sauvages, les troncs d'arbres mal sciés où cependant il fait bon s’asseoir. Et toujours ce grand calme des forêts que rien ne vient troubler sinon le froufrou des feuilles, tout en haut, agitées par la brise. C'est si haut que cela semble lointain.

 

À Gretz, il y a une vieille église toute ratatinée mais fort belle comme simplicité architecturale, les restes d'un vieux manoir. Une rue tortueuse, avec des maisons blanches aux grandes portes cochères toujours fermées, avec des portes peintes en gris et semées de gros clous. Dans les ruelles étroites où l'on circule en se faufilant, il fait bon. L’ombre y est charmante, il semble par instant même qu'il fasse froid. Cela sent la paille fraîche, le fumier, le tout avec un parfum vieillot et je ne sais quoi d' insoupçonnable… 

 

Nous poussons parfois jusqu'à Montigny où le petit pont sur le Loing nous attire. Sur les bords verdoyants de la rivière, de jolies villas ont poussé. Des barques claires se balancent sur l’eau. Les arbres sont si denses, les frondaisons si épaisses que le soleil parvient à peine à se mirer dans l’eau. L’ensemble est du plus joli vert, un velours vert, vert tendre, vert d’eau, avec des taches fauves et quelques notes gaies de ci de là.

 

En suivant le Loing, par les sentiers de halage bordés de frémissants peupliers, où quelques solitaires pêcheurs taquinent des poissons endormis, nous gagnons Moret. Une vieille ville, Moret! Sur les quais où domine une abondante poussière blanche, des enfants jouent, tout près de l'eau où les péniches réfléchissent leurs bandes rouges et leur goudron. Des tas de briques voisinent avec du sable, des sacs de farine, de mortier, que sais-je encore. Quelques pauvres petits ormeaux poussent misérablement comme honteux de donner si peu d'ombre. Les maisons basses ne sont guère plus riches d'aspect. C'est monotone, sauf le dimanche où les autos viennent réveiller à grand renfort de trompes l’inertie des vieux et des vieilles qui traînent toujours des marmots mal débarbouillés, piaillards qui viennent se jeter dans vos roues…

 

Au Sud-Ouest de Nemours, un grand plateau sans un arbre. Des routes blanches circulent à travers les champs où l'on n’aperçoit en général personne. Rien que les poteaux téléphoniques à perte de vue, ondulant avec la route et se perdant avec elle derrière quelque maigre bosquet. Et toujours ce même soleil qui dore les blés, fouille les terrains retournés et vous assaille aussitôt que l’on sort de la ville.

 

La fin du séjour, nous donnons comme d'habitude la comédie à nos parents. Je suis, pour la circonstance l'auteur de petits morceaux plaisants et, régisseur, je dirige ma troupe avec des gros yeux et beaucoup d'éclat de rire. Nous nous déguisons. Nous sommes affreux, méconnaissables et ravis. On se photographie à qui mieux mieux.

 

Là dessus, Papa reçoit la rosette. C'est une occasion de plus de rire et d'être en joie. Nous n'y manquons pas. Cependant la séparation approche. Nous repartons pour l'Alsace, où d'autres paysages nous attendent.

En route pour le pays des cigognes.

 

Samedi 25

 

Le rapide de Trieste de 8h20. Point de ces affluences comme l'on en voit d'ordinaire aux trains internationaux. Une foule bigarrée et cosmopolite s'étale confortablement dans les larges wagons. Après un copieux lunch au «Dining Car» et une sieste du meilleur goût, nous franchissons le tunnel du Blesis. À la sortie, de magnifiques collines se dressent devant nous. C'est l'immensité bleu vert, couverte de frondaisons denses, qui s'estompent dans une brume bleutée et paresseusement vaporeuse.

 

Dijon. Des églises aux dômes de tuiles coloriées assez pittoresques. Nous entrons dans le plateau bourguignon où nous roulons bonne allure jusqu'à Dole, ville natale de Pasteur, simple et modeste.

 

Besançon se présente bien dans la silencieuse vallée du Doubs, entourée de vertes collines, de forts, de remparts, la ville plait dès l’abord. Le soleil se décide à se montrer: ses rayons encore blafards percent le brouillard ténu. Les contours se précisent, les détails sortent du demi-jour. Chef-lieu de la Franche-Comté, Besançon est la capitale d'un ancien duché, longtemps disputé par Condé aux généraux espagnols. Besançon a beaucoup conservé le caractère de la domination espagnole: les pavés, les maisons, les églises, les types mêmes des habitants, tout cela vous a un air espagnol qui ne manque pas de cachet.

 

Besançon n'est pas une de ces villes de province bêtes et sans intérêt. Les rues y sont tortueuses. Point de ces avenues droites est bordées de palaces, point de ces maisons nues à façade morose, point de mornes et «snobs» promenades. Tout au contraire de l'animation, de l’antiquité, des maisons à jalousies grillagées, des clochers bizarrement tourmentés, des ors partout pleins de vieux souvenirs qu'on évoque en passant… Où sont les séguedille et les castagnettes… 

 

L'hôtel de ville a conservé un air quelque peu farouche, avec sa façade noire, percée de fenêtres aux épais barreaux, avec son porche bas, avec son toit aux tuiles recouvertes d'une teinte rouille un peu délavée. Au bout de la Grand'rue, ce sont la Porte Noire et les vestiges d'un temple romain. Cette porte semble n’être que l'arche d'un arc de triomphe inachevé.

Au reste, Besançon n'est pas éloigné de Alise Sainte Reine, la fameuse Alésia de l'histoire, aujourd'hui colline habitée, que domine, comme pour affronter encore l'envahisseur, la statue fière et grise de Vercingétorix.

 

L'église Saint-Jean, l'église Saint-François, l'église Saint-Maurice rentrent dans la catégorie des monuments espagnols. Les vitraux en sont d'une étonnante richesse. Les statues et la décoration ornementale sont dorées avec un éclat auquel nos yeux français sont peu accoutumés.

 

Dimanche 26

 

Besançon a de nombreuses promenades. Micaud - la plus séduisante - est un jardin aux pelouses bien taillées, aux parterres élégants et d'une venue irréprochable, aux arbres élancés, donnant sur le Doubs. La vue s'étend sur la citadelle, sur Beauregard, sur la Planoise, la Chapelle-des-Buis, la ville et la vieille cité espagnole. La fraîcheur et l'ombre s’y complaisent, le silence s’y recueille, tout semble concourir à faire de Micaud un endroit charmant où il est doux de s'abandonner au mol farniente, à la voluptueuse torpeur des jours d'été. Des peupliers immenses et séculaires se réfléchissent dans l’eau calme dont le gazouillis à travers les herbes, monotone et lent se perd dans l'air lourd, tandis qu' une brise légère effleure de son haleine attiédie les corolles délicates des hortensias…

 

La Chapelle-des-Buis. Une petite chapelle gothique, aux colonnettes peintes, un sanctuaire recueilli de granite gris couvert d'ex- votos sur une petite montagne où le sapin et le buis mêlent leurs senteurs, parmi les pousses folles des noisetiers. La montée est rude, terriblement ensoleillée, presque interminable. Mais la vue qu'on découvre de la terrasse est magnifique. Au pied, Besançon, la citadelle, ses remparts, Brégille et ses forts, le Doubs dont le cours lent se traîne entre deux rives paisibles, Montfaucon, la Planoise, Chaudanne, etc…  C’est un joli coup d'œil. Le retour s’effectue par Morre dans des sentiers malaisés, dans la terre jurassique où abondent les bélemnites. Morre est un petit village à mi-hauteur, sur une route superbe qui ne tarde pas à surplomber les rives du Doubs. La descente est calme; d’un côté le roc à pic, abrupt, sauvage, hérissé de bosquets et de pins, de l'autre un ravin profond, verdoyant, frais et tout au fond le Doubs large et sinueux. Au loin, les collines de Brégille, les hauteurs de Chailly et l'horizon bleu… 

 

Nous rentrons en ville par la Porte Taillée établie dans le roc par César, puis la porte Rivotte, flanquée de deux tours à poivrière. C'est fort imposant et très vieillot. Des échauguettes, des créneaux et en dessous des armes de la ville: Défense de trotter. À notre époque d’automobiles, quel archaïsme!

 

Ce court aperçu permet de classer Besançon parmi les plus curieuses villes de France, vieux bijou espagnol enchâssé dans les collines françaises, rendues plus attrayantes par la boucle calme et noble du Doubs.

 

Lundi, Colmar

 

Aussitôt levé, je cours à Micaud, d'où je dessine la citadelle et la chapelle du Béni. Cela nous mène jusqu'à l'heure du départ pour Colmar. L'express de Lyon nous emmène à bonne allure en suivant le Doubs. La vallée est splendide. Le Doubs est encaissé entre deux chaînes de petites montagnes rocheuses. Le Doubs serpente à travers ces contreforts qui vont s'élargissant juste au cirque de Baume les Dames. Après Montbéliard ce n'est plus qu'une plaine légèrement ondulée, où viennent doucement mourir les pentes affaissées du Jura et des Vosges. Nous roulons maintenant vers Mulhouse. Les Vosges apparaissent, la voix devient droite, le train prend de la vitesse. Enfin Colmar.

 

Mardi 28

 

Nous montrons Colmar à Colette  et nous gagnons Munster, où le gîte est fort long à trouver. Après l'installation, nous grimpons au Narrenstein, point de vue agréable d'où l'on domine Munster et la vallée. C’est un bon petit commencement. Le soleil se couche lentement, éclairant par instant les villages, les crêtes, les fonds de prairie. Après le dîner, quand la lune a jailli des sapins, le silence se fait. Seul bruit la Fecht qui court à travers son lit de galets ronds. Les détails sombrent dans l'ombre, les formes deviennent floues, l'on devine plus où finissent les cimes.

 

Mercredi 29

 

Pauvre munster! La perle des Vosges détruite par la barbarie allemande. Plus d'église, quelques rares maisons debout, des sommets dénudés, voilà Munster en 1917. Aujourd'hui elle commence de se rebâtir. Les maisons s’édifient doucement, les cimes se reboisent, les traces de la guerre s'oublient. Ce matin, nous montons à Haslach, après avoir visité Eschbach, joli village enfoui dans la verdure. Je prends des photos, je dessine et nous redescendons. L'après-midi nous traversons le Moench Berg, avant poste du Reichsackerkopf. Je fais une étude de sapin et nous rentrons à Munster.

 

Les promenades matinales sont les plus agréables. L’aurore a semé ses perles de rosée, l'atmosphère diaphane et d'une fraîcheur exquise, les villages sortent peu à peu de leur torpeur de la nuit, le soleil apparaît derrière les crêtes, les fleurs s'ouvrent à la brise humide et exhalent leurs effluves parfumée. Les vaches et les cabris tintinnabulent de leur cloche argentine en broutant dans les pâturages, la Fecht semble s'animer et couler plus vite, les coqs chantent au loin, un clocher égrène les coups de sept heures, répétés par l'écho des montagnes et je m'élève insensiblement au-dessus de la vallée, tandis que monte vers moi un bruit confus de vie et de gaieté.

 

Jeudi 30 août

 

L'ouragan s’abattit la nuit dernière sur la sombre vallée de Munster et non content d'arracher aux arbres le plus de fruits possibles, il nous empêche de monter au Hohneck par le Reichsackerkopf, ainsi qu'il était convenu. Cependant le temps se leva vers midi et nous nous décidâmes pour le Fischboedle au pied du Hohneck. En route pour Metzeral par le train qui s'enfonce en serpentant dans la vallée. Un chemin suffisamment ombragé malgré sa longueur nous conduit en dehors de Metzeral dans un site magnifique, la vallée de la Wormsa. C'est un cirque immense de prairies, de descentes veloutées de sapins, de cascades, de rochers, de sommets presque inaccessibles, couronnés par le Hohneck dont la nudité rocheuse contraste étrangement avec les frondaisons qui semblent vouloir l’ ascensionner. Le sentier monte en lacets espacés, sous le couvert des grands sapins au tronc moussus. Le cirque est un ancien glacier. Il est facile de distinguer les moraines. Ces éboulis de quartiers de rocs miroitent au soleil dans ce décor de féerie. Ce ne sont que petits ponts surplombant des précipices verdoyants, des cascades fraîches dont le filet court gracieusement sur les rochers, sous la mousse, éclaboussant au passage de son écume les bords des sentiers. La vue s’étend. Les lointains prennent des teintes bleutées, le son argentin des clochettes des vaches se perd dans le profond calme, pas une feuille ne bouge, l’ombre se perd dans l'ombre, un oiseau part soudain à tire-d'aile et nous montons, tandis que la chute monotone de la cascade scande nos pas et que nos cannes ferrées retombent en cadence sur le sol rocheux. «Après bien des efforts, le coche arrive en haut!» Enfin le lac, l'étang charmant du Fischboedle. Au fond d'une cuvette verdoyante piquée ça et là de bouleaux, agrémentée de deux éboulis rocheux que dissimule une mousse brune, gît un lac aux eaux calmes, bleues comme l’azur du ciel. Une brise imperceptible fait rider par instants la face de ce miroir, perle liquide donc se parent les Vosges. Nous restons là, en admiration, ravis. L’heure impitoyable nous force de quitter cet Eden, et c’est en nous retournant plus d'une fois que nous regagnons Metzeral, dans le même décor enchanteur, à l'ombre des cimes, dans le gazouillis léger des petites sources qui descendent avec nous vers le magnifique tapis vert des prairies, semé de quelques taches rouges et brunes. Le silence se fait, le ciel devient d'un bleu adorable. De la vallée monte lentement les fumées des chaumières, un aboiement de chien se fait entendre, la brise fraîchit, la montagne s’ensevelit dans la torpeur de la nuit.

 

Vendredi

 

À 9h un autocar nous conduit à la Schlucht par Stosswihr et Soulzern. À mesure que nous montons le sapin devient plus dense, la route serpente entre les fûts immenses et les troncs pelucheux dont le feuillage tamise le jour gris. Le soleil est pâle, pâle. Les fonds et les lointains sont noyés dans la brume.

 

L'Altenberg! L'hôtel se reconstruit peu à peu. D'ici le panorama est splendide. Voici Munster et Stosswihr où viennent mourir le Reichsackerkopf et le Moench, à droite le Grand et le petit Hohneck, là-bas, le ballon de Gebwiller. Devant nous, vers la gauche c'est le Hornler Kopf, le Linge, le Schartzmaennele, les trois Epis etc.…

 

Nous déjeunons à l'hôtel français et après quelques hésitations nous grimpons au Hohneck. Le sentier alsacien suit le versant de la vallée de Munster. Après une heure, nous voilà au Hohneck en plein brouillard. Impossible de voir autre chose que le Schiessroth à nos pieds et les lacs de Retournemer et Longemer. Nous redescendons à Munster sous la pluie.

 

Samedi

 

Après être restés enfermés toute la matinée, nous décidons d'attaquer le petit Ballon. Le sentier monte à pic derrière la somptueuse propriété de Harthmann. La vue magnifique découvre le Linge, la partie est de la vallée de Munster, la Schlucht, le Hohneck, les trois Epis. L'état sombre du ciel nous alarme justement et nous redescendons vite vers Munster, mais pas assez vite pour éviter la pluie que nous recevons stoïquement.

 

Dimanche 2

 

J'ai 16 ans. Nous décidons de remonter au petit Ballon. Par un autre sentier «court et ombragé», lequel est au reste en plein soleil et interminable, nous arrivons au Rieth. L'éclairage est meilleur qu'hier. La vue est claire et plus étendue. Nous rentrons par le Solberg d'où le panorama d'ensemble est vraiment extraordinaire. Le soleil se découvre tout à fait. La plaine d'Alsace s’éclaire. Les détails ressortent, les crêtes se dessinent plus nettement, Esehbach se fait plus séduisant pour nous recevoir: fleurs aux fenêtres, gais paysans sur le pas de la porte, air pur du soir, une vallée verdoyante.

 

Lundi 3

 

La fraîcheur du matin, la senteur parfumée de l'herbe rendent plus ravissant encore le petit Fisch-Coedle. Jusqu’au Shiesrothried, le sentier s'élève majestueusement au milieu des sapins, dans un cirque chaotique de rocher et de tronc brisés. La cuvette de Shiesroth est très sauvage. Il est malheureusement «construit» en partie. Nous attaquons courageusement aux dernières pentes du Hohneck, nous sortons des sapins pour entrer dans les pâturages où le roc stérile règne en maître. Nous parvenons au Hohneck, le soleil perce et la vue s’étend, unique, sur la vallée de Munster, sur le Shiesroth, sur toute la chaîne des Vosges et sur la Forêt-Noire, de Belfort à Strasbourg. Midi. Le soleil disparaît derrière un paquet de nuages. Nous ne le reverrons plus. Nous restons là, une heure, allongés dans l'herbe, contemplant les yeux mi-clos l'immensité bleue des montagnes et des lointains. Nous redescendons par le Sattel et le Reischsacker. Il pleut à torrent. Le sentier sous-bois n'est heureusement pas très humide. Nous dépassons le cimetière Germanien D, où nous saluons les morts héroïques du Gaschney, puis c'est le col du Sattel où reposent en terre française un lieutenant et sa section de chasseurs massacrés au cours d'une reconnaissance. Voilà le Reichsaker. Je ramasse une grenade, des éclats d'obus et seul, je m'enfonce dans les tranchées. Des fleurs roses y ont remplacé nos soldats. Là où s'étendait il y a cinq ans la désolation est où planait encore le mystère de la mort, des fleurs sont venues apporter la beauté de leur couleurs et la délicatesse de leur courte existence. Tout est bouleversé, fauché, piétiné. Un bombardement sans trêve a troué le sol comme une écumoire, et je reste là, seul, calme dans l'immensité du silence, à rêver aux héros donc rien ne reste plus que la trace des corps effondrés, des luttes farouches et des désespoirs suprêmes. Dormez en paix, morts héroïques, dormez à l'ombre de ces petites fleurs à demi fanées, sous cette terre que votre sang a sauvé un instant de l'ennemi.

 

Mardi 4

 

Nous quittons Munster pour Strasbourg. Nous sommes seuls dans le compartiment de velours rouge, en plein soleil. Nous passons au pied du haut Koenigsberg, de Sainte-Odile. Les Vosges déclinent, la plaine s’étend, s’allonge: Strasbourg. Tout aussitôt nous allons voir la cathédrale et nous regardons ses teintes fauves et chaudes mourir dans la grisaille du soir.

 

Mercredi 5

 

Par les petites rues coquettes, nous retournons à la cathédrale. Nous nous amusons à voir sonner l'horloge. Nous irons de ci de là et, dans l'après-midi, nous partons à Saverne où l'installation dans les fleurs nous mène jusqu'au soir.

 

Jeudi 6

 

L'installation et la correspondance occupent grandement notre matinée et une partie de l'après-midi. Ce n'est que vers quatre heures que je me décide à monter Haut Barr. Le sentier est doux et agréable. Au bout de trois petits quarts d'heure, j'arrive au pied d'une imposante masse rocheuse d'un roux doré, immense, où s’est juché le château des Evêques de Strasbourg. Une partie des remparts des des tours est intacte. Malgré les lourds escaliers de bois et une petite auberge égarée, le château garde son caractère renfrogné d'autrefois. La vue, sans la brume, serait splendide. Il nous faut nous contenter d'un horizon borné. Au loin Strasbourg et Sainte-Odile; à nos pieds, Saverne, Stambach, la Zorn… La trouée de Saverne où se glisse le chemin de fer se voile à travers la brume. Là-bas, le clocher de Wissembourg pointe vers le ciel qui poudroie.

 

Vendredi 7

 

Ce matin repos complet… Cet après-midi, nous remontons au Hohbarz, puis nous nous dirigeons vers le grand Gerolhsteck, forteresse en ruines majestueuse avec son donjon carré encore intact.

 

Samedi 8

 

Nous nous décidons vers trois heures pour le Karlsprung ou saut du prince Charles. La légende veut que Charles le Téméraire, revenant à Saverne, ait fait sauter à son cheval cette masse énorme de rochers. En arrivant à Saverne, le cheval serait mort, et l'on montre dans le roc, la marque des quatre fers du cheval… Nous revenons par la côte de Saverne, magnifique route large, bordée de deux charmants sentiers. Peu ou point de brise, un silence demi- bruyant seulement troublé par le bruit mou d'un fruit mûr qui tombe.

 

Dimanche 9

 

Arrivée sensationnelle à Wangenbourg  ce soir à 7h. Nos chambres sont assez confortables. En me penchant un peu à ma fenêtre, je découvre une vue agréable sur Wangenbourg. La montée de ce soir, à travers les sapins épais fut féerique. Le temps est au beau fixe et nous sommes ravis de ce nouveau séjour.

 

Lundi 10

 

Je préfère, à toute autre promenade, un repos douillet dans un bon fauteuil. Je regarde les sommets boisés qui m'entourent. Je suis ravi de ce délicieux pays où tout s'annonce bien. Vers 4h30 nous partons pour le Schonberg avec la ferme intention de ne le point gravir entièrement. À mi-chemin malgré la splendeur captivante des sapins, nous redescendons avec entrain.

 

Mardi 11

 

Excursion très réussie à Dalo. Le sentier est monotone et fatigant en dépit des jeux de soleil à travers les branches veloutées des pins. C'est un sentier de schlitte, jonché de rameaux sur lesquels on glisse à l'envi. Nous arrivons sans trop de peine au col de la Schleif, petite Schlucht en miniature; nous attaquons courageusement le joli chemin de Dalo et après quelques belles échappées sur la montagne sauvage en cet endroit, nous arrivons en vue de la Chapelle Saint Léon, perchée sur un rocher de grès rouge. La vue s’étend vers les premiers contreforts des Vosges et sur l'immensité bleutée qu’est aujourd'hui la Lorraine. Je reste là à dessiner et à admirer. Je redescend seul, rencontrant les schlitteurs et leurs charges qui me saluent d’un rude bonsoir, que j'apprécierais davantage sans ces maudites branches de sapin où je pense me prendre les pieds à chaque instant.

 

Mercredi 12

 

La matinée est par nous employée à travailler. Après le déjeuner malgré la chaleur, nous nous proposons comme but de promenade Obersteigen, un joli village des environs. Nous partons sans entrain, mais bientôt la vue dépasse notre espoir et nous ne regrettons rien. Obersteigen est un hameau situé d'une façon très agréable. A un détour de sa rue–bien modeste il est vrai–on découvre subitement Saverne à gauche et Wangenbourg à droite, avec leurs crêtes verdoyantes. À la descente, nous admirons les pins et les sapins magnifiques, et si n’était l’heure qui nous presse, nous resterions dans ce lieu frais et tout embaumé de senteurs de résine.

 

Jeudi 13

 

La dernière grande excursion: le château de Nideck par le Pandurenplatz. À 10h ce matin, sac au dos, canne en main, nous nous enfonçons dans les sapinières par un chemin agréable, marqué de petits lapins verts… La vallée des Loups, assez resserrée, se montre bientôt avec ses vertes prairies et ses coquettes maisons fleuries qui font songer à quelque bergerie pour enfants… Nous nous engageons dans le sentier raide de Panderren. Des sapins montent, indéfiniment. Nous nous arrêtons quelques instants au Pandurenplatz qui est un vaste carrefour. En une heure nous avons atteint la maison forestière du Nideck. Là, près d'une petite source fraîche, nous faisons un repas rapide et «silvain». Comme dessert, des mûres sucrées cueillies dans les épines.Une sieste brève… et en route. Du château du Nideck, il ne reste que deux tours dont l'une se perd dans l'océan vert des sapins. Nous montons à l'autre. Vue splendide sur l’Odilienberg et le Champ du Feu. Le soleil nous oblige d’en redescendre. Il est trois heures. Nous rentrons. À la bifurcation de la Wolffstal, nous filons directement sur Wangenbourg où nous arrivons pour dîner.

 

Vendredi 14

 

Colette et moi grimpons au Schnecberg. La montée est belle. Des échappées vaporeuses sur la montagne, sur les lointains flous. Une belle route en corniche nous amène à 600m au-dessus de Wangenbourg. Au Schenecberg, la vue est magnifique. Là c'est Sainte Odile, ici la Moselle, et toute une partie des Hautes Vosges. A dix heures et demie, nous redescendons sans hâte.

 

Samedi 15

 

Verdun. La ville est sale. Il pleut et on ne peut sortir sans être crotté des pieds à la tête. Au bout d'une demi-heure, ni tenant plus, nous quittons la gare. Le soleil se montre. Je vais prudemment de trottoirs en trottoirs jusqu'à la Porte Chaussée. Je pousse jusqu'à la Citadelle, et je rentre en ville par une belle porte voisine de la cathédrale. À Sainte-Menehould, la voisine de Madame Rogelat nous attend. L'arrivée est délicieuse. Dimanche, il pleut. Lundi nous montrons Varennes à Colette. Nous revenons par Clermont où nous rencontrons oncle Maurice. Mercredi nous allons à Châlons. Un long arrêt à Notre-Dame de l’Epine nous permet d’admirer la splendide basilique et le jubé.

 

Samedi matin, nous rentrons à Paris.

 

Avant la rentrée à Stan, je passais quelques jours avec mon ami Guy qui devait préparer son bachot dans une autre maison. Ce n'est pas sans une grande tristesse que je vis s’éloigner ce vieil ami de chaque jour avec qui j'avais passé de si heureux instants. Je retrouvai Jean avec joie ainsi que son frère Jacques que j'aimais déjà aussi infiniment et j’entrai en Math Elem.

 

Ici s'ouvre une période de trois ans pendant lesquels je vais essayer, mais à tort, de me découvrir des dispositions en mathématiques. J'étais donc en Math Verte, avec Monsieur Besserve que je connaissais de l'année dernière. Je retrouvai la plupart de mes camarades, désireux comme moi de préparer de loin l’X, qui nous paraissait un but bien lointain.

 

La retraite de rentrée fut prêchée par le père Samson. Comme mes camarades, je fus bien vite enthousiasmé par la parole entraînante de ce prêtre aux traits émaciés où deux yeux ardents brillaient d'un feu et d'une vie intérieure intenses. Il sut aborder avec une sûreté et une maîtrise incomparable les sujets si graves du mariage et de la préparation à ce grand acte de la vie. Il sut être à la fois sobre et éloquent et il jeta dans nos âmes un magnifique aperçu d'une vie chrétienne bien comprise.

 

Je me mis au travail courageusement et il ne me fallut pas longtemps pour m’apercevoir que je ne suivais la classe qu'avec assez de difficultés. Néanmoins bien des motifs me pressaient de rester en Math Verte: l'année commencée, l'examen de la fin de l'année et, pour tout dire, mes habitudes et mes amitiés. Renoncer au Bachot pour 1924, c’était me mettre en retard d’un an sur mes camarades et l’abandon des amis…

 

Je venais de faire connaissance avec Hélion de Lusay, pour qui j'ai toujours eu la plus vive affection et je trouvais dans cette amitié nouvelle un puissant dérivatif aux soucis scolaires qui m'importunaient. Bien qu'il eut des goûts et des tendances opposés aux miens, nous étions les meilleurs amis du monde et si le hasard nous a séparés, nous nous retrouvons du moins avec un très vif plaisir, évoquant les nombreux souvenirs qui venaient illustrer notre vie de chaque jour. Notre professeur de philosophie, Labbé Bottinelli, daigna m'apprécier et il sut me pousser comme il convenait. Je fis en philosophie des études assez brillantes et ma facilité en lettres m’aida beaucoup dans ce genre d'études. 

 

Dans le même temps, commençait à se développer mon activité politique. Engagé–et par ma famille et par mon initiative personnelle sur le terrain politique–je devins bientôt par ma parenté avec Maxime Real Del Sarte, le chef de la propagande royaliste. J’eus pour camarade et chef d'équipe de Merlis à qui je succédai l’année suivante. L’indignité du régime qui nous gouverne actuellement, l'étude approfondie de l'histoire et le sentiment de la grandeur française m'amenèrent  seuls à devenir monarchiste enragé. Je crois–et ma foi est fondée sur des faits qui sont indiscutables–que seule la royauté peut assurer la suprématie française et c'est par suite d'un orgueil patriotique bien compris que j’ai par avance consacré ma vie aux Princes qu’il a plu à Dieu de nous donner. Puisse le Roi très chrétien remonter quelques jours sur le Trône sacré de ses pères d'où la folie bourgeoise et populaire a chassé Charles X et Louis-Philippe.

 

Le premier trimestre se passa normalement. Notre surveillant–que nous surnommions «Nounou» se prêta à maintes caricatures. Notre Préfet «le Chat», l’abbé Pauly, était charmant. J’eus bien quelques fois maille à partir avec lui, mais ce fut passager et nous avons conservé les meilleures relations. Quant  au sous-préfet, Monsieur Gallen, nous nous amusions tous à ses dépens et les trop nombreuses caricatures que je fis de lui n’eurent pas pour seul but de me le concilier. Mais tout s'arrangea et nous ne pouvons nous rencontrer sans rire encore de tel ou tel dessin.

 

Nos vacances du jour de l’an furent occupées par un voyage au Mans où nous retrouvâmes avec joie nos chers cousins. Mon affection pour eux a été sans cesse en croissant et s’est portée tout particulièrement sur Poucette et Philippe pour qui ma tendresse revêt un caractère particulièrement fraternel. Comme toujours notre séjour au Mans paru trop rapide et ne fit qu’augmenter notre désir de voir souvent ses cousins si aimés. D'ailleurs au mois de mars, nous pûmes faire une petite apparition de trois jours qui nous fit un plaisir infini.

 

Le second trimestre amena fatalement la crise que je prévoyais. Pour éviter un échec au Bachot de maths, j’entrai en Philosophie, sans gaieté. J’y fus le premier sans grande peine et j'attendis stoïquement le retour des vacances de Pâques et le plaisir de revoir la mer et nos amis Prinvault.

 

La mer! Avec quelle respectueuse ferveur j'écris ce mot! Que de fois, je suis resté au pied des falaises, regardant les flots se jeter impétueusement contre les rochers ou ensevelir lentement les étocs noirs de la plage. Que de fois je suis venu voir dans la nuit blanchir les crêtes des vagues, le visage fouetté par les embruns et la brise fraîche. Comme il fait bon, le soir après dîner, sur la grève. L'on s'étend sur les galets en se faisant une petite place pas trop hérissée de bosses. Au-dessus le plus souvent le ciel sans étoiles où courent des nuages bas aux contours imprécis. Au milieu du silence des bois, des murailles de craie et de silex, la mer travaille sans relâche avec son bruit éternel. Si elle est calme, ce n'est que le clapotis des flots entre les galets, le bruissement mou qu’ils font en mourant sur la grève avec mollesse. 

Si l'ouragan gronde, c'est le grand fracas de la mer, montant à l'assaut du rivage, engloutissant dans ses gouffres verts, livides, les galets énormes et les rocs qui roulent en tonnerre couronnés d'écume. On ne voit, dans le soir, que les crêtes blafarde des vagues l’abîme noir qui se creuse avant le coup sourd et prolongé du flot qui déferle. C'est la solitude, solitude troublante, angoissante, qui semble s'accrocher à tout. La nuit, les falaises paraissent plus grandes encore, les distances n'existant plus. L'on marcherait des heures sans s'arrêter. Les grands flots de la mer! Jamais orchestre n’eut plus de vigueur, d'entrain, de majesté et de redoutable grandeur!

 

Le temps nous favorisa et nous en profitâmes pour aller jusqu'au Havre visiter quelques bateaux. Superbe journée que celle de notre grande randonnée. Le port nous parut plus avenant sous le soleil et les transatlantique, plus gais. Avant le départ des Pilliard, le samedi de Pâques, on tenta le pique-nique rituel. Nous étions installés dans la vallée d’Eletot quand un orage épouvantable vint nous en chasser. Il fallut se réfugier chez les Prinvault où d'ailleurs l'on s'amusa follement.

Le spectre du bachot surgissait à nouveau et déjà la fièvre du travail philosophique faisait sentir ses effets. Entre-temps, pendant mes loisirs–alors encore considérables–je faisais de fréquentes promenades avec mon petit ami Jacques Leuret. Longues balades à vélo au bois, soit le jeudi, soit le dimanche, où Jacques se montrait toujours charmant et enjoué. À la Pentecôte, il eut la fâcheuse idée d'avoir l'appendicite. En huit jours ce fut expédié. Je le vois encore dans la chambre de la rue Eugène Millon, à demi enfoncé dans son lit blanc, les yeux bien ouverts et rieurs. Le pauvre Jacques ne pouvait rire sans pleurer à cause de sa maudite cicatrice et mon sérieux même l'amuser. Il tenait son ventre et son bandage, le pauvre chéri, en me répétant: «Ne me fais pas rire, ne me fais pas rire».

 

11 mai! Tristes élections qui devaient nous amener le Cartel et sa néfaste politique. Triste réponse à la nomination du Maréchal Hindenburg comme président du Reich. Les champions du catholicisme, grâce au Mémoire Confidentiel de «l'inepte petit abbé Renaud»(Maurras), mordirent la poussière. La chambre du 11 mai était grosse de désastres virtuels que nous verrons s’épanouir au cours de sa misérable législature.

 

Je fus reçu au bachot, et Jean avec moi. Le 24 juin, j'étais libre. Que faire de trois bons mois de vacances? Le problème fut vite résolu. Quelques jours après mon examen, j'étais au Mans, à cheval, sur les routes, à galoper et à respirer l'air des pins, car les environs du Mans sont très boisés de pins. Aussitôt descendu de cheval,  j’allais à La Foresterie. J'y fis la connaissance de mes délicieux petits amis Avice qui il me faut présenter. Françoise, d’abord, très grande. De longs cheveux blonds nattés, des yeux bleus, assez gais. Monique, neuf ans, ravissante enfants aux cheveux d'or léger, aux yeux purs et clairs, bleus comme un pâle saphir. Une grande bouche aux lèvres vermeilles, pareilles à deux bandelettes de pourpre, au sourire enchanteur. Un éblouissement… Tom, ou plutôt Pierre, le premier garçon, huit ans, un peu pâle, blond comme ses sœurs, mêmes yeux bleus mais pleins de malice, un corps perpétuellement agité, des muscles d'acier et un cœur d'or. Ginette et Manen (Emmanuel) les deux plus jeunes, charmants enfants de six et trois ans. Toujours les cheveux d’or et les yeux d'azur. Madame Avice m'a retenu à déjeuner et après le café, je suis allé rejoindre «mes enfants». Déjà le portraitiste observe les ressemblances. Je pose mes mains sur les têtes, cinq paires d’yeux rieurs et timides me regardent. Je souris. Il s'épanouissent et tout de suite nous sommes d'excellents amis presque cousins. Tout de suite aussi, Pierre et Monique sont mes chouchous. J'emmène tout le petit monde à la file sur ma bicyclette, autour de l'étang dans le parc, on fait de la gymnastique au portique et le temps passe effroyablement vite. Je croque Monique et Pierre… Et me voilà reparti pour Le Mans. À l'an prochain, chers petits amis!

 

À ma rentrée à Paris, les vacances sont décidées. Nous partons pour Vulaines à côté de Fontainebleau, mais de l'autre côté de la Seine, au-dessus de Valmondois. Nous arrivons une après-midi, par un temps fort ensoleillé. Je vais en avant avec ma bicyclette pour avoir les surprises. Après la montée au village, entre deux haies de peupliers gigantesque, une barrière blanche. Derrière trois bouquets de lauriers entourés de géraniums. Je les contourne et voici la maison toute blanche au bout d'une longue allée, par delà deux grandes pelouses. J'avance, heureusement surpris. Le parc a de superbes arbres, l'ombre y est délicieuse, et la maison paraît si accueillante. J'entre dans le salon, très frais, les volets sont fermés pour éviter les ardeurs de juillet. Bonne-Maman n'est pas là. Je traverse le salon, le petit salon, la salle à manger et voici la maîtresse de céans toute étonnée de me voir déjà là…Nous montons visiter. Tout est gentil, propre, clair et je m'installe dès que les bagages arrivent. Nos vélos ont une pièce à eux, qui ouvre sur le jardin et sur la cour, car il y a une cour d'honneur avec une grille donnant sur l'église. De ma chambre, j'admire le parc qui s'étend loin et dont j'aperçois une seconde barrière, sur la route de Provins. Notre parc est en deux morceaux. Devant la maison jusqu'à la route de Vulaines, le jardin, déjà très grand avec trois pelouses semées de bégonias et de géraniums. Au-delà de la route de Vulaines, un grand pré, le potager, l’île et son petit étang, le tennis, la rivière et le bois. Nous sommes ravis. Notre domaine sera fort agréable et nous aurons de la place pour y jouer. En attendant les Pilliard, nous allons préparer le court- lequel en a bien besoin- et explorer les environs, y compris les abords de Fontainebleau que nous ne connaissons pas encore parfaitement. Le temps est agréable, assez chaud et au retour de chaque promenade, nous retrouvons avec délice la fraîcheur des ombrages devant notre maison. Les abords de la Tour Denicourt reçoivent de notre part d'assez fréquentes visites. Nous nous familiarisons avec tous les sentiers dont le dédale est presque inextricable. Nous descendons plus bas vers Samois, puis Bois le Roi, Fontaine-le-Port où l'on retrouve la Seine et un pont. Sur l'autre rive en revenant vers Vulaines, c’est Héricy, où nous aurons tant de fois l'occasion de revenir, donc il nous faudra connaître les fournisseurs sur le bout du doigt. Entre Héricy et Vulaines, des taillis et des champs impraticables à vélo, mais où cependant nous nous aventureront souvent.

 

Les Pilliard arrivent un soir. Nous leur faisons les honneurs de la demeure et du parc. Le lendemain de leur arrivée, il faut mettre au point les vélos. Et une fois ceux-ci parés, en avant la grande aventure! Tantôt en auto, tantôt à bicyclette, nous sillonnons sans cesse les routes de la forêt de Fontainebleau. C'est Franchard et ses bouleaux, Apremont et son désert si varié, avec ses pins et ses bruyères mauves, ses rochers gris veinés de vermillon, ses bouleaux maigrichons. Les jours passent, courts, formidablement courts. Vacances sans histoire, partagées entre le tennis, les promenades et les lectures. Je dévore: jeune fille de G. d’ Houville, prime jeunesse de Loti, Gengolph l’abandonné de Bazin et les Mémoires du duc de Broglie.

 

Bout basse… Mais 17 ans sont doublés le 2 septembre sans encombre. Le 5, Maman et moi nous partons pour Saint Palais où nous devons passer huit jours. Voyage de nuit sans incident. Arrivée par un temps médiocre. Cependant le soleil est plein de promesses. La soirée est fort belle. Nous refaisons connaissance avec le Concre, avec les bois et les acacias du Platin, les dunes de la grande Côte, les raisins sucrés de l'arrière pays, la blonde poussière des routes, et nous ne nous lassons pas de contempler la mer, si bleue, si calme, si fascinante, le soir quand le soleil plonge derrière le phare de pleine mer. Nous passons un dimanche à Royan, dans les bois de Vallières, frais, séduisants, recueillis, où de jolies villas font des taches claires. Avant de rentrer, nous poussons jusqu'au grand phare de la Coubre par le petit chemin de fer où la traction animale a été heureusement remplacée par un moteur. Retour de nuit rapide, vers Vulaines où nous trouvons un temps maussade. La fin des vacances est morne, sans grand intérêt.

 

Je trouvai des changements à Stan. Le chanoine Laborie cédait sa place à l’abbé Martin, ancien censeur. L’abbé Botinelli quittait sa classe de Math Verte pour être remplacé par Monsieur Raymond Meunier. Notre maître Feyel–si aimé et si passionnant–était nommé Directeur de l’Institut français de Varsovie. Que de départs!

 

La retraite de rentrée fut prêchée par le R. P. Vuillermet. O.P. très original et dont la parole facile et amusante sut conquérir le mauvais public de Stan, car Stan - le grand collège du moins et l’Ecole - est très mauvais public.

 

Je me trouvais avec de nouveaux camarades, dont quelques-uns sont (1928) de brillants élèves: Laurent, élève à l’X, Loiret, en passe d'être reçu à l’X, les Lancrenon, encore X, etc… je me fie bien vite à ses figures nouvelles, mais sympathiques. Le travail était loin d'être excessif, puisque je retrouvais–c'est le cas de le dire–de vieilles connaissances. Je les perfectionnai et m'appliquai à développer en moi le sens mathématique, cet intuitivisme qui fait que l'on précède en quelque sorte les opérations successives par lesquelles l'esprit doit passer avant d'arriver à un résultat, quelque soit, du reste ce résultat. C'est à cette année de Elémentaire et à mes années de Spéciales, que je dois une formation mathématique assez poussée et qui m'a accoutumé à joindre à l'esprit de finesse acquis par les humanités, cet esprit de géométrie grâce auquel les conclusions et les constructions de l'entendement ont ce bel équilibre et cette calme ordonnance si rares présentement. Les loisirs que j'avais joints à ceux que je prenais même sur le temps strict de l'étude me permirent alors d'étendre le domaine de mes connaissances. C'est à ce moment que naquit en moi le goût des études–théologiques est un trop gros mot–spirituelles et religieuses, si l'on veut. Sans apporter à ces études un soin extrême - d'ailleurs je n'en avais pas eu le temps -  je m'efforçai cependant d’acquérir quelques bases solides sur quoi je puisse quelques jours édifier le reste. L’Ecriture Sainte et ses commentaires sont une salutaire école d'équilibre et de bon sens. Quiconque veut solidement asseoir ses convictions religieuses avant que les épreuves de la vie les viennent ébranler, se doit de chercher dans l'histoire du peuple d'Israël et dans la vie du Christ, ainsi que dans les Actes des Apôtres ces hautes leçons auxquelles se doit plier la vie de chaque instant. Loin d'être monotone, l'étude des textes inspirés procure une paix et une douceur non pareilles; comme elle repose des pauvres élucubrations humaines! La chaleur de la persuasion qui s'en dégage n'a d’égale que la douceur même du joug proposé. En vérité, le joug du Christ Roi est bien léger et ceux qui le refusent plient souvent sous le joug plus lourd des passions ou de la routine.

 

Dans le même temps, j'allais faire à Rouen mon pèlerinage habituel. La Vierge de Bon Secours inspire à ma famille une particulière vénération, car c'est sous le signe de Sa Royale et Divine protection que les principaux événements de nos différentes existences se sont déroulés. Bien souvent en effet je suis allé seul une après-midi à Rouen, soit que le soleil vint magnifier le cantique de pierre de ses églises, soit que la brume grise incitât au recueillement. Cette année-là, le temps était morne. Une fumée lourde s’appesantissait sur la ville et, en arrivant par le chemin de fer, il semblait que l'on se plongeât dans une atmosphère grise et funèbre. Je montai à Bonsecours par le petit tram jaune, qui s'élève lentement au-dessus de la Seine et de ses péniches. Le vent soufflait de l'Ouest, âpre, hostile. Quel calme dans la basilique aux colonnes peintes. Les éclats de voix de la bise secouaient faiblement les vitraux, et, au-dessus du scintillement des cierges, la vierge au manteau blanc souriait, son Divin Enfant dans les bras. De cette demie obscurité, de ce silence étouffé, de l’odeur tiède de la cire, montait un je ne sais quoi de paisible, de recueilli, d’éternel qui fit que je restais longtemps craignant de briser le charme, l'extase qui me retenait au pied de la Divine Mère. Et soudain, je me suis levé et je suis sorti, accueilli à la porte par une rafale de vent sous le ciel pluvieux. Je suis allé près de la Croix dans le cimetière, contempler Rouen et son brouillard… Je suis descendu, tout surpris de retrouver en bas l'activité fébrile et silencieuse du port. J'ai erré dans les rues attendant l'heure du train. Je suis entré à Saint-Ouen: il était tard, la nuit venait. Dans une chapelle sous une statue de Vierge, un cierge achevait de se consumer. Deux ou trois formes noires, à genoux, égrenaient leur chapelet. Mes pas ont résonné étrangement. J'ai levé les yeux pour admirer l'élan magnifique des colonnettes vers les hautes clés de voûte. Les piliers massifs de la nef sombraient dans une obscurité uniforme. Je me suis assis. La statue à demi-éclairée était une antique statue, aux belles et sobres draperies dont les plis semblaient vaciller à la flamme tremblotante du cierge. Sur la pierre jaunâtre, la lumière faisait une grande tache blanche dont l'éclat allait mourir dans les recoins d’ombre… Une dernière fois, tandis que le train me ramenait, j’ai levé les yeux vers Bonsecours à demi enseveli par la nuit et la pluie fine du soir.

 

Le lundi–et quelques fois le vendredi–à 4h30, j'attends Jacques. Puis nous allons travailler ensemble. Il ne va pas sans de fréquents orages ce travail. Le maître est patient, trop même, et l'élève fort inattentif. Que de déclinaisons dites et redites, que de verbes récités, puis repris jusqu'à ce que les formes soient nettement incrustées dans le cerveau rebelle. Et les robinets et les bassins qui se vident et les tonneaux revendu à des prix défiant toute concurrence et les bénéfices de 3,50 Fr.! Pauvre Jacques!

 

Guy était à Sainte-Geneviève, chez les «Bons Pères»- la «boîte». Il n'y a pas d'autres termes pour signifier ce que nous entendions par-là - est à une extrémité de Versailles. Les Jésuites veulent sans doute passer pour inaccessibles. De temps en temps, le jeudi, j'allais jusqu'à Viroflay et, de là, par des chemins–en hiver abominables, en été sans ombre–je gagnais la rue de la Vieille Eglise, limitée d'un côté par l'immense parc de Sainte-Geneviève. Une entrée de prison… On attend dans un parloir aux fauteuils de velours rouge, affreusement Louis-Philippard… Un salon de curé où il ne manque même pas le portrait de Monseigneur dédicacé. Quand Guy paraît ce sont de très longues conversations où l'on évoque bien des souvenirs et où l'on cherche à prévoir un avenir très imprécis. Un grand calme, fait à la fois du grand silence du cloître, du monastère et de la tension des études. Il n'y a qu'en France qu’on peut concevoir pareille chose.

 

Les lundis soirs se passent entre amis en causeries littéraires, tantôt chez René (de Fréminville) tantôt chez Jean, chez Sainte-Fare, ou à la maison. En fumant et en sirotant des liqueurs, on lit, on bavarde on ébauche des projets; les plus anciens initient les cadets aux beauté des maîtres nouveaux. Comme l'on se trouve entre camelots du roi, la besogne est facilitée par le fait que les discussions politiques et religieuses nous sont inconnues.

 

Au reste, nous entendons parler politique aux réunions du jeudi soir, à l’A. F. Les maîtres du mouvement monarchique où les amis et fidèles de Mgr le Duc d’Orléans y viennent développer les thèmes favoris sur l'organisation politique, économique, sociale de la Monarchie. Au cours de l'année, à la suite des incidents de la Chambre où le vaillant marquis de la Ferronays a joué le rôle de défenseur de la religion insultée, nous entendons précisément le «censuré» qui est porté en triomphe. La cause de Dieu s’identifie avec la cause de la patrie dans bien des cas, et ce n’est pas sans raisons que le colonel de Vesins rappelait alors à son auditoire que les chefs d’État, rois ou président de la République doivent des comptes à Dieu de leur gouvernement, principe trop oublié à l’heure présente.

 

Une fois de plus, le rapide de Brest m’emporte vers Le Mans, ma valise gonflée de trois volumes différents, mais passionnants: Sophocle, Hamlet, la Divine Comédie. Ce n'est point ici la place de développer les mérites et le génie de Dante, de Shakespeare et de Sophocle. Il convient cependant de saluer en passant le profond mystique italien, le génial  dramaturge anglais et le tragique auteur d’Œdipe. Quel bel exercice pour un cerveau latin, que de pénétrer le subtil génie de la fin du Quattrocento, l'épanouissement de la mystique médiévale italienne, puis de s'ouvrir au rythme grec, au charme harmonieux de ses vers, à l'ardeur contenue et langoureuse de leurs formes voluptueuses, à cette vie riche gaspillée par des bavards aux blanches tuniques, enfin d'entendre bouillonner les passions nordiques, aux sauvages accents, dont les horreurs, pourraient être plus froides et concentrées n'en sont pas moins humaines.

Quand l'on s'est embrassé et réchauffé au poêle familial, l'on se regarde bien pour voir qui a changé, qui a grandi. Philippe et Poucette sont en général très grandis. Philippe s’assagit, ma Poucette devient plus sérieuse. Michel se prépare à devenir lentement un splendide «corsaire». Francois danse. Anne-Marie travaille et Rémi est presque toujours au loin. À la veillée, on bavarde où l'on joue aux charades, heureux de se retrouver après une longue absence. Je dessine toujours et cette fois, c'est poucette qui va poser pour le cousin bien ennuyeux. C'est un modèle ravissant que Poucette; je ne le lui dis pas trop, parce qu'elle le saura bien vite, malgré sa délicieuse modestie. Mais elle doit le comprendre à mes regards et à l’insistance que je mets à la portraiturer.

 

La chasse, à la Foresterie, donne peu. Francois réussit à achever un lièvre et à blesser le garde. Je rate un lapin ridicule. Ces exploits cynégétiques terminent notre court séjour.

Nous rentrons à Paris. J'emploie le reste de mes vacances à savourer l'Inde sans les Anglais de Loti et ses mystérieuses légendes. La dernière après-midi, j'emporte mon album et une sanguine et, en route pour Versailles. Un pâle soleil. Les arbres nus ont des reflets mauves, mordorés, sur l’eau câline du grand canal. Le sol est durci, il fait froid, personne dans le parc. Quelques feuilles achèvent de tomber. Leurs compagnes à terre forment un lit fauve où mes pas s’étouffent en un froissement régulier. Près du Grand Trianon, je m'assieds et je dessine un coin du canal. Le soleil a disparu derrière les hêtres. Son disque de sang rougeoie à travers les branches grises. Les arbres se mirent tristement dans la nappe rosée dont l'eau, par place, clapote à mi-voix. Mes mains sont gelées, mais le dessin est terminé. Un dernier regard enveloppe les nobles perspectives de Trianon, la sombre ligne des bords du canal, le ciel pâle et je rentre toute emmitouflé.

 

…Brouhaha dans la salle des fêtes. De son piédestal, Charlemagne promène sur nos uniformes son regard de plâtre. La joie et surtout les visages. La sonnette retentit et les discours fleuris commencent. J'en compte quatre et je me lève.

 

Sire, s'il pouvait encore se rencontrer en ce bas monde quelque légitime sujet d'étonnement, ne semblerait-il pas que ce dût être le spectacle d'un Mathématicien sortant de la contemplation des espaces infinis pour se livrer–maladroitement du reste–à quelque exercice littéraire.

Cependant, lorsqu'il s'agit d'un piètre mathématicien qui erra longtemps dans les jardins de la philosophie, quoi de surprenant qu'il sache encore pratiquer l'art de discourir, sinon pour parler de tout avec vraisemblance comme disait Descartes, du moins pour ne rien dire?

Que vous importe, Sire, la philosophie! Votre Majesté savait à peine lire. Elle s’épargna de la sorte bien des ennuis. Mais de tous les avantages qu'elle put retirer de son ignorance, elle n'apprécia certes jamais assez celui de ne point connaître les idéologies creuses bâties quotidiennement par ces fâcheux entrepreneurs, ces faiseurs de système qu'on nomme par euphémisme philosophes, car loin d'aimer la sagesse comme ils le devraient, ils s'en écartent avec horreur à fin de dérober au bon sens le seul moyen qu'il ait de les faire taire.

Et pourtant, Sire, sous vos yeux immobiles, après avoir soutenu mordicus à la suite des grands idéalistes l’inexistence de la matière, ces mêmes philosophes se laisse entraîner par leurs grossiers appétits et je ne crains pas de dire qu'en ce moment la matière existe pour eux, peut-être plus pour eux que pour tous les autres! Mais, Mathématiciens ou Philosophes, nous n'avons qu'une voix pour remercier Monsieur le Directeur de nous prouver par des arguments décisifs l'existence de cette matière, et quelle matière!

 

Douceur de la crème de volaille, délicatesse des viandes, scintillement des cristaux, éclat des couverts, couleur des vins généreux, arôme des mets, parfum de venaison, gai pétillement du champagne, velouté des fruits, bouquet des crus fameux, fraîcheur de la glace, joie et liesse, tout ce soir s’harmonise pour exalter la plus savoureuse matière. «Qualités secondes que tout cela, dites vous, Philosophes ?» Allons donc, c'est de première qualité, au contraire. Décidément le bonnet d'un cuisinier vaut plus que le calot d'un philosophe. Je lève donc mon verre à la santé de Monsieur le Directeur, de Monsieur le Censeur, à la santé de tous nos maîtres, spirituels ou temporels, au succès de Messieurs les philosophes- et sur ce point comme sur tous- les Mathématiciens sauront leur donner l’exemple. Je bois enfin à la prospérités de la grande famille de Stanislas.

 

Les philosophes m'ont interrompu, mais les applaudissements me prouvent que j'ai réussi à secouer les convives sous le charme de cette inimitable matière. À la sortie, je suis très complimenté. Cela fait partie du banquet!

 

Je patine. Ce n'est pas la première fois. Mais je patine avec mes patins! Et quels patins. D’immenses patins de hockey, longue lame d'acier qui permet de grandes vitesses et des arrêts très brusques. Double avantage. Mais le Palais de Glace n'est pas un endroit bien agréable. C'est pourri d'étrangers, pas très sympathiques et il y a là un certain nombre de petites femmes pas très comme il faut. Il suffit de ne pas regarder leurs visages outrageusement peints. Le patinage s’en passe très bien. C'est donc une sensation charmante que de glisser sans effort, en cadence, d'éviter des patineurs plus lents, de forcer insensiblement l'allure et soudain après un coup de frein, d'aller comme à la dérive, les pieds joints, lentement.

 

Le printemps apporte des nouvelles bien diverses. On parle de la suppression de notre ambassadeur au Vatican. C'est tout à fait dans l'esprit du Cartel et de la République. Rien qui m'étonne. L'orage passe. L’Eglise peut rire de ses ennemis de carton, lâches et sournois, haineux; pauvres gens.

 

Comme contrepoison, je lis les mémoires de Louis XIV. Quelle allure! Je ne connaissais pas encore Louis XIV. Le beau livre de Louis Bertrand ne m'avait pas encore révélé le Grand Roi. C'est le Roi lui-même qui m'a initié à l'étude de sa grande âme.  Dès les premières lignes, le calme, la simplicité bien royale mettent à l’aise le lecteur. Je vois assez le Dauphin de France, lisant sur ses 16 ans ces admirables pages où son père a su analyser avec tant de profondeur son caractère de roi. Roi, Louis XIV l’a été plus que personne. Il a connu tous les délices de la Couronne, l'enivrement de la gloire et de l'amour. Les plaisirs ne l'ont jamais écarté de son devoir. Ah! Quelle noble idée, il se fait de son devoir! Sous la plume royale, le nom du Dieu des rois est fréquemment invoqué et la pensée de la divine Lieutenance anime à chaque instant les réflexions de Louis XIV. Sur l'œuvre du roi, le XVIIIe siècle et le stupide XIXe ont passé, avec leurs folies; comme son bon sens est reposant! Louis XIV atteint sans effort le sublime, le grandiose à force de simplicité et de bon sens. Comme elle s’éclaire la phrase de son aïeul Philippe: «nous qui voulons toujours raison garder!» Quelle belle raison, non pas froide et compassée, dénuée de toute sensibilité mais au contraire riche de l'expérience du cœur. Le roi fut un père très aimant. Il adorait les enfants. «De l'enfance partout» notait-t-il en marge des plans de Versailles et de fait, les jardins regorgent de ces enfants rondelets et gracieux à qui le Roi, le Grand Roi a si souvent souri, même lorsque l'âge eut ployé sa taille fière. Quelle impression de sobre beauté, de noble élégance se dégage des pages royales où les lois éternelles de la politique, de la politique française sont exposées avec un art raffiné. La «Grande Monarchie de France apparaît alors comme un harmonieux édifice, où tout concourt à charmer les yeux, où tout, pour être noble et grand, commence par s'adapter à l'ensemble. Nous voilà loin des misères parlementaires, des grossiers appétits et des ambitions inavouables. De l’air, le grand air de la terrasse de Versailles! Et vive le Roi!

 

Le père Sanson débuta à Notre-Dame par un carême retentissant. De Pampérigouste, on en vit  la fumée! J'avais connu à Stan ce grand oratorien aux traits émaciés, à l'éloquence nourrie et torrentueuse;  il m'avait brutalement conquis, mais non séduit. Son éloquence se moquait vraiment trop de la vraie éloquence. Au reste, la chaire de Notre-Dame n'est pas un théâtre et ce fut le tort du R.P. Sanson de se croire sur le Pont-Neuf. Certains effets, bons à la scène, sont déplacés dans une cathédrale. Néanmoins, ou plutôt c'est pourquoi, le père Sanson eut un succès sans précédent. Beau feu de paille vite consumé. Nous retrouverons le Père Sanson aux prises avec le Saint Office et la Curie de Paris l’année suivante.

 

En amitié, la lettre «L» m'a toujours porté bonheur et, une fois de plus, en Elémentaires, elle devait présider à une nouvelle affection. Hélion de Luçay et moi avons été très vite d'excellents amis. S'il est vrai que les extrêmes se touchent, nous étions faits pour sympathiser. C'est peut-être même du contraste de nos caractères qu’est née une amitié très fidèle. Petit-fils de la marquise de Sévigné, Hélion de Lucay n'a rien qui rappelle au physique ou moral la charmante dame, sinon une belle humeur toujours en éveil. Ce qui eut dû nous rapprocher–nos études mathématiques communes- nous a séparés, puisqu'il prépare (1928) l’X à Janson de Sailly. Nous nous voyons rarement, car nos routes sont parallèles, mais cela n'empêche point d’évoquer de très agréables souvenirs.

 

Je ne puis laisser dans l'ombre la troupe de comédiens amateurs dont j'ai fait partie cet hiver là. Je fus introduit dans ce cercle charmant par Jean Sainte-Fare Garnot, à qui je dois des moments délicieux. À la vérité je servis de bouche-trou dans une scène de Molière. Je représentai Vadius. Je passe sur mon rôle, je «déblaie» pour présenter les actrices et les acteurs. Mesdemoiselles Desvallières, filles du peintre bien connu, deux jeunes filles, j'allais écrire charmante… Que dire d'elles qui ne soit banal, car ce qui fait leur séduction c'est précisément qu'elles ont un cachet très particulier. L’une brune, l'autre blonde. L'une aux traits réguliers, aux yeux sombres, l'autre aux traits hardis, aux yeux clairs et limpides. Enfin deux comédiennes consommées. Mademoiselle Porcher, Mademoiselle Tixier dont je n'ose esquisser les portraits, de crainte de faire quelques sottises. Dans le groupe acteurs, Jean Sainte-Fare Garnot, dont la modestie s’offenserait d'un compliment dicté par l'amitié, Gerard Ambroselli, un excellent ami qui possède en outre un pinceau très délicat et une âme d'artiste non moins délicate. Michel Jomier, l'auteur très sympathique de comédies savoureuses. Jean le Guerney, le musicien de la troupe et le comique toujours en belle humeur et en verve, le grand Bonnefous, «Doudou», etc… Je n'en finirais pas… Les comédies eurent grand succès. Le plaisir des acteurs fut certes encore plus considérable que celui du bienveillant public.

 

Les vacances de Pâques nous ramenèrent à Saint-Pierre. Mêmes promenades, mêmes jeux, mêmes soirées sur la grève ou chez nous ou chez les Pilliard, à faire d’interminables parties de mah-jong. La chasse aux jonquilles avant le départ, le pique nique rituel, des portraits, une longue visite à la Bénédictine de Fécamp. Je m'arrachai à ces choses si rares pour aller finir mes vacances à Mours, dans une maison de retraites, où, (avec de nombreux camarades, philosophes et mathématiciens) je devais jeter définitivement les bases chrétiennes de ma vie. Cette retraite a été pour moi une source désormais intarissable de grâces et je ne cesse d'en récolter les fruits. Elle nous fut prêchée par un missionnaire diocésain, l’abbé Guerin, dont la jeunesse et l'ardeur apostolique eurent des effets magnifiques. J’eus avec lui de fréquents entretiens dont le souvenir est ineffaçable. À ces lignes, il faudra peut-être quelque jour en ajouter d'autres pour expliquer l'inexplicable.

 

Aussitôt rentré à Paris, je repris le cours de mes études dont les loisirs me permirent enfin de classer les photographies et de les coller sur l'album si longtemps désiré. Les pages de cet album n'ont pas cessé de s'accroître et j'aime à les feuilleter de temps à autre.

 

Deux événements ont marqué ce troisième trimestre: la fête de Jeanne d'Arc et la mort du Général Mangin. Le ministre de l'intérieur, une clique sortie des services pénitenciers, le Juif Abraham Schrameck, prétendit–pour éviter les contre-manifestations–interdire le cortège de la Sainte de la patrie. Comme bien on pense, les groupements patriotes, l’Action Française en tête, décidèrent que le cortège aurait lieu, malgré Schrameck et ses valets. Le déploiement des troupes et de la police fut considérable. À Saint-Augustin, les groupes s'organisèrent

aussitôt. Comme chef d'équipe, je fus chargé d'aider et à la fin de diriger cette préparation. De dix heures à midi, je groupai–avec mes coéquipiers–par délégation de vingt personnes les nombreux français qui venaient apporter des fleurs à l'héroïne de Rouen. L'enthousiasme était indescriptible et les troupes semblaient peu fières de leur piètre rôle. Finalement quand, en dépit des ordres, le cortège–quoique morcelé– eut bel et bien défilé aux applaudissements de Paris patriote, une délégation resta en queue. Je la pilotais. Le préfet de police, alors Maurain, fit des difficultés pour nous laisser passer. Je lui objectai que nous étions les derniers, attendant depuis deux heures et que nous n'avions pas d'intentions belliqueuses (mon groupe comprenait deux ou trois messieurs et une vingtaine de dames). Il me répondit du bout des lèvres que cette question l'intéressait peu et qu'il attendait le dégagement des abords de la Madeleine. Sur ces entrefaites, arriva en auto le papa Guichard, les sourcils froncés, la moustache en bataille, un énorme macaron à la boutonnière. Il dit quelques mots à Maurin et tous deux s’avancèrent vers notre groupe, isolé au milieu de la place Saint-Augustin. Je m'adressai à Guichard. Il me répondit évasivement en regardant avec insistance, par-dessus le front des troupes, ce que devenait le boulevard de la Madeleine. Maurin, qui piétinait rageusement, me dit alors : «Ah! Vous l'avez eu votre cortège! Allez passez, dépêchez-vous!» Je saluai le trop aimable fonctionnaire que je laissai tout maugréant. Les barrages s'ouvrirent, les officiers de police moins importants étant plus aimables. Nous atteignîmes la Madeleine sans avoir été scindés ou ennuyés. La partie fut plus dure près des Pyramides où eurent lieu des bagarres. L'année suivante allait voir une tragédie plus lamentable encore. Un fait sans précédent venait de se produire: les français recevaient des coups de matraque en allant honorer en cortège la Sainte de la Patrie. Cela donne la mesure des politiciens de la République.

 

Le 12 mai, les journaux annonçaient la mort subite(?) de Mangin, le héros de Villers-Cotterêts. Ce fut une consternation générale. L'illustre soldat, à la suite d'un déjeuner avec ses compagnons d'armes coloniaux, avait succombé à une crise d’urémie. Un café suspect lui avait été servi. Sur le moment, on ne songea guère à l'assassinat, malgré l'étrangeté des circonstances de cette mort soudaine. Le vendredi 15, eurent lieu les obsèques aux Invalides. Au dernier moment, la Générale Mangin–par l'intermédiaire du Maréchal Pétain–avait prié les membres du gouvernement de s’abstenir de paraître. Le crime était apparu. Ainsi, l'un des vainqueurs de la guerre, pleuré de tous les français, suivi du corps diplomatique, le Nonce à sa tête, s'en allait vers le repos éternel sans que les représentants officiels de la France fussent là! Voilà le divorce entre la vraie France et l’inique régime, voilà le soufflet sur la face des misérables petits combineurs et des traîtres patentés.

 

Quinze jours plus tard, le secrétaire de l’A.F., Ernest Berger, était assassiné par une fille de police. L'enterrement fut superbe et digne du grand cœur dont une main–hélas française–avait criminellement arrêté le généreux élan. Par une de ces délicatesses comme seuls en savent avoir les Princes, Monseigneur le Duc d’Orléans voulut être parrain de l’enfant qui ne connut pas son papa assassiné, martyr de la cause royale. Ces tristes événements passés, le cours monotone de la vie reprit. Sans crier gare, le bachot arrivait. Comme la première fois, il fut passé sans encombre sinon sans émotion: lorsque je pénétrai dans l'amphi Descartes, le président du jury avait achevé la lecture des candidats admissibles. Je me précipitai et pataugeai dans les livres scolaires. J'aperçus enfin le mien. J'étais sauvé! Je suis donc bachelier es lettres. J’étais libre, avec mes «baies de laurier!» 

 

Comment employer ces trois mois de vacances ? Le problème fut assez rapidement résolu. Quelques jours à Paris avant de partir au Mans me firent visiter l'exposition des Arts Décoratifs. Je ne suis pas retardataire, mais j'aime ce qui est harmonieux. L'Art moderne m’est donc anti–en général tout à fait étranger–je me hâte de dire qu’il y a des exceptions et que j’admire certaines innovations. Case mitanda!

 

Aux prix à Stan, je recueillis quelques lauriers dont le premier prix de Philosophie, qui me fit très plaisir. Mais c'était peu de choses. Le lendemain, j'étais en route pour Le Mans. Le plus changé était le gros Vonick, l'illustre Yves (rogne), mon jeune cousin si drôle et si gentil, aux blonds cheveux, aux yeux sombres. Je retrouvai aussi à la Foresterie mes petits amis Jacques Avice, avec qui je fis d’interminables parties. Au retour j’appris que nous retournions à Vulaines. J' invitai Michel à venir nous y rejoindre; mon cher cousin accepta. J'allais le chercher à Paris. Je lui fit visiter l'essentiel de notre capitale, et nous arrivâmes sans encombre à Vulaines sur Seine.

Que dire de nos longues randonnées en forêt, de nos parties de tennis, des siestes devant la maison, des soirées délicieuses, des belles nuits où, penché tous deux à la fenêtre de notre chambre, nous énumérions les constellations? Nous refîmes connaissance avec Fontainebleau et son Palais où je présentai à Michel tous les souvenirs de Napoléon, de François 1er et de Henri II. Michel resta une huitaine et s’en fut… Les Pilliard ne tardèrent pas à arriver. Les promenades en auto recommencèrent. On visita Provins, la vieille cité fortifiée avec ses belles murailles, ses tours, ses créneaux, ses portes ruinées, ses tours de César, ses vieilles églises. Le tennis et la bicyclette nous aidèrent à tirer agréablement le temps. Papa étant passé à la première Division des Chemins de Fer, nous résolûmes de fêter l'événement en nous dirigeant vers la Savoie.

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